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Sourds en lutte contre la médicalisation de leur existence

Mathilde Blézat

Depuis le 19e siècle, les personnes Sourdes se battent pour que leur culture vive aux comptoirs des cafés, sur les bancs des universités, les planches des théâtres. Refusant d’être « réparées » par le son et les appareils, elles défendent la langue des signes et mettent à mal la vision médicale qui cherche à les « guérir ». Enquête à Toulouse, dont la communauté Sourde est l’une des plus vivaces de France.

"Née Sourde, je n’ai découvert la langue des signes qu’à 50 ans, en 2000-2001, parce qu’une formation de langue des signes française (LSF) m’a été proposée à mon travail. Ça a été une immense découverte. Quand on est oraliste (1) – ce que j’avais été toute ma vie – on est toujours inhibée, timide, on essaie de se faire comprendre par la voix, mais ça marche pas bien. Avec la langue des signes, quelque chose s’est ouvert en moi, je peux exprimer beaucoup plus d’émotions et de pensées", raconte Jeanine Vergès, militante d’OSS 2007 (2).

Fraternité Sourde

En 1755, l’abbé de l’Épée ouvre à Paris la première école pour Sourds du monde et y enseigne une méthode gestuelle qu’il a élaborée en observant des Sourds communiquer. Devenus professeurs, certains de ses élèves créent des écoles à travers toute l’Europe. Dans les années 1830, Ferdinand Berthier, éminent professeur et écrivain, lance la Fraternité des Sourds-Muets, cercle parisien qui publie des essais et prononce des discours savants en langue des signes, démontrant ainsi que celle-ci permet l’accès à l’instruction et à la pensée. Il œuvre au développement d’une conscience Sourde internationale.

"Progrès médical" et idéal républicain

À partir des années 1860, portés par les promesses du progrès naissant qui fait miroiter aux hommes la maîtrise de la nature, médecins et pédagogues oralistes montent au créneau et gagnent du pouvoir, pour finalement triompher au crépuscule du 19e siècle.
Dans la foulée, le gouvernement français et son président du Conseil, Jules Ferry, rendent obligatoire l’usage du français oral dans les écoles de Sourds, y compris dans les échanges informels entre élèves. C’est d’ailleurs à cette même époque que Jules Ferry exalte la colonisation et met au ban les langues régionales.
Les velléités culturelles et égalitaires des Sourds achoppent sur la morsure combinée du progrès médical et de l’idéal républicain français. Si la langue des signes perd son rôle dans l’instruction, l’interdiction ne parvient néanmoins pas à l’éradiquer : elle devient une langue de résistance. La Fraternité chère à Berthier demeure le lieu par excellence de son expression, les journaux, associations et clubs sportifs de Sourds fleurissent.
L’histoire des Sourds au 19e siècle est ainsi celle de la mise en place de deux paradigmes qui s’affrontent jusqu’à aujourd’hui. Le modèle dominant, celui des médecins, des politiques – et plus tard, des industriels – approche la surdité en termes de déficit, de handicap. L’autre, celui des dominés, celui des Sourds en lutte, l’envisage sous l’angle de la culture minoritaire, de l’altérité, de la différence.

Singes savants et signes dissimulés

Le système oraliste règne en maître absolu jusqu’aux années 1980. "L’éducation oraliste, c’est une éducation de singe savant, ce n’est que de la répétition, du mimétisme. Ça mène très souvent à un total échec scolaire et des vies brisées", explique Patrick, militant Sourd. Puis la mode change. Dans les années 1980, l’oralisme rigide en vase clos n’est plus de bon ton. On prône l’"intégration en milieu ordinaire", qui consiste à parachuter les enfants Sourds un à un dans des classes de "normo-entendants" sans l’ombre d’un compagnon Sourd. Dispersés, les enfants Sourds ne peuvent plus faire vivre la LSF. Or, une langue privée des interactions entre ses locuteurs est une langue condamnée.
La scolarité en intégration leur est du reste très fastidieuse. Il leur faut s’adapter à un système conçu pour les entendants, les yeux rivés aux lèvres du professeur pour intercepter du sens, tout en prenant des notes. Le soir, il faut fournir un travail personnel démultiplié, reprendre les cours avec un auxiliaire de vie scolaire et faire de la rééducation orthophonique.

Un cursus né dans la clandestinité

Un groupe d’irréductibles parents ouvrent, dans les années 1980, à Toulouse, un cursus scolaire pirate en langue des signes. Toute une ribambelle d’enfants Sourds et leurs familles emménagent dans la ville. Des jeunes viennent y étudier, travailler, rejoindre ou créer des associations, des clubs sportifs, des compagnies de théâtre.
À mesure que les enfants grandissent et que le cursus se fait connaître, de nouvelles classes s’ouvrent : primaire, collège puis lycée, toujours dans des établissements ordinaires de l’agglomération toulousaine. Toutes les matières y sont enseignées en LSF. Le français écrit y est appris comme une langue étrangère. En 1991, le droit pour les enfants Sourds de suivre une éducation en langue des signes est par ailleurs inscrit dans la loi, même si les moyens financiers permettant de le rendre effectif ne suivront jamais.
"Dans une classe d’entendants, un enfant Sourd souffre. J’en ai connu un qui était prostré à force de ne pouvoir communiquer avec les autres. Quand je suis arrivée ici il y a 14 ans, j’ai été frappée par l’épanouissement de ces enfants", explique Agnès Campredon, directrice de l’école maternelle publique de Ramonville, où les classes en LSF côtoient celles des entendants.
En 2005, avec la loi sur la formation des personnes "handicapées" la LSF a été officiellement reconnue comme une langue à part entière, avec sa propre épreuve au baccalauréat.

Sourds de laboratoire

La lutte émancipatrice des Sourds s’est également concentrée sur la question des technologies médicales. À partir du milieu du 20e siècle, une nouvelle technologie se développe : l’implant cochléaire (voir encadré). Vivement contesté par ceux-là mêmes qu’il entend sauver, le professeur Chouard, un de ses concepteurs, soutient que les Sourds sont des malades dans l’incapacité de se développer intellectuellement tant qu’ils restent "enfermés dans le silence" et dans un "ghetto constitué de tous les sourds qui ne peuvent communiquer que par des signes ésotériques".
Jusqu’au début des années 1990, les électrodes rompent souvent, le signal est de très mauvaise qualité, les émetteurs, portés en bandoulière, pèsent autant qu’un bidon d’huile de deux litres. Opérations à répétition, paralysies faciales, infections, dépressions graves… les expérimentations sont cruelles. Réalisées sur des adultes Sourds de longue date, elles se soldent par des échecs cuisants. Elles commencent alors à se tourner vers les enfants en bas âge. En réaction, émerge un vigoureux mouvement de résistance, incarné par l’association activiste Sourds en Colère (3). Perturbation de colloques médicaux, occupation de laboratoires et de services hospitaliers d’implantation, ou encore manifestations de large ampleur…

Lois de papier et lobbies de plomb

Les actions spectaculaires des Sourds en Colère ont freiné le boom des implantations en France. Mais, dans la décennie suivante, le mouvement s’essouffle et ne peut endiguer la commercialisation massive de l’implant cochléaire. Aujourd’hui, environ 1400 personnes sont implantées chaque année en France (4), un marché en expansion du fait de la généralisation de l’implant chez les nourrissons Sourds – une naissance sur mille, soit sept cents par an – et chez les adultes, même extrêmement âgés. Un marché que se partagent quatre multinationales au niveau mondial : Cochlear, Medel, Advanced Bionics et Neurelec. (5)
90% des nourrissons Sourds sont aujourd’hui implantés. Quelques décibels de perception auditive gagnés, quelques mots prononcés, et le dispositif est jugé efficace, même si l’effet se limitera longtemps à percevoir d’éparses voyelles au milieu de bourdons, chuintements et autres fritures, sans compter les maux de tête et les nécroses cutanées dues à l’aimant surpuissant de l’antenne.

En découdre avec les machines

À l’automne 2014, un Sourd qui a fait retirer son implant cochléaire a lancé l’Association de défense des personnes implantées cochléaires (ADPIC) pour récolter des témoignages sur les souffrances et les pressions médicales liées à l’implant. En quelques mois, ceux-ci ont fleuri sur le compte Facebook de l’ADPIC. Une variété de situations, d’âges, de contextes. De quoi forger un contrepoint aux dires des ORL implanteurs, orthophonistes et fabricants qui s’épanchent sur les fabuleux succès, ne parlant que de ceux pour qui "ça marche bien". Faire surgir la parole de celles et ceux qui n’arrivent pas à entendre et parler avec l’implant cochléaire, qui se font opérer pour en extraire le moindre résidu. Sortir de la culpabilisation individuelle, qui impute tout échec à l’"environnement familial" qui ne s’impliquerait pas assez dans la rééducation quotidienne.

L’altérité au pilon

À force de recherche scientifique généreusement subventionnée, les implants s’améliorent et demain peut-être permettront-ils effectivement d’accéder à la normalité entendante. La lutte Sourde, qui ne s’est jamais résumée à une critique de l’inefficacité des appareils, pose une autre question : quelle place la société accorde-t-elle aux cultures minoritaires et à l’altérité ?

Mathilde Blézat
Interprètes : Blandine Serre et Bénédicte Veillet

(1) Oraliste : qui s’exprime par la voix et pour les Sourds qui lit sur les lèvres de l’autre.
(2) OSS 2007, association de Sourds qui lutte pour la promotion de la langue des signes et de la culture Sourde, Opération Sauvegarde des Sourds, c/o Patrick Belissen, 4, rue du Poirier, 86190 Quinçay, www.oss2007.org
(3) Sourds en Colère, https://fr-fr.facebook.com/SourdsEnColere
(4) Chiffres donnés par le fabricant Medel, entretien téléphonique du 26 mars 2015.
(5) En se prononçant en faveur du remboursement de l’implant, la Haute Autorité de santé a poussé l’État à débourser des sommes qu’il n’a jamais envisagé de consacrer à l’enseignement bilingue LSF/français.

Sourds en majuscule
 
Une partie de la communauté Sourde utilise une majuscule pour revendiquer la surdité comme identité et comme culture et se distinguer de « sourd » sans majuscule qui désigne la surdité vue par le milieu médical comme une déficience physiologique.
Revue Z
Ce texte est constitué d’extraits de l’article de Mathilde Blézat "Le rivage des signes", paru dans Z n°9, revue itinérante d’enquête et de critique sociale. Chaque semestre, Z explore un territoire et des thématiques différent-e-s en plus de 200 pages de grande qualité. Dans son n°9 de l’automne 2015, l’équipe s’est posée à Toulouse et explore les réalités d’une technopôle radieuse, les affres du géant Google, l’agrobusiness à la sauce Sivens ou encore la culture sourde en résistance. Revue Z, 9, rue François Debergue, 93100 Montreuil, www.zite.fr
 Mettre la couv’ de Z en illustration.

Quand "l’implant cochléaire" révolutionne le monde de la prothèse auditive…
En 1957, les scientifiques André Djourno et Charles Eriès envoient pour la première fois du courant électrique dans les nerfs auditifs d’un patient pour les stimuler. L’équipe parisienne de Claude-Henri Chouard, en 1975, met au point l’implant qui révolutionnera le monde de la prothèse auditive : disposé à l’intérieur du crâne par chirurgie, il est destiné à y rester au moins vingt ans. Le brevet est déposé dans la foulée par l’industriel Bertin.

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