Dossier Alternatives Finances et économie solidaire

Coopératives : ce qui prime, ce n’est pas la taille, mais l’animation de la vie coopérative

Michel Lulek

Professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Jean-François Draperi est spécialiste de l’histoire des coopératives et du monde coopératif en général. Parmi ses nombreux ouvrages, citons La République coopérative (Larcier, 2012) et Godin, inventeur de l’économie sociale (Repas, 2010). A ses yeux, la question de la taille des coopératives n’est pas la plus importante, et le maintien du projet coopératif exige bien plus qu’un simple calibrage du nombre de coopérateurs.

Y a-t-il une bonne taille pour une coopérative ?

C’est une question récurrente tout au long de l’histoire des coopératives. Il y a près de deux siècles qu’elle est posée. Elle revient régulièrement et tout le monde semble penser qu’il y a effectivement une "bonne taille". Le problème, c’est que personne ne donne le même chiffre. Ainsi, pour les pionniers de l’économie sociale, Owen ou Fourier, le bon chiffre est autour de 2000 personnes. Fourier est même très catégorique là-dessus. Les communautés de travail de Boimondau, dans les années 1940 et suivantes, estiment que le bon chiffre est celui qui permet une connaissance interpersonnelle entre les membres. De ce point de vue, 2000 personnes, c’est déjà beaucoup trop !
D’un autre côté, on connaît tous des coopératives ou des associations de vingt personnes qui ne fonctionnent pas du tout ou mal, avec un président isolé ou omnipotent, un directeur qui règne sur un conseil d’administration fantôme... C’est même un problème assez répandu dans de nombreuses petites associations. La question ne peut donc pas être posée seulement en termes de nombre de personnes.

La qualité l’emporte sur la quantité

Si ce n’est pas la taille, qu’est-ce qui est important ?

Je ne dis pas que la taille n’est pas importante. Il est plus difficile de faire fonctionner une coopérative avec 20 000 sociétaires qu’avec 20. On entend rarement dire qu’une coopérative à 20 000 membres fonctionne bien ! Mais on entend aussi des petites structures qui disent : "A vingt, c’est déjà compliqué !" Le plus important est moins le nombre que la qualité de l’animation de la vie coopérative. Henri Desroche a défini le "quadrilatère coopératif" comme un jeu d’interactions entre quatre types d’acteurs dans une coopérative qui sont les membres (appelés aussi adhérents ou associés, coopérateurs, sociétaires…), les administrateurs, élus par les membres, les "managers", ou dirigeants salariés, et les salariés non membres.
Les relations entre ces quatre populations peuvent être insuffisantes, voire inexistantes, ou tendues. Ce qui est nécessaire, c’est l’animation coopérative de ce quadrilatère : trouver le bon rapport entre le nombre de personnes et la capacité d’animation déployée au sein de la coopérative. Cette question se pose quelle que soit la taille de la structure. Par exemple, je faisais partie d’une coopérative d’habitat de douze membres. Parmi eux, il y avait un expert-comptable. La tentation était forte de lui confier la comptabilité de la coopérative et de ne plus s’en occuper. Si on l’avait fait, personne ne se serait jamais occupé de cette question. Nous avons pensé qu’il fallait garder cette tâche et ne pas l’abandonner à une seule personne parce que c’était son métier, et nous en avons donc chargé une commission de deux personnes. Mais vous voyez aussi que ce genre de décision suppose de prendre un temps supplémentaire, et qu’à tout moment, la tentation est grande de s’appuyer sur les compétences acquises plutôt que sur l’apprentissage et la démocratie. D’ailleurs, dans certains cas, cela peut être préférable.

Coopérative
La coopérative est un modèle d’entreprise démocratique. N’appartenant à personne, elle se différencie des entreprises dites classiques par sa gouvernance, fondée sur le principe "une personne = une voix", et la double qualité de ses membres qui sont à la fois associés et clients, ou producteurs et salariés. Les excédents de la coopérative sont prioritairement mis en réserve pour en assurer le développement.
Les sept principes coopératifs
L’identité coopérative se fonde sur les sept principes coopératifs édictés par la déclaration de l’Alliance coopérative internationale :
- Adhésion volontaire et ouverte
- Contrôle démocratique des membres
- Participation économique des membres
- Autonomie et indépendance
- Education, formation et information
- Coopération entre les coopératives
- Engagement envers la communauté
Une personne = une voix
C’est la base de toute coopérative. Chacun dispose du même pouvoir, quelle que soit la somme qu’il a investie dans le projet. Si, dans ma coopérative, j’ai apporté 100 € et que mon associé en a apporté 10 000, nous disposerons l’un comme l’autre d’une voix pour prendre les décisions. Dans une entreprise commerciale classique (société anonyme [SA], ou société anonyme à responsabilité limitée [SARL]), je n’aurais eu qu’une voix et mon associé, cent.
Ne pas laisser à d’autres le soin de décider à notre place

De même, pour estimer la valeur de chaque logement de la coopérative (certains avaient des terrasses et pas d’autres, certains étaient exposés au sud, d’autres au nord), il a été question de faire appel à quelqu’un d’extérieur. Certains ont dit : "Attention, si un tiers vient faire ce travail, nous allons perdre notre pouvoir démocratique sur la coopérative." On n’était pas tous d’accord, on a voté et finalement, c’est nous-mêmes qui avons fait l’estimation de chaque logement. Ne pas laisser à d’autres le soin de faire à notre place, de décider à notre place n’a aucun lien avec la taille, mais nécessite l’animation des coopérateurs.

La double qualité
La double qualité est une particularité des membres des coopératives. Les acteurs sociaux bénéficiaires de l’action entreprise sont également les sociétaires de la structure qui la produit. Dans une coopérative de production, les salariés sont les associés de l’entreprise ; dans une mutuelle, les sociétaires sont à la fois assurés et assureurs ; dans une coopérative de consommation, les consommateurs sont associés. Dans le cas d’une Société coopérative de production (SCOP), c’est assumer la fonction patronale (les dirigeants sont élus par l’ensemble des associés et les grandes décisions sont prises en assemblée générale), tout en étant salariés.


La vie démocratique s’exerce-t-elle donc dans les détails ?

Elle implique en effet une appropriation du projet, y compris technique. L’approfondissement de la vie démocratique passe par des apprentissages et la maîtrise des sujets (dans mon exemple : la comptabilité et l’évaluation d’un bien immobilier). Déjà, ceux qui fondèrent en 1844 la Société des équitables pionniers de Rochdale — une des premières coopératives de consommateurs —, disaient qu’il ne fallait pas seulement voter, mais faire vivre la coopérative sur le plan économique. Godin, créateur du familistère de Guise en 1859, estimait qu’on ne pouvait pas gérer une entreprise si on ne savait pas lire, écrire et compter (il disait aussi qu’il ne fallait pas être alcoolique). Du coup, il organisait des cours du soir, créait une école dans le familistère pour les garçons et les filles, etc. L’éducation était le préalable de toute vie coopérative véritable ; ce n’est du reste pas un hasard si elle constitue un des "sept piliers coopératifs". Sinon, on aboutit à ces assemblées générales dans lesquelles les sociétaires arrivent et où tout est fait à l’avance. Susciter la participation, informer, former, échanger au maximum, voici le secret pour que chacun soit réellement associé à la vie démocratique de la coopérative.

Sociétaires et parts sociales
Les mots ont un sens. Là où, dans une société de capital, on parle d’actionnaires et d’actions, dans une coopérative, on parlera de sociétaires (ou d’associés) et de parts sociales.
La circulation de l’information est le préalable de toute vie coopérative véritable

Cela va-t-il néanmoins se traduire différemment selon la taille de la coopérative ?

Bien sûr. Il faut faire une distinction majeure entre les coopératives de salariés et les coopératives d’usagers. Entre une mutuelle comme la Maif qui a des millions de membres, des coopératives d’usagers comme Enercoop (15 000 sociétaires) ou la Nef (36 000 sociétaires) et une SCOP dont, en moyenne, la taille est d’environ vingt personnes, on voit bien qu’on ne peut pas du tout associer les gens de la même manière.
On peut faire le parallèle avec les régimes politiques. Dans un cas, on peut faire de la démocratie directe, dans l’autre, on est obligé de passer par des formes de démocratie représentative. La Révolution française nous a légué l’idée que toute délégation était un abandon de démocratie. Mais pour moi, les expériences de 1848 (la révolution de février) et 1871 (la Commune) ont signé l’échec de la démocratie directe et, à partir de 1875, la France a admis la démocratie représentative.
C’est un peu la même chose du côté des coopératives. Même dans une coopérative de plusieurs centaines de membres, une voix peut se faire entendre, mais cela suppose une animation différente : dans une commune de 1000 ou 2000 habitants, on se connaît, on peut s’adresser aux autres, faire bouger des choses... La vitalité d’une grande coopérative, comme celle d’une ville ou d’une région, suppose l’organisation de collectifs, de groupes de travail spécialisés, de canaux de communication variés, d’assemblées générales "emboîtées" (locales, régionales, nationales, par exemple).

De nombreux statuts coopératifs
Coopératives agricoles, maritimes, de consommateurs, d’artisans, de commerçants, etc. : il existe de nombreux types de coopératives, en droit français (plus d’une quinzaine). Le texte juridique de base qui les réglemente est la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération.

Est-ce à dire que la démocratie représentative est une forme d’échec ?

Non. Il y a des exemples où la mobilisation des sociétaires a eu des effets importants sur les choix politiques de grosses coopératives. Ainsi, dans les années 1990, en Grande-Bretagne, CWS, un groupement de coopératives de consommateurs (8 milliards de livres de chiffre d’affaires et 70 000 salariés) a fait l’objet d’une tentative d’OPA de la part de spéculateurs qui avaient constitué une coopérative fictive pour adhérer à CWS, avec le projet de démutualiser le groupe et mettre la main sur ses réserves. La mobilisation des membres des coopératives a fait échouer cette tentative et sauvé la coopérative (1). Terrena, une des plus grosses coopératives agroalimentaires françaises, qui travaille sur un marché mondial, a dû se positionner pour savoir si elle s’engageait dans la production d’OGM. Certains des dirigeants salariés estimaient qu’il fallait y aller car, "maintenant, disaient-ils, on n’a plus le choix". "Pas si sûr", a répondu le président. Un référendum a été organisé, et une majorité s’est prononcée contre. Ils n’ont pas refusé les études, mais, en l’état actuel des choses, ils ont refusé de planter des OGM. A une échelle plus petite, une caisse locale du Crédit mutuel a décidé de fermer l’une agence de ses trois agences. Un administrateur bénévole, qui dirige une association d’insertion, en a parlé à d’autres et, le jour de l’assemblée générale, une majorité de vote s’est prononcée contre la fermeture. Le directeur salarié a réagi : "Ce n’est pas possible !", mais le président a répondu : "L’AG a voté contre, l’agence reste ouverte."

Le pouvoir ultime de la coopérative, c’est le coopérateur


Quelles leçons peut-on tirer de ces quelques exemples ?

Ce qui peut sauver une coopérative, ce qui lui permet de ne pas perdre son âme, c’est la participation active de ses membres. Le pouvoir ultime de la coopérative, c’est le coopérateur, alors que, dans le modèle capitaliste, le pouvoir ultime, c’est le capital. Il faut que les sociétaires soient toujours présents, qu’ils soient ensemble. Dès qu’ils ne sont plus là, le risque apparaît d’une banalisation de la coopérative, c’est-à-dire d’un fonctionnement calqué sur celui des sociétés de capitaux ; simplement parce que le contexte économique est dominé par celles-ci et qu’elles déterminent largement les règles du jeu économique.
La richesse d’une coopérative est sa capacité à mobiliser ses membres. Le jour où, en 1934, des instituteurs décident de créer une mutuelle pour assurer leurs voitures (la Maif), en réaction aux assureurs classiques qui représentaient politiquement tout ce contre quoi ils luttaient, la force qu’ils ont mobilisée était considérable : ils étaient vraiment capables de tout ! C’est là toute la force d’une coopérative. A partir du moment où elle peut mobiliser ses membres, je suis convaincu qu’elle est insubmersible !

Michel Lulek

SCOP
Une société coopérative de production est une société coopérative de forme SA, SARL ou société par actions simplifiée (SAS) dont les salariés sont les associés majoritaires. Ils détiennent au moins 51 % du capital social et 65 % des droits de vote. Si tous les salariés ne sont pas associés, tous ont vocation à le devenir.

SCIC

Dans une société coopérative d’intérêt collectif, les mécanismes coopératifs et participatifs sont identiques à ceux d’une SCOP. Toutefois, les membres associés au capital sont par définition de toutes natures : salariés mais aussi individus ou ensembles qui souhaitent s’impliquer dans le projet : clients, bénévoles, collectivités territoriales, partenaires privés, etc.

CAE

Officialisées par la loi de 2014 relative à l’économie sociale et solidaire, les coopératives d’activités et d’emploi sont des regroupements économiques solidaires de plusieurs entrepreneurs. Le porteur de projet qui rejoint une CAE bénéficie d’un cadre juridique existant, d’un statut d’entrepreneur salarié en contrat à durée indéterminée et d’une protection sociale.

(1) Graham J. Melmoth : « Les stratégies de CWS face à la tentative de rachat des coopératives de consommateurs », RECMA, revue internationale d’économie sociale, no 271, 1999

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