Article Politique Réflexions générales

Nous pouvons bloquer le TAFTA !

Sylvain Bermond

Le TAFTA1 est un projet d’accord commercial de grande ampleur négocié discrètement entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Cet accord vise à faciliter le commerce en supprimant les « obstacles réglementaires superflus »2, c’est à dire les normes de protection de la santé, de l’environnement, des citoyens et des consommateurs. Il prévoit également de mettre en place des tribunaux arbitraux qui permettront aux entreprises transnationales d’obtenir réparation chaque fois qu’elles s’estimeront lésées par une décision des pouvoirs publics.

Les multinationales se frottent les mains, mais tout le monde ne partage pas leur enthousiasme. En effet depuis le début des négociations en juillet 2013, le TAFTA nourrit une opposition d’autant plus importante que les risques associés au traité touchent de nombreux domaines : OGMs, gaz de schistes, perturbateurs endocriniens, bœuf aux hormones, etc. Quant aux bénéfices économiques attendus, ils peinent à convaincre : 0,05 % de croissance supplémentaire par an selon l’étude commandée par la Commission Européenne elle-même1.

Bien que le sujet reste largement ignoré par les médias de masse, la pétition européenne contre le traité a rassemblé plus de trois millions de signatures (dont 360.000 en France). En cette fin d’année la mobilisation converge plus que jamais avec les mouvements écologistes, qui multiplient les événements en vue de la COP 212. Car les accords de libre-échange, en s’opposant à toute forme de régulation environnementale, représentent aussi une grave menace pour le climat.

En mars dernier, les chefs d’Etat européens pensaient encore que le TAFTA pourrait être conclu d’ici fin 2015. Or les négociations semblent bloquer sur des « points durs » et de nouveaux écueils apparaissent au fur et à mesure que la contestation citoyenne prend de l’ampleur. L’Union Européenne est contrainte de nuancer ses positions pour apaiser l’opinion publique, mais les négociateurs étasuniens ne semblent pas prêts à faire des compromis.

La finalisation d’un accord est maintenant peu probable avant 2017, mais cette année-là sera aussi celle de tous les bouleversements : nouveau président aux Etats-Unis, référendum sur l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’Union Européenne et élections présidentielles en France... De quoi compliquer fortement la concrétisation de ce projet d’accord.

Alliances improbables et issue incertaine

Peu avant l’été 2015, Barack Obama s’est allié aux parlementaires républicains pour obtenir, contre son propre camp, l’autorisation de négocier les traités commerciaux sans amendement possible de la part du Congrès.

De son côté, l’Union Européenne, après plusieurs « fuites » de documents, a décidé d’aller encore plus loin dans l’opacité. Pour pouvoir consulter les documents de négociation, les eurodéputés et les membres de gouvernements sont désormais obligés de se rendre dans une salle sécurisée à Bruxelles. Dans cette salle ils ne peuvent amener ni conseiller, ni ordinateur, ni téléphone portable.

Le parlement européen, quant à lui, a été consulté début juillet et a validé une déclaration qui soutient la tournure prise jusqu’à présent par les négociations.

Il peut sembler paradoxal que tous les eurodéputés du parti Les Républicains aient voté en faveur de ce texte juste après que François Fillon a déclaré qu’il était « hors de question de ratifier ce traité en l’état »1. En effet certains élus de son parti se disent soucieux des conséquences potentielles de ce traité sur les PME françaises, vulnérables à la concurrence des Etats-Unis. De même pour la souveraineté nationale, menacée par les tribunaux arbitraux ainsi que par l’espionnage massif de la part des services secrets étasuniens.

Seconde surprise : les eurodéputés socialistes français ont tous voté contre, alors que les avis divergent au sein de leur propre parti quant à la position à adopter face au TAFTA. Ainsi, jusqu’à présent François Hollande plaidait pour une accélération du processus tandis que sa majorité défendait la possibilité d’un « bon accord » en assurant de sa volonté de préserver la souveraineté des Etats. Le gouvernement s’était contenté de proposer quelques aménagements pour plus de transparence ainsi que des garde-fous en ce qui concerne les tribunaux arbitraux, sans remettre en question leur principe.

Pour répondre à ces critiques, la Commission Européenne a publié mi-septembre 2015 une ébauche de la proposition qu’elle fera aux Etats-Unis au sujet de ce mécanisme décrié : plusieurs changements significatifs (juges permanents, mécanisme d’appel, précisions juridiques) mais, à nouveau, aucune remise en cause de la nécessité d’une juridiction spéciale pour protéger les intérêts des investisseurs étrangers. Ces quelques concessions suffiront-elles à déjouer les oppositions ?

Les choses pourraient se gâter après que Mathias Fekl, secrétaire d’Etat au commerce extérieur, aura déclaré que la France envisage « l’arrêt pur et simple des négociations » si les conditions de transparence et de réciprocité ne s’améliorent pas. Difficile de dire pour l’instant s’il s’agit d’une simple posture politicienne ou d’un véritable avertissement.

Le petit frère

Tandis que le TAFTA semble s’enliser, un autre accord de libre-échange attire de plus en plus l’attention de la société civile : il s’agit du CETA, accord entre l’Union Européenne et le Canada dont le texte a été finalisé en septembre 2014. Souvent présenté comme le « petit frère » du TAFTA car il poursuit les mêmes objectifs, ce traité inclut le système des tribunaux arbitraux dans sa version la plus dangereuse : des verdicts rendus par des juges privés, payés au nombre d’affaires traitées, qui peuvent être tour à tour juge ou avocat et qui multiplient les conflits d’intérêts.

La Commission Européenne refuse de renégocier ce traité alors qu’elle a elle-même reconnu les graves problèmes posés par les tribunaux privés. L’accord avec le Canada ouvrirait pourtant une brèche pour les entreprises étasuniennes, qui pourraient attaquer les Etats membres de l’U.E. via leurs filiales au Canada1.

Plus simplement, l’existence même de ces tribunaux spéciaux n’est pas acceptable : ils supposent que les juridictions de droit commun ne sont pas suffisantes car elles risqueraient de discriminer les investisseurs étrangers. Etonnamment, aucun exemple de ces discriminations n’est jamais cité... Par ailleurs, si l’on considère que la justice dysfonctionne, ne vaudrait-il pas mieux en améliorer le fonctionnement au bénéfice de tous plutôt que de créer une juridiction « V.I.P. » ?

Enfin, ces tribunaux arbitraux sont censés favoriser l’investissement en rassurant les propriétaires de capitaux sur leurs futurs bénéfices. Mais les études menées sur ce sujet concluent que l’existence de ces juridictions spéciales n’a aucun effet significatif sur l’investissement : il s’agit juste d’un privilège offert aux multinationales. Il s’agit aussi de la clé de voûte d’un système économique ultralibéral, tuant dans l’oeuf toute tentative de régulation.

D’autres noms

Malheureusement, le TAFTA et le CETA ne viennent pas seuls : l’Union Européenne prépare plusieurs autres traités du même acabit avec le Japon, la Chine, l’Afrique de l’Ouest... entre autres. L’U.E. participe aussi aux négociations du TiSA3, qui regroupent une cinquantaine de pays dans une vaste entreprise de dérégulation du domaine des services (finance, santé, transports, etc.).

Au-delà de l’énormité des risques que présentent ces projets, une question se pose avec insistance : comment peut-on en arriver là ? La multiplication des accords commerciaux antidémocratiques soulève des interrogations fondamentales, notamment celle de la capture du pouvoir politique par des intérêts privés.

Pour s’en convaincre il suffit de s’intéresser aux acteurs de la négociation du TAFTA : il s’agit souvent de représentants peu glorieux du phénomène des « portes tournantes », qui consiste à faire carrière en naviguant entre le secteur privé et les institutions publiques.

Lors de sa prise de poste en 2014, la commissaire européenne en charge des négociations s’est naturellement entourée d’un conseiller spécial. Or celui-ci est un avocat d’affaires dont le cabinet travaille avec des tribunaux arbitraux privés... comment pourrait-il conseiller de ne pas inclure ce système dans les traités ?

L’ancien commissaire européen au commerce n’est pas en reste : après avoir occupé son poste pendant quatre ans, il a obtenu l’autorisation de la Commission pour partir travailler dans une multinationale des télécommunications qui avait fait du lobbying auprès de ses équipes dans le cadre des négociations du TAFTA. Lorsque ceux qui cherchent à influencer les responsables politiques sont aussi leurs futurs employeurs, on peut supposer que leurs demandes seront étudiées avec une attention particulière.

Quant au chef des négociateurs étasuniens, c’est un millionnaire ayant fait carrière dans une multinationale de la finance et qui possède de larges sommes d’argent placées à l’abri du fisc dans les îles Caïmans.

On a pu constater de longue date que la pratique des « portes tournantes » est un véritable fléau, qui véhicule des idéologies favorables au monde des affaires, brouille les intérêts en présence et mine la confiance des citoyens en la démocratie.

La société civile a déjà réussi à faire échouer des accords similaires, comme l’AMI en 1998 et ACTA en 2012. Peut-être en sera-t-il de même cette fois-ci. Mais tant que les institutions démocratiques ne seront pas efficacement protégées contre l’influence des puissances de l’argent, les TAFTA et CETA reviendront sous d’autres formes et avec d’autres noms.


Sylvain Brémond
Amis de la Terre Lyon

Pour en savoir plus

http://www.amisdelaterre.org/Tafta.html
https://france.attac.org/auteur/collectif-stop-tafta
https://www.collectifstoptafta.org/
• Les naufragés du libre-échange : de l’OMC au Tafta, Maxime Combes, Thomas Coutrot, Frédéric Lemaire, Dominique Plihon, éd. Les liens qui libèrent, 2015.
TAFTA, l’accord du plus fort, Thomas Porcher, Frederic Farah, éd. Max Millo, 2014.

(06.30.92.92.51)

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