Dossier France Général Nucléaire

Le pire est malheureusement possible

Michel Bernard

Dans les ministères français, on étudie les scénarios d’accidents nucléaires, et plus personne aujourd’hui ne doute qu’une catastrophe soit envisageable. Voici quelques scénarios possibles.

Peu après l’accident de Tchernobyl, Yves Lenoir, scientifique, et Hélène Crié, journaliste à Libération, publient le livre Tchernobyl-sur-Seine, où ils expliquent ce que serait un accident majeur à la centrale de Nogent-sur-Seine, à 70 km au sud de Paris (1). Le scénario envisage une rupture importante de tubes au niveau des générateurs de vapeur. Ceux-ci, situés de part et d’autre du réacteur, reçoivent de l’eau chaude en provenance du cœur, et produisent la vapeur qui fait tourner les alternateurs.

Tchernobyl-sur-Seine

Pour que l’échange de chaleur soit efficace, les parois sont fines et leur surface, très étendue. L’eau arrive du réacteur à une pression importante (2). Les fuites sont récurrentes et, en temps normal, les tuyaux défectueux sont obturés. Lorsqu’il y a trop de tuyaux condamnés, on procède au changement des générateurs. Les auteurs du livre envisagent ainsi que plus de cent tuyaux (sur des milliers) rompent simultanément, sans en préciser la cause (usure, sabotage, séisme…). Cela entraîne une brutale chute de pression dans le cœur et le circuit, ce qui provoque vibrations et à-coups. D’autres ruptures dans le circuit primaire s’en suivent. L’eau radioactive qui y circule s’écoule à l’extérieur, le cœur n’est plus refroidi, et c’est l’emballement fatal… Nous avons demandé à Yves Lenoir si, près de trente après, ce scénario est toujours valable. Sa réponse est affirmative : EDF et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ont fait de multiples simulations depuis, sans trouver de solution satisfaisante.

Grandes marées

Plusieurs centrales nucléaires françaises sont construites sur le littoral, à des altitudes très faibles, pour bénéficier d’un refroidissement par l’eau de mer. C’est notamment le cas de la centrale du Blayais, dans l’estuaire de la Garonne, en aval de Bordeaux. En décembre 1999, une tempête coïncidant avec les grandes marées a provoqué une forte montée des eaux et inondé le site (3). Les réacteurs ont pu être arrêtés à temps. Nous sommes passés très près d’un accident majeur. Depuis, les digues ont été rehaussées… mais, avec le réchauffement climatique, même si le niveau de la mer monte lentement, les tempêtes sont de plus en plus violentes (4). On peut donc envisager de nouvelles arrivées d’eau de mer au cœur des réacteurs, ce qui aboutirait à un scénario très proche de celui de Fukushima. Nul besoin d’un tsunami…

Chute d’un avion

Le 24 mars 2015, Andreas Lubitz, copilote de la compagnie Germanwings assurant la liaison Barcelone – Düsseldorf, décide de se suicider en provoquant la chute de son avion. Il s’écrase dans les Alpes, huit minutes après avoir survolé le centre de recherche nucléaire militaire de Cadarache (Bouches-du-Rhône). S’il était tombé sur ce centre, qui contient de nombreux réacteurs et des stocks de matières fissiles, la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur serait aujourd’hui une zone interdite.
Alors que le trafic aérien est en forte hausse (5), la chute d’un avion sur un réacteur, accidentelle ou non, peut provoquer d’énormes dégâts : aucun bâtiment ne résiste au choc que cause un avion de ligne gros porteur (6). Mais il y a pire qu’un réacteur : un stock de matières fissiles. A Superphénix, bien que le réacteur soit en démantèlement depuis 1997, un important stock de plutonium (7) se trouve dans un bâtiment beaucoup moins solide que le bâtiment réacteur. De même, à l’usine Areva de La Hague, les piscines de déchets extrêmement dangereux sont très vulnérables (8). Fin 2001, après les attentats contre les tours jumelles de New York, des batteries anti-aériennes ont été déployées autour du site de La Hague, mais voilà longtemps qu’elles n’y sont plus (9). Selon une étude publiée par World Information Service on Energy (WISE) en 2001, la chute d’un avion pourrait y provoquer un nuage radioactif jusqu’à 50 fois plus grand que celui de Tchernobyl (10).
Quand le pilote de ligne a provoqué l’écrasement de son avion sur les Alpes, des chasseurs de l’armée française ont décollé pour l’intercepter mais n’ont pas pu arrêter sa chute.

Drones et drames

Depuis deux ans, l’usage des drones s’est intensifié. Après une série de survols de centrales nucléaires, Greenpeace a commandé une étude de scénarios catastrophe applicables en investissant quelques dizaines de milliers d’euros dans des drones. L’étude a été transmise aux autorités le 24 novembre 2014 (11). Citons-en un extrait qui a déjà été rendu public : un premier drone tire, sur les pylônes qui évacuent l’électricité, un câble métallique qui provoque un court-circuit. Les réacteurs de la centrale ne peuvent plus évacuer leur chaleur ; pour les refroidir, on met en route des générateurs de secours. C’est alors qu’un deuxième drone, pourvu d’explosifs, vient s’écraser sur ces derniers. C’est l’accident assuré. En cas de terrorisme sur le territoire français, ce scénario est malheureusement extrêmement bon marché !

Pertes financières du secteur nucléaire

Il existe des scénarios moins malveillants. Depuis plusieurs années, Areva connaît des pertes financières abyssales (12) et EDF se trouve aussi en difficulté (13). Ceci entraîne la recherche permanente d’économies à tous les niveaux de fonctionnement. Le recours à une sous-traitance de moins en moins compétente multiplie les risques d’erreurs dans la maintenance. Pour le moment, cela n’a entraîné que des pannes mineures, mais ce ne sera pas forcément toujours le cas.
Pour des raisons économiques, EDF s’entête à prolonger la durée de vie des réacteurs actuels. Alors que celle-ci était, dans les années 1970, de 25 à 30 ans, EDF monte aujourd’hui des scénarios pour les maintenir en usage entre 40 et 60 ans. Cela revient à oublier que de nombreuses pièces non remplaçables sont déjà bien usées (14), et que des dégradations se développent jour après jour. L’arrêt en catastrophe de plusieurs réacteurs, en Belgique et en Suisse, après la découverte de multiples fissures dans les cuves contenant la matière radioactive, laisse entrevoir le risque que l’on prend.
Pour la résistance des matériaux, des contrôles nécessitent des prélèvements à des endroits conçus dans ce but : on prélève régulièrement des parties mobiles afin de vérifier la solidité des installations. Le nombre de ces éléments mobiles a été calculé sur la base de 30 ans de contrôles, un délai au-delà duquel les prélèvements ne peuvent plus avoir lieu… alors même que les centrales sont vieillissantes et nécessitent une plus grande attention (15).

Manque de compétences

Dans un communiqué d’avril 2015, le syndicat SUD-Energies dénonçait la multiplication des cas d’épuisements parmi le personnel des centrales nucléaires (16). Les ingénieurs ne sont plus assez nombreux, ce qui les oblige à multiplier les heures supplémentaires. Leur moyenne d’âge augmente sans cesse, car les jeunes ne veulent plus travailler dans un secteur clairement perçu comme une impasse. Le milieu de l’industrie nucléaire reconnaît que l’échec de la construction des réacteurs pressurisés (EPR) provient précisément des failles de la transmission des savoirs d’une génération à l’autre (17). Alors que le manque de personnel devrait conduire logiquement à l’arrêt progressif des réacteurs, pour le moment, il n’en est rien.

Sécheresse

Avec le réchauffement climatique, des épisodes de canicule et de sécheresse peuvent entraîner une baisse importante du débit des cours d’eau qui servent au refroidissement des réacteurs. En 2003, EDF a obtenu l’autorisation de dépasser les limites de température afin de maintenir en marche plusieurs réacteurs (Tricastin , sur le Rhône, Golfech, sur la Garonne…). Le 15 avril 2015, François Hollande, lors d’une visite officielle en Suisse, a passé un accord : en cas de nouvelle sécheresse, il sera possible d’abaisser le niveau du lac Léman pour alimenter le Rhône (18). En été, une partie de l’eau du Rhône provient de la fonte de glaciers, qui diminuent d’année en année, à tel point que l’on prévoir une baisse de son débit estival. Les épisodes de canicule entrainent un recours accru à la climatisation électrique, ce qui peut nécessiter d’activer des réacteurs même si l’eau de refroidissement est trop chaude. Là encore, cela peut conduire à un scénario d’accident.

Piratage informatique

Les réacteurs actuels ont été conçus dans les années 1970, époque où l’informatique était encore très limitée. Plusieurs rapports officiels rapportent que les salles de commande sont en retard sur le plan numérique, en raison de la difficulté de renouvellement du matériel. Ceci facilite un possible piratage informatique. Différents rapports (19) ont mis en avant les motifs possibles de tels piratages : action des antinucléaires, chantage de la part du grand banditisme, terrorisme, pression entre Etats (20). Il ne faut pas non plus écarter la possibilité d’un ingénieur dépressif qui se suiciderait en sabotant les ordinateurs d’une centrale…

Et les conflits internationaux…

Un missile lancé sur une centrale ou un lieu de stockage peut provoquer un accident. Pendant la guerre froide, les spécialistes rappelaient qu’un missile russe parti d’Allemagne de l’Est ne mettrait que huit minutes pour tomber sur Paris. On peut penser qu’aujourd’hui, un missile provenant de Syrie ne mettrait guère plus longtemps.

Nous arrêterons là une liste qui est loin de faire le tour de la question. Les normes de sûreté des centrales ont été fixées selon l’imagination des ingénieurs… et les exemples de Tchernobyl et Fukushima montrent, à l’évidence, que cette imagination n’a pas été assez fertile !

Michel Bernard.

(1) Tchernobyl-sur-Seine, Hélène Crié et Yves Lenoir, éd. Calmann-Lévy, 1987
(2) Parois de 1 mm d’épaisseur sur 22 500 m2 pour un réacteur de 900 MW, les moins puissants, avec une eau à 150 bars de pression.
(3) Cela s’est passé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1999. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Inondation_de_la_centrale_nucléaire_du_Blayais_en_1999
(4) Des recherches sont en cours pour voir le lien entre la hausse du niveau de la mer et l’augmentation de la puissance des vagues de tempêtes. Une chose est sûre : la hauteur des vagues augmente plus vite que la hausse moyenne.
(5) Le nombre de kilomètres par passager augmente de 6 % par an dans le monde.
(6) Un document classé « Confidentiel défense » a été rendu public par le réseau Sortir du nucléaire sur cette vulnérabilité : voir www.sortirdunucleaire.org/article29196
(7) Selon Christine Bergé (Le Monde diplomatique, avril 2011) 14 tonnes de plutonium se trouvent encore sur le site et y resteront au moins jusqu’en 2027. Rappelons qu’il suffit de respirer un microgramme de plutonium pour déclencher un cancer du poumon.
(8) Greenpeace estime qu’il y aurait 1040 tonnes de déchets extrêmement radioactifs.
(9) Ou, si elles y sont encore, elles ont été incapables d’empêcher le survol du site par des drônes ces deux dernières années.
(10) www.wise-paris.org/francais/nosbriefings_pdf/010926BriefNRA-fr.pdf
(11) http://energie-climat.greenpeace.fr/drones-et-securite-des-installations-nucleaires-francaises
(12) 4,8 milliards en 2014, et presque autant les trois années précédentes.

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