Article Monde Politique

Podemos, choisir entre la décroissance et le pouvoir ?

Guillaume Gamblin

Podemos, parti politique né en janvier 2014 à partir du mouvement des Indigné-e-s, a créé la surprise en devenant rapidement l’un des partis favoris des Espagnol-e-s. Quel est son programme en matière d’écologie et comment se situe-t-il par rapport à la décroissance ?

L’irruption du mouvement des Indigné-e-s en Espagne, insurrection démocratique et pacifique contre la précarisation, l’endettement et l’oligarchie, en mai 2011, a constitué une surprise pour la société espagnole et européenne, et un espoir pour beaucoup de personnes.

L’émergence d’un parti « différent »

Cette vague de démocratie directe s’est au fil des mois transformée en de plus discrètes assemblées de quartiers, groupes de travail et initiatives locales : coopératives de consommation, collectifs de lutte contre les expulsions de logement, etc. Mais elle a aussi donné lieu à une réflexion sur la création d’un parti politique « alternatif ». Tentative qui a dès le départ été contestée par une partie du mouvement.
Le travail d’élaboration d’un appareil politique « différent » propre à porter au pouvoir les revendications démocratiques et politiques des Indigné-e-s, a donné lieu à la fondation, début 2014, du parti Podemos, « Nous pouvons ». Celui-ci s’est caractérisé notamment par son fonctionnement démocratique avancé (reposant sur plus de 1000 cercles locaux), sa transparence extrême et la participation de plus de 100 000 votant-e-s à son assemblée citoyenne (1). Mais aussi par l’émergence dès le départ d’un jeune leader charismatique, Pablo Iglesias (2), personnalisation qui a vite soulevé des critiques extérieures et des dissensions au sein du parti.
Podemos a fait élire 5 député-e-s au parlement européen en mars 2014 (dont Iglesias), puis n’a pas présenté de candidat-e aux élections municipales de mai 2015, préférant se concentrer sur le choix des député-e-s à la fin de la même année. En attendant, il a créé la surprise dans le pays en caracolant en tête des sondages avec 27% des intentions de vote.

L’écologie au programme

Fruit de nombreuses délibérations, le programme de Podemos, dans son chapitre consacré à l’écologie, plaide pour « la nécessaire décroissance de l’usage des énergies fossiles et des matières premières », la progressivité des prix de l’eau, une politique agricole orientée vers la souveraineté alimentaire, contre la spéculation sur les terres… Au niveau énergétique, Podemos souhaite un moratoire sur le nucléaire, la fermeture progressive des centrales à gaz et à charbon, l’interdiction de l’importation d’agrocarburants... (3)

Un programme économique controversé

Courant 2014, Pablo Iglesias, porte-parole élu de Podemos, charge deux économistes de rédiger une proposition qui va servir de base au programme économique du parti. Cette manœuvre irrite un certain nombre de comités locaux, ainsi que le cercle « Economie, écologie et énergie » du parti qui se voit évincer de la rédaction de ce document. Les deux économistes en question sont Vicenç Navarro et Juan Torres Lopez, deux adversaires des thèses de la décroissance. Le premier, ancien militant antifranquiste, membre d’Attac, a déjà conseillé le gouvernement de Salvador Allende au Chili, ceux de Cuba et des Etats-Unis pour leurs réformes sanitaires respectives, les socio-démocrates suédois... Le second a conseillé Hugo Chavez au début de son mandat. Surtout, ils sont tous deux « plus proches des mesures néokeynésiennes de développement économique par des politiques d’investissement public, que de l’économie de la décroissance » (4).
« La direction de Podemos au niveau étatique a chargé des économistes d’élaborer son programme économique. Ceux-ci défendent la redistribution des richesses en même temps que la relance de la croissance économique », regrette Jesus M. Castillo dans La Replica (5).

Relancer l’économie par la consommation…« alternative »

Tout avait pourtant « bien » commencé. Des membres du mouvement décroissant avaient lancé à l’été 2014 un manifeste intitulé « Dernier appel » (6), dénonçant clairement tant les politiques d’austérité que les formules néokeynésiennes censées les contrer sans remettre en cause la logique de la croissance. Parmi les signataires, Pablo Iglesias et de nombreux membres de Podemos.
Or, quelle politique économique présente le document remis par les deux économistes en novembre 2014 (7) ? Il s’agit d’atteindre le plein emploi par la stimulation du secteur privé et, le cas échéant, par la création d’emploi par l’Etat. « Il est nécessaire de créer davantage d’emplois et de revenus en augmentant l’activité et les dépenses des ménages (consommation) », notamment via l’augmentation du salaire minimum (et la limitation des salaires élevés). Il s’agit néanmoins de « nouvelles formes de consommation sans consumérisme, passant par »la promotion du recyclage, de la réparation et de la réutilisation, l’offre de biens et de services partagés et locaux, l’efficacité énergétique des foyers, le transport collectif« . Parmi les quatre objectifs stratégiques : »générer une demande effective, c’est à dire, des revenus suffisants pour que les familles, les investisseurs et le gouvernement puissent dépenser des ressources permettant aux entreprises de créer un emploi suffisant et décent".
Ils se situent par ailleurs dans le cadre de l’idéologie du développement, considérant que celui-ci constitue une perspective souhaitable s’il permet de lutter contre les inégalités, les destructions environnementales et la dette — dans la droite ligne du développement durable.

Questions de stratégie

Les décroissants doivent-ils se contenter de se lamenter de la trahison d’un parti si prometteur ? Pas si l’on raisonne en termes de stratégie, estime Antonio Turiel. (8) « Podemos se voit dans la nécessité de rendre plus acceptable son discours s’il veut parvenir un jour, à être une alternative de gouvernement », analyse-t-il. Mais le parti ne peut le faire en tenant un discours décroissant, qui ne touche qu’une très faible minorité. « Tu ne peux pas expliquer à la majorité de la population qu’elle doit vivre avec moins ». Au final, poursuit-il, « Podemos est seulement le miroir dans lequel la société se mire ». Son nom renvoie bien à « ce que nous pouvons », c’est à dire « ce que la société est capable de dire, de penser, de faire ».
Un discours qui devrait plaire à Pablo Iglesias, tacticien et chantre de l’efficacité politique pour atteindre le pouvoir. Il fustige l’entre-soi des militants convaincus que l’enjeu est d’avoir raison alors que « la clé du succès est l’établissement d’une certaine identification entre votre analyse et ce que pense la majorité ». (9)

Trahison ou contradiction constructive ?

De son côté, Jesus M. Castillo (5), déçu lui aussi par le virage de Podemos vers la croissance, soutient néanmoins la politique du parti. Pour lui, l’erreur des objecteurs de croissance est de se focaliser sur la critique du consumérisme, qui sonne comme une accusation culpabilisatrice d’une population déjà précarisée, à consommer moins. Il rappelle que 25 % des familles espagnoles vivent en dessous du seuil de pauvreté et que 40 % ont du mal à terminer les fins de mois, au moment où l’Etat espagnol a une empreinte écologique parmi les plus élevées au monde. « La majeure partie des impacts environnementaux ne sont pas liés directement à la consommation, mais à la manière dont s’organise la production », estime-t-il. La clé serait donc de décroître de manière démocratique, en répartissant mieux les richesses. Une décroissance qui passe par le refus de la fracturation hydraulique et des grands projets d’infrastructures inutiles, comme le promeut le programme du parti, ou encore le fait de manger mieux en utilisant moins de ressources naturelles pour cela. Il lui semble possible et souhaitable de lier des politiques néokeynésiennes à court et moyen terme, telles qu’affirmées actuellement par Podemos, avec des politiques décroissantes à moyen et long terme. « Une combinaison pleine de contradictions, moteurs du changement ».
Et les décroissants dans tout ça ? Pour Antonio Turiel, ils doivent continuer parallèlement à « faire de la pédagogie », afin de préparer la population à accepter des changements de plus en plus radicaux.

Guillaume Gamblin

(1) Voir notamment à ce sujet « Podemos : des moyens qui dictent les fins ? », Jean-Paul Damaggio, Les Zindigné-e-s n°22, p. 21, et « Podemos et ses contradictions », Jérémie Berthuin, Alternative Libertaire n° 246 p.23.
(2) Enseignant, militant politique et présentateur d’une émission de télévision engagée.
(3) « Podemos. Documento final del programa colaborativo », disponible en espagnol sur le site http://podemos.info.
(4) « Vicenç Navarro y Juan Torres », Ivan Gil, www.elconfidencial.com, 20 novembre 2014.
(5) « El decrecimiento y la ruptura democratica de Podemos », Jesus M. Castillo, La Replica, 3 novembre 2014, http://lareplica.es.
(6) Disponible sur : https://ultimallamadamanifiesto.wordpress.com.
(7) « Un proyecto economico para la gente », disponible en espagnol ou anglais sur http://www.vnavarro.org.
(8) « Lo que no Podemos », www.eldiario.es, 13 octobre 2014.
(9) « Une leçon de stratégie de Podemos », Rouge et vert n°386 p.15, trad. Tatiana Ventôse. Il poursuit : « C’est comme ça que l’ennemi nous veut : petits, parlant une langue que personne ne comprend, minoritaires, cachés derrière nos symboles habituels. Ça lui fait plaisir, à l’ennemi, car il sait qu’aussi longtemps que nous ressemblerons à cela, nous ne représenterons aucune danger ».

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