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Aux cafés du non-commerce

Baptiste Giraud

Non non, derrière les apparences, notre stagiaire-envoyé-spécial n’a pas passé son été à se la couler douce en terrasse, mais plutôt cherché à comprendre comment ces lieux alternatifs fonctionnent, et quels questionnements les animent. Reportage dans un « salon de thé et de lectures associatif et culturel » et un « bar culturel et solidaire ».

Première étape, Bordeaux. Je me rends au Samovar. L’envoyé spécial de Silence s’y sent vite comme chez lui : le « Samo », comme certains l’appellent, est abonné à la revue depuis belle lurette et a même organisé des « Silence on cause ».

Un salon de thé « indépendant » : ni subvention, ni salariat, ni hiérarchie

Situé dans le quartier bien vivant de Saint-Michel, à deux pas de la place du même nom, ce salon de thé existe depuis 2005. Associées en scop pendant quatre ans, Sandra et Mylène ont cherché à vivre de cette activité. Plus qu’un salon de thé, elles proposaient de la nourriture bio et végétarienne, un espace de lecture et d’échange accessible à tous et toutes.

Mais en 2009, les forces commencent à leur manquer et elles préfèrent céder la main. Un groupe de sympathisant-e-s, habitué-e-s et militant-e-s bordelais-e-s, se réunit alors pour trouver une solution de reprise. Parmi eux, le « Pas de côté », un collectif d’objecteur-trice-s de croissance bordelais-e-s : « Des gens très modestes qui ont vraiment synthétisé des analyses politiques et des pratiques, et les ont incarnées. Ils ne l’ouvraient pas pour sortir leur science, mais pour discuter » nous raconte Pascale, bénévole de longue date.

Le Samovar poursuit alors sa construction sur un mode égalitaire et indépendant : il devient une association, et bannit le salariat. Depuis, c’est donc uniquement grâce à des bénévoles qu’il fonctionne.

Outre du thé, on peut y trouver une bibliothèque, des revues et des ateliers de lecture, des discussions et débats, des zones de gratuité, des spectacles et projections, des repas bios et végétariens certains soirs. Le Samovar organise aussi des achats groupés auprès de producteurs (souvent locaux). Enfin, des bénévoles s’y réunissent régulièrement pour rédiger « Le petit Altern’actif », un guide des bonnes adresses alternatives dans Bordeaux et ses environs (dont la 3e édition est en préparation).

Aiôn, un lieu de vie et de rencontres

Second arrêt, à La Rochelle, chez (je le confesse) des copains. Quentin, Aymeric et Thomas ont lancé Aiôn à l’été 2014, en scop, après plusieurs mois de réflexions et de démarches. Quentin était alors étudiant en philosophie, tandis que Thomas et Aymeric travaillaient déjà dans des bars. Ils ont depuis été rejoints par Anne.

Leur idée : créer un lieu de vie et de rencontres qui allie qualité des produits, attention aux enjeux sociaux et environnementaux, mixité sociale et culturelle. Le bar est lié à une association, Koryphée, qui veut permettre à chacun de participer à la programmation.

« On dit que c’est un café concert, ou un bar coopératif » nous explique Quentin. « ’Alternatif’, ça fait péteux. Je préfère parler de lieu de vie en général, un lieu plein de ressources et ouvert en journée ». Durant sa première année d’existence, Aiôn a surtout accueilli des concerts, de la chanson française jusqu’au sound system, avec une préférence pour les musiques du monde, le reggae et le jazz. Mais aussi un café linguistique, une scène ouverte slam, des cafés-débats, des projections et cinés-concerts, de la danse, du théâtre, des expos photos, des conférences… Il y a aussi quelques jardinières entretenues avec les Incroyables comestibles, une bibliothèque et des revues, une boîte à graines et une « givebox ». En somme, Aiôn est branché avec une bonne partie des réseaux alternatifs de la ville.

Ça saute aux yeux, le Samovar et Aiôn sont des lieux d’un genre similaire. Les activités qu’ils proposent et les valeurs qui les animent sont proches. Cela dit, leurs identités différent.

Argent : ne pas en être esclave… tout en assurant la trésorerie

« Afin de préserver et d’épanouir notre liberté, le Samovar vit sans subventions et sans salariat. Il palpite grâce au bénévolat, c’est-à-dire par le désir et l’implication de chacun » énonce la charte du salon de thé. Tandis qu’à Aiôn, « on est anti-argent, anti-système, mais on reste une entreprise » avoue Quentin.

En jeu, l’aspect financier d’abord. « C’est une épée de Damoclès, la trésorerie est tendue. » Et cela, malgré les apports d’une subvention européenne, d’un financement participatif par internet, ainsi que d’un Club d’investisseurs pour une gestion alternative et locale de l’épargne solidaire (Cigales). L’équipe d’Aiôn doit donc gérer ses contradictions : « On cherche à montrer que l’argent n’est pas l’essence du lieu, à ne pas étaler nos problèmes d’argent quand on en a. »

Au Samovar, les prix sont des prix minimum, et parfois libres. « Au départ, il était même possible de payer en nature, en participant aux diverses tâches. Il y avait même des journées sans argent. Mais ça faisait fuir certaines personnes » raconte Pascale. Et si l’absence de salariés diminue les frais, la pression financière est quand même présente : « Pour ouvrir, on a besoin de deux choses : des bénévoles impliqués et assez d’argent pour payer le loyer » explique leur site web.

Selon les membres de l’asso, le refus du salariat et des subventions garantit leur indépendance. Une indépendance que revendique également la scop Aiôn, puisque les quatre salariés sont leurs propres actionnaires.

Soigner les relations internes, et s’ouvrir aux nouveaux venus

Autre point clé, l’organisation interne et les relations humaines. Dans le bar rochelais, les choses paraissent aller de soi. « On est une bande de super potes. Parfois on s’engueule, et puis on oublie. C’est une aventure humaine, on retrouve la fraternité dans le boulot » raconte Quentin. D’autant qu’ils ont choisi de fixer des salaires égaux.

« À côté du bar, il y a des enseignes de chaînes de restaurants. Les jeunes qui y travaillent sont super sympas, mais ils tirent des gueules tristes parce qu’ils n’ont aucune autonomie dans leur travail. Nous, on n’a pas vraiment l’impression de travailler, c’est une passion exigeante et rémunératrice, et puis il y a l’amitié. Du coup, on ne compte pas notre énergie ni les heures supp’. L’autonomie, être livré à soi-même, c’est un vertige et c’est enrichissant. »

Du fait de sa taille (une cinquantaine de bénévoles chaque année, dont une quinzaine réguliers) le Samovar s’organise différemment. L’association est collégiale, les décisions se prennent au consensus, et le fonctionnement est basé sur des mandats tournants aux noms évocateurs : « Picsou » pour la compta, « Séguéla » pour la comm’, « Trucs à touches » pour la boîte mail et le site web, etc. Les bénévoles s’inscrivent également pour tenir le salon les jours d’ouverture (du vendredi au dimanche). Des réunions de fonctionnement ont lieu deux fois par mois, afin de régler les questions pratiques, ainsi que des « points météo » mensuels pour permettre une régulation collective et donner à chacun le temps d’exprimer ses ressentis.

Au point de donner l’impression que c’est cela, le principal enjeu du Samovar : la construction et l’entretien d’un trésor de relations humaines apaisées, et une recherche perpétuelle du maximum de démocratie dans la gestion. « Quant on retourne dans d’autres assos, la différence est énorme, il faut se battre pour parler. Ici c’est d’un reposant ! Il y a de la place pour le doute et la réflexion, pour affiner des questions concrètes » confie Annie. « 80 % des choix importants que j’ai pris dans ma vie, je les ai discutés ici » renchérit Marc.

Au risque de restreindre quelque peu le cercle du public ? « Si 35 bénévoles sur les 50 ne reviennent pas, c’est bien qu’il y a un truc qu’on ne doit pas savoir faire – ou bien ils n’ont pas le temps. Ceux qui s’impliquent sont ceux qui ont des projets ici, qui y voient leur intérêt, qui nourrissent le lieu et en sont nourris » selon Annie. « L’argument du nombre passe au-dessus de nos têtes, on ne fait pas de concession pour ça… Même si on bataille pour se faire connaître » explique Pascale. Régulièrement, le Samovar se trouve dans l’impossibilité d’ouvrir par manque de bénévoles.

Du côté d’Aiôn, Quentin rejette la radicalité : « On veut ’chérir la transition’, y aller doucement. Tous ces gens pour qui l’écologie ne va pas encore de soi, on ne veut pas les choquer. On veut un lieu qui n’exclue pas. Et puis on cherche à être dans l’humilité du faire, à ne pas trop parler. »

Résultat ? « Dans certains débats qui sont organisés au bar, on n’entend qu’un seul son de cloche. Mais, de manière plus générale, on sent qu’il n’y a pas que des convaincus. On a envie d’ouverture : par exemple on a fait une soirée autour du hip-hop, et ça a donné des mélanges intéressants. Mais la communication est difficile, et certaines de nos soirées ne touchent pas les bons réseaux » déplore Quentin.

Dans sa bouche, c’est le désir de faire naître un espace pour le « don de soi » et « l’altruisme naturel de l’homme » qui prime. Quand les bénévoles du Samo semblent surtout excités par des « questionnements pratiques et philosophiques » nés d’une volonté acharnée de cohérence.

Deux voies complémentaires ?

Baptiste Giraud

Aiôn est l’un des trois termes grecs utilisés pour parler du temps, avec chronos (le temps mesuré par une horloge) et kairos (le moment opportun). « Aiôn est ce pur devenir non identifiable, non repérable, dans lequel le temps ne cesse de se diviser en un avant et un après, dans lequel le temps s’écoule sans que l’on puisse le mesurer, sans qu’aucun cadre de la représentation ne puisse l’objectiver » écrit Gilles Deleuze dans Logique du sens (Éditions de minuit, 1969). En somme, un temps plus subjectif, tel qu’il est vécu et ressenti par chacun.
Quant au Samovar, il s’agit d’une sorte particulière de théière, utilisée au Moyen-Orient, en Russie et en Inde.


Le Samovar

18 rue Camille-Sauvageau, 33000 Bordeaux
Tel : 05 56 74 47 91
lesamovar@no-log.org
www.lesamovar.ouvaton.org

Aiôn

41 rue de la Scierie, 17000 La Rochelle
09 72 47 87 05
contact@aion.coop

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