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Invendus de supermarché ne comptent pas pour des prunes

Lucile Leclair

Des confitures avec les invendus de supermarché. Il fallait y penser. Colette Rapp rattrape in extremis les fruits et légumes prêts à vaciller dans le puits du gaspillage alimentaire. En France, sur 10 tomates produites, seules 6 sont mangées, les autres jetées. Reportage à Romainville (Seine-Saint-Denis).

Colette passe tout son temps en cuisine. À tel point que sa grand-mère se demande "si elle a bien fait de lui apprendre à faire des confitures". Après 7 ans d’études - du droit et une école de commerce - cette grande perche de 28 ans s’active matin et après-midi derrière ses chaudrons fumants. Les fruits, elle va les chercher elle-même. Pour cela, pas besoin de se hisser sur la pointe des pieds ou de grimper à l’échelle. Colette a développé une technique de cueillette un peu particulière.
"Rien ne se perd, tout se transforme". Colette le dit, Lavoisier avait raison. C’est du moins ce qu’elle explique aux supermarchés prêts à balancer leurs cagettes de fruits invendus. "Un tiers de la nourriture mondiale est jetée, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). À Paris, les camions arrivent en flux tendus depuis Rungis. Ils abreuvent les grandes surfaces de produits frais et des tonnes de fruits comestibles finissent à la poubelle". 
Pommes, bananes, fraises, courges, abricots... Colette les recueille dans une cuisine à Romainville à côté du métro Porte des Lilas, un orphelinat pour fruits abandonnés. "Je leur donne une seconde chance". 

Glaneuse urbaine

Ses premiers pas de glaneuse urbaine, la jeune femme les a faits voici deux ans avec Disco Soupe. "L’association distribue des soupes gratuitement dans la rue sur fond de sono. Vient qui veut, étudiant, SDF ou bobo". L’ambiance lui plaît, Colette danse sur les basses du DJ et rejoint vite les organisateurs qui récupèrent les invendus de supermarché. Un monde s’ouvre à elle, celui du gaspillage alimentaire et de l’agro-industrie.
À l’époque, Colette travaille dans un organisme d’aide au retour à l’emploi en région parisienne. "J’allais au Mac Do et je mangeais des tomates en hiver". Avec Disco Soupe, elle comprend que "l’écologie et le social sont indissociables, que le système actuel et sa dérive productiviste casse autant l’humain que l’environnement". Son contrat terminé, elle décide de lancer une entreprise. Avec une ambition, saisir l’opportunité du gâchis de nourriture pour embaucher des gens en difficulté.
Derrière ses petites lunettes rondes, Colette nous parle de son activité avec les yeux qui pétillent. Elle sort un carton rempli de ses dernières inventions. Et des bâtonnets pour goûter. "Butternut- citron vert", "pêche-kiwi-banane"... Sa recette préférée ? "Tomate-raisin-gingembre", sans hésiter ! La semaine dernière, elle a concocté 300 pots avec deux salariés en insertion. « Ces deux personnes ont été embauchées par Baluchon, une cuisine solidaire qui joue le rôle de couveuse dans ma création d’activité : ils m’hébergent dans leurs locaux et me proposent de travailler avec leurs salariés. » Pour lancer cette phase-test en janvier 2014, Colette a décroché un financement de France Active et un autre du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis. "Je prévois de créer une entreprise sociale et solidaire en août 2016, si l’étude de faisabilité s’avère concluante."
Tandis que les papilles en redemandent, l’esprit doute un instant : "Et le risque sanitaire des fruits récupérés ?" Colette sourit : "il n’y en a aucun". La brunette se veut rassurante, "Je trie ce qu’on me donne, j’en retire 15% en général. Je ne prends que des fruits mûrs ; ils sont chauffés jusqu’à ébullition, ce qui élimine les bactéries. Je les mets en pot selon le processus de fabrication classique". L’an dernier, Colette a suivi un CAP en cuisine avec les cours du soir de la mairie de Paris.

"Je ne peux pas m’engager sur une gamme de confiture

Le seul pépin, dans le métier qu’elle s’est créé : "Je ne sais jamais par avance ce que le supermarché va me donner". Colette intercepte les invendus et n’a aucune visibilité sur ce qu’elle va ramener dans son filet de pêche. "Je fais le pari que le client accepte de changer ses habitudes". 
Pour l’instant, elle écoule sa production dans des marchés ou lors d’événements. Le but à terme : "vendre en supermarché des pots de confiture préparée avec le stock d’aliments que le supermarché n’a pas écoulé". La boucle est bouclée. La nouvelle loi en vigueur devrait être un bon terreau pour enraciner cette initiative. Le 21 mai 2015, les députés ont adopté un amendement qui oblige les supermarchés de plus de 400 mètres carrés à céder gratuitement leurs invendus à une structure solidaire.
Un choix qui peut être interrogé : les chaînes de supermarché peuvent-elles devenir partenaires des structures d’économie sociale et solidaire ? Ou faut-il créer ailleurs les leviers pour changer la société ? Colette a choisi de travailler avec les supermarchés en amont - récupérer les invendus - et en aval - leur revendre les confitures -, pour " toucher un large public ". La jeune femme ne se méprend pas pour autant sur les effets dévastateurs de ces géants de l’agro-industrie, malbouffe, écrasement des paysans, marges démesurées, Les coulisses de la grande distribution avaient déjà été observées de près par Christian Jacquiau.
La sauveuse de fruits oubliés a déposé sa marque de confiture, "Re-belle". Comme "rebelle au gaspillage, rebelle au délit de faciès qui exclut les carottes à deux pattes, rebelle aux incinérateurs de déchets toujours plus grands..." Colette est intarissable. Récemment, elle est allée à Londres rencontrer "une fille qui fabrique des chutneys à partir d’invendus". Lors de la Cop 21, elle a vendu ses pots de confiture. Avec un discours bien rôdé : "Le traitement des aliments jetés consomme du carbone - transport, incinération... La FAO estime que la nourriture non mangée produit 3,3 milliards de tonnes de CO2 dans le monde, ce qui équivaut environ à la moitié des émissions de gaz à effet de serre des États-Unis. Si nous produisons moins de déchets, nous pouvons diminuer notre empreinte écologique".

Lucile Leclair

Coordonnées : colette@confiturerebelle.fr

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