Dossier Politique Réflexions générales

Quand l’art devient expression politique

Gavin Grindon, John Jordan

L’art est inutile, à ce que l’on dit. Dès qu’il a une influence directe sur le monde, il perd son statut d’art. Etrangement, ceux qui nous disent ce genre de choses sont souvent ceux qui mettent l’art au service de son instrumentalisation la plus évidente, le marché de l’art.

Peut-être veulent-ils dire ceci : l’art ne sert à rien lorsqu’il n’est pas utilisé ultimement pour faire des profits. Peut-être est-ce une logique similaire à celle qui affirme que l’éducation n’a d’autres fonctions que celle de nous caser dans le monde mutilé du travail et de la consommation.

Il y a une autre histoire pour l’art

L’art politique bien installé dans un musée devient un agréable masque culturel cachant la catastrophe qu’est le capitalisme. Mais il y a une autre histoire pour l’art. L’art est capable d’échapper aux prisons du « monde de l’art » et d’oublier son propre nom. Il renonce ainsi au lustre de son ego pour devenir un mouvement collectif de créativité appliqué aux matériaux de la vie quotidienne. Dans de tels moments, l’art entre dans un autre champ de relations, et d’autres formes de création entrent en jeu. Libéré des pressions du marché, il commence à réinventer la vie en transformant nos manières d’être en relation et de faire de l’art, nos manières de refuser et de nous rebeller, nos manières d’aimer et de manger. Lorsqu’il surgit dans la tourmente d’une lutte, d’une occupation, d’un mouvement social, d’une protestation, de nouvelles amitiés se tissent et de nouveaux modes de vie deviennent possibles. Ce genre de culture nous unit plus qu’il ne nous sépare. De tels moments réactivent les sensations et excitent les sens, comme ce qui avait l’habitude de porter le nom d’art. Comme un mouvement social, cet art a sa propre histoire secrète de performances rebelles, d’images subtiles, d’inventions insurrectionnelles et de sons séduisants.

De la peinture à la politique

Durant la Commune de Paris, les impressionnistes se sont sauvés de l’état d’alerte pour retrouver la paix des banlieues. Cependant, Gustave Courbet (1) a cessé de peindre pour s’impliquer dans la Commune. « Je suis dans la politique jusqu’au cou », écrivait-il de Paris, qu’il décrivait comme un paradis sans la police. Avec son imagination courageuse, il a mis sur pied un festival qui allait détruire la colonne Vendôme, monument public détesté dédié à l’empire et à la hiérarchie. La rébellion collective est devenue sa peinture, la ville son canevas.

Le présent que nous créons est le futur que nous voulons

Allan Kaprow (2), propagateur des happenings — ces performances qui ont fait disparaître la distance entre le public et le créateur dans les années soixante —, a compris que l’art contenait en soi le potentiel de créer des images du futur qui pouvaient être répétées ici et maintenant. Les actions publiques les plus réussies font de même. Ces actions ne font pas que demander ou bloquer quelque chose, elles mettent nos rêves à l’affiche ; elles ne font pas que dire non, mais elles montrent aussi comment vivre autrement.
Les fêtes de Reclaim the Streets, dans les années quatre-vingt-dix, n’ont pas seulement libéré les rues d’un trafic polluant ; plus important, elles les ont remplies de corps dansants, de musique et d’une vision du monde où la politique est une affaire de plaisir et non de sacrifice. Il était question d’y incarner le changement, non pas d’attendre qu’une révolution l’entraîne.

Nous pouvons tous être des ingénieurs de l’imagination

A Buenos Aires, après une amnistie pour les dictateurs qui ont fait disparaître des milliers de gens, le Grupo de Arte Callejero groupe d’art de la rue ») s’est inspiré des leçons visuelles de l’art conceptuel en installant en 1997 des panneaux de signalisation et des cartes publiques qui indiquaient la localisation des maisons des généraux génocidaires (3).
En 2007, lors des manifestations du sommet Climate Camp camp climatique ») à Londres, des boucliers sont aussi apparus avec de grands portraits photographiques montrant des visages de réfugiés climatiques. Les caméras de télévision ont capté des images de policiers qui frappaient ces visages avec leur matraque pour contenir la foule.
Le Labofii (voir encadré) travaillait avec le Climate Camp à repenser l’usage de la bicyclette à des fins de désobéissance civile. L’atelier a par la suite voyagé jusqu’au sommet de Copenhague sur le changement climatique, où des centaines de bicyclettes abandonnées furent transformées. Arrangées comme des essaims, de grandes bicyclettes étaient soudées en groupes de deux sur la verticale et l’horizontale afin de former des plateformes soutenant des projecteurs, des toilettes et des gens. Il y en avait aussi avec des klaxons projetant des sons étranges sur cinq fréquences, à travers une foule mouvante, et d’autres légèrement modifiées pour être jointes et former ainsi des barricades impromptues.

Vos armes les plus efficaces sont la surprise et l’absurdité

L’activiste en art n’est pas si différent du fou dans un carnaval traditionnel. Jouant entre les mondes et les identités, il réclame une légitimité toujours déniée : ni artiste, ni activiste, mais les deux à la fois, résistant et créant simultanément. Le pouvoir de travailler sur cette frontière a pris les devants lorsque la désobéissance civile et l’art ancien de la mascarade ont été combinés par la Clandestine Insurgent Rebel Clown Army, (Circa, « armée clandestine rebelle insurgée des clowns »). En subvertissant le personnage du clown séparé de la société par l’arène du cirque et en rompant avec le rôle du militant sérieux et rationnel, la Circa a utilisé la moquerie et la confusion comme des armes. Lors de la guerre en Iraq, des clowns entraînés portant des tenues militaires se sont rendus dans les bureaux de recrutement, en demandant à s’engager, les obligeant à fermer les bureaux. Ensuite, les clowns ont monté leurs propres locaux de recrutement de la Circa à l’extérieur.

Se réapproprier la beauté et l’imagination

A la fin des années soixante, lors d’un Noël très froid à Londres, un membre du collectif de la King Mob habillé en père Noël a distribué des cadeaux « gratuits » aux enfants dans le grand magasin Selfridges. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’il soit arrêté et que les jouets des enfants soient confisqués par la police.
En 1996, un groupe de femmes du Ploughshares Movement a marché calmement dans une base militaire et a causé pour 10 millions de livres sterling de dommages en occupant un avion de chasse qui devait être exporté en Indonésie pour y bombarder des civils du Timor oriental. Entourées des fleurs qu’elles avaient déposées autour de l’avion, elles ont attendu d’être arrêtées. Elles avaient aussi laissé un film vidéo documentaire dans le poste de pilotage, preuve incriminante sur l’usage des jets contre les villages. Lorsqu’elles ont été entendues par la Cour de justice plusieurs mois après, le jury les a acquittées car leur crime avait empêché un crime encore plus grand (un génocide).
Nous pouvons avoir l’air vieux jeu lorsque nous prenons parti, rejetant le détachement cynique des postures postmodernes. Certains nous traiteront de romantiques naïfs, de rêveurs utopiques, mais nous savons que limiter les demandes à ce qui semble « réaliste » est une manière sûre de réduire ce qui est possible. Nous savons aussi, comme le dit le Free Art Collective, que « la protestation est belle ».
Elle est belle parce qu’elle brise les routines de l’espace et du temps pour laisser émerger l’inimaginable, elle est belle parce qu’en son cœur il y a de l’espoir, l’espoir que le rêve et l’action puissent être réunis, comme le comprenaient si bien les surréalistes.
Le capitalisme a capté la beauté et l’imagination à son profit ; à nous de les reprendre, de nous les approprier pour la vie et non pour le profit.

Gavin Grindon et John Jordan

(1) Gustave Courbet (1819-1877), peintre français, ami de Proudhon, élu de Paris durant la Commune, puis réfugié en Suisse où il meurt.
(2) Allan Kaprow (1927-2006), artiste états-unien, contribue à créer la pratique du happening à partir de la fin des années 1950, brouillant les frontières entre art et non-art.
(3) Grupo de arte callejero, http://grupodeartecallejero.blogspot.fr

Silence publie ici des extraits de Guide de l’usager pour demander l’impossible, texte écrit par John Jordan, activiste britannique ayant participé au renouvellement des formes de contestation depuis une vingtaine d’années, et Gavin Grindon, historien de l’art et activiste. Il est disponible en entier et dans plusieurs langues sur le site : https://demandingimpossible.wordpress.com

Pour aller plus loin :
Joyeux bordel – Tactiques, principes et théories pour faire la révolution, Andrew Boyd, Dave Oswald Mitchell, Les liens qui libèrent, 2015, 245 pp., 16€.
Manuel de communication-guérilla, Autonome a.f.r.i.k.a. gruppe, Luther Blisset, Sonja Brünzels, Zones, 2011, 256 pp., 16,30€.

Le laboratoire d’imagination insurrectionnelle (Labofii)

Le labofii, animé par John Jordan et Isabelle Frémeaux, cherche à créer de nouvelles formes de désobéissance civile et de vie post-capitaliste, « quelque part entre l’art et l’activisme, la poésie et la politique ». Activistes, amoureux des utopies, ses membres ont notamment construit des machines de résistance et créé l’armée des clowns. « Nous ne voulons pas vous montrer le monde mais le transformer, avec vous. Nous encourageons les artistes à sortir des prisons du monde de l’art, à ne plus être les bouffons des temples de la culture, mais à consacrer leur créativité à de nouvelles formes de vie et de lutte », écrivent-ils. Le labofii anime des ateliers de création activiste en France, Grande-Bretagne, Suisse, Belgique. Contact : www.labofii.net.

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