Dossier Politique Réflexions générales

Avant les partis écologistes : les Provos

Yves Frémion

La révolte des Provos est classée parmi les prémisses de Mai-68. En réalité, premiers à combiner insurrections politique et artistique, à rejeter partis et idéologies, à concevoir la politique comme une fête, ils sont précurseurs de l’activisme contemporain.

Dans la contestation bariolée des années 60 émerge un clown philosophe activiste (le Mouna hollandais) (1) : Robert-Jaspar Grootveld. Il organise des happenings sur le Lieverdje (artère populaire d’Amsterdam) et dans son Magies Centrum, contre le tabac et pour la marijuana, contre la pollution et en faveur de la vie saine. Vers 1965 se regroupent aussi des jeunes contestataires (2). Leur rencontre avec Grootveld sera un détonateur. Le mot Provo naît dans les médias. En mai 1965, ils lancent une revue, Provokatie, réunissant la tendance artistico-écolo du premier et celle, anarcho-politique, des seconds. D’autres arrivent ensuite : un ingénieur imaginatif (Luud Schimmelpenninck), des radicaux (Auke Boersma, Peter Bronkhorst), des journalistes (Duco Van Weerlee), des féministes (Irene Van de Weetering).

Actions directes « blanches »

L’étincelle est l’annonce du mariage de la princesse Béatrix (héritière de la reine Juliana) avec Claus Von Amsberg, nazi dans sa jeunesse. Une visite en bateau le 3 juillet est l’objet d’un joyeux bazar et la revue est jetée sur le bateau depuis un pont. Une autre revue, plus élaborée, apparaît : Provo. On y trouve le « Manifeste provo » de Van Duyn, les thèses de base et les fameux « Plans blancs » (3). Le blanc, symbole de pureté, s’oppose à l’orange de la famille royale du même nom.
La répression est forte, ils sont arrêtés parfois pour avoir roulé sur un vélo blanc (4). Ils s’attaquent aux monuments colonialistes, distribuent un faux « discours du Trône » où Juliana abdique et lègue sa fortune aux mal-logés, dénoncent la guerre du Viêt-Nam, le capitalisme, les dictatures.
Le mariage, le 10 mars 1966, est pourri par Provo : aux cris de « Claus raus ! », rumeurs blanches, rues sonorisées de bruits de mitraillade, fumigènes, un poulet blanc dans la voiture des mariés. Les photos de la répression font basculer l’opinion, la gauche les soutient et Tuynman est le premier à faire de la prison.
En juin 1966, aux municipales d’Amsterdam, ils ont un premier élu (4). Ils essaieront d’esquisser leurs plans blancs. Mais, lors d’un affrontement, un ouvrier est tué par la police : grève générale, affrontements, Telegraaf saccagé, chef de la police viré. Leur audience devient mondiale. Les partis cherchent à récupérer, l’extrême-droite fait des « ratonnades anti-Provos ».
A la naissance de l’héritier de la couronne, le mouvement se coupe en deux, modérés et radicaux, la revue s’arrête, le programme reste flou. Le 13 mai 1967, ils se dissolvent solennellement.

Artistes, prolétaires, anars, alternatifs…

Ils se revendiquent du mouvement prolétaire, des émeutes populaires, des mouvements libertaires. Ils sont non-violents, aiment l’impro, la spontanéité, n’auront jamais de leader, de siège social, de local, d’organisation stable. Une trentaine de décidés, le reste occasionnel. Artistes et intellectuels les soutiennent. Ecolos plutôt ruraux et provos urbains cohabitent. Très jeunes, beaucoup ne peuvent voter. Vieux beatniks, anars, fumeurs de pétards, avaleurs d’acide, artistes, théoriciens, mystiques, alternatifs en tous domaines se mélangent et collaborent contre l’armée, la religion, le capitalisme, le racisme, le colonialisme, la police, la guerre, le machisme.
Leur projet est sérieux : pour une vie saine (contre le tabac, le sucre), contre la pollution (chimie, voitures), en faveur d’un autre urbanisme (grâce à l’architecte Constant et sa New Babylon popularisée par les situationnistes), du statut des femmes (salaire, avortement), de l’éducation libertaire, de logements pour tous (squats légaux), de la liberté sexuelle (homos, mineurs), du travail choisi (camps de travail libre), de culture (cinémas blancs sans sadisme commercial, faux héros ni érotisme à la James Bond, médias libres...) Renforcé par un goût de toutes les libertés (drogues incluses), de la fête et de l’humour.

Une riche progéniture

Outre Mai-68, en cette époque d’insurrection générale, ils ont un fort impact. En 1970, le mouvement repart de façon plus modérée sous le nom de Kabouters. Sous le leadership de Roel Van Duyn, beaucoup en sont (Stolk, Tuynman) et ils gagnent cinq sièges à Amsterdam, font passer des mesures contre l’automobile, classent les arbres monuments historiques (!) et obligent le maire à rouler à vélo. Pour la légalisation des squats, le réseau bio, les comités de quartier, l’autogestion, ça avance un peu.
En 1980, après l’abdication de Juliana, nouvel avatar : les Krakkers manifestent lors du couronnement de Béatrix. « Pas de logements, pas de couronnement » est leur slogan dans Amsterdam ravagée par l’immobilier, et ils s’attaquent aux grands magasins pour une « reprise » très libertaire au profit des pauvres. Il y a 200 blessés, et la « bataille de Nimègue », contre 150 squatters, voit chars et camions blindés cernant la ville. Les Krakkers esquisseront les « maisons blanches » et Schimmelpenninck, à défaut de ses « vélos blancs » (adoptés dans d’autres pays), impose des « autos blanches » en libre-service. La France attendra 30 ans pour tout ça.

Mémoire d’hier pour luttes de demain

Refus des partis traditionnels et des idéologies, rejet des pouvoirs, sens du ludique et de l’artistique dans l’action : la manière de faire de la politique a changé. Beaucoup les imitent (du Partito Radicale à Syriza, des altermondialistes à Podemos, de la Brigade des clowns aux Femen). Philosophie, méthode, style, humour, langage, sens de la mise en scène, de la fête, utilisation des médias font partie de toute lutte contemporaine. A la solidarité avec les opprimés (prisonniers, squatters, fous, femmes, homos, immigrés, chômeurs...), ils ont ajouté l’écologie. Cet équilibre entre les luttes d’hier et celles du futur les désigne comme initiateurs de toutes les alternatives du 21e siècle.

Yves Frémion

(1) Référence à Aguigui Mouna, clochard-philosophe, libertaire, non-violent et écologiste, mort en 1999.
(2) Rob Stolk, Roel Van Duyn, Hans Tuynman, Martijn Lindt, Gert Kroeze et un vieil anar, Rudolf De Jong.
(3) Plans blancs pour les vélos, les cheminées (pollution), les femmes (meilleur accès à la contraception), les enfants (gardes tournantes des enfants), les maisons (squats), les cadavres (anti-voiture), les poulets (flics), plan de gestion d’Amsterdam, etc. Le dessinateur débutant Bernhard-Willem Holtrop, qui signe Willem, lance sa revue dessinée, God, Nederland u Oranje. Un kiosquier, Olaf Stoop, glisse Provo dans les pages du quotidien réac Telegraaf.
(4) Vélos blancs : un matin, en 1965, les Amstellodamois ont découvert 50 bicyclettes blanches dans les rues, en libre-service et gratuites pour tous. Objectif de Provo : obtenir du gouvernement la fermeture du centre-ville à la circulation automobile et la mise à disposition gratuite de 10 000 bicyclettes en utilisation partagée. Projet rejeté. Les bicyclettes blanches furent confisquées.
(4) Poste assuré par rotation, avec Bernhard De Vries (le plus modéré), Schimmelpenninck, Van De Weetering, Van Duyn.


Que sont-ils devenus ?

Depuis, quelques Provos sont morts (Last, Stolk, Grootveld, Kroeze, Constant, Stoop), parfois suicidés (Tuynman), d’autres sont devenus universitaires, scientifiques, prolos (Bronkhorst). Grootveld formait avant sa mort les policiers à se comporter autrement. Van Weerlee s’est fait astrologue ! Roel Van Duyn a été longtemps leader des Verts et député.

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