Dossier Alternatives Décroissance Transition

Pieds sur terre et la politique

Michel Bernard

« L’utopie, ça réduit à la cuisson, c’est pourquoi il en faut énormément au départ. »
Gébé, L’An 01, 1973.

Contrairement à certains modèles « révolutionnaires » qui prônent un changement par le haut, la démarche de transition se veut orientée du bas vers le haut.
Le développement personnel — se changer soi-même ou encore adopter une « transition interne » —, cher à des mouvements comme Colibri, est une première étape nécessaire. Se lancer dans des initiatives de transition qui améliorent la résilience locale est un pas supplémentaire. Mais, pour espérer changer le monde dans lequel nous vivons, il est également nécessaire de s’engager en politique, et cela ne se résume pas au seul jeu électoral : cela ne se fait pas sans affrontement.

Du changement personnel

Le changement personnel est indispensable pour éviter de s’agiter comme un militant impatient devant les résultats limités de son action. Apprendre à prendre son temps pour changer les choses en profondeur est important. Alors qu’à la sortie du Manuel de transition, en 2011, on est très vite monté à une centaine d’initiatives en France, il n’y en avait plus que 24 actives début 2015, dont seulement 7 ont atteint un niveau suffisant pour être reconnus par le mouvement international. Il n’existe malheureusement pas d’étude sur l’épuisement de ces nombreux groupes (1).
Le changement personnel est une étape intéressante, nécessaire, mais insuffisante. Il faut développer des projets collectifs pour espérer changer (et protéger) son environnement. Ainsi, le mouvement Colibri revendique plusieurs dizaines de milliers de sympathisants ; cela se traduit pratiquement par quelques grosses réalisations et quelques campagnes nationales (2)… Mais seulement une vingtaine de groupes locaux. Il est facile de se dire sympathisant, plus difficile de s’engager collectivement.

De la transition

« La transition est un art qui relève plus de la musique que de l’architecture. Ce n’est pas seulement la construction finale à laquelle l’on doit être attentif, le modèle vers lequel on tend. C’est chaque étape qui importe, aussi petite soit-elle. Chaque microprojet a son importance dans ce qu’il peut apporter aux autres. Dans une partition musicale, ce n’est pas seulement la dernière note qui compte : c’est chacune des notes qui contribue à l’harmonie de la partition. » Cette belle comparaison entre transition et musique est d’Olivier de Schutter, inspecteur spécial de l’organisation des Nations Unies. Et de poursuivre : « Ce ne sont pas les ’technologies’ développées en laboratoire et diffusées derrière la protection des brevets d’invention : ce sont les expérimentations locales, des ’innovations sociales’, qui annoncent la société de demain (3). »
Même si elle est insuffisante, un initiative locale permet de sortir de la résignation. Comme le théorise Rob Hopkins, chaque initiative locale est un laboratoire de recherche.

Si on regarde dans le détail, on peut avoir l’impression que toutes les initiatives alternatives restent à trop petite échelle pour modifier le système dominant. Un peu comme si seulement quelques personnes marchaient à contre-sens sur un tapis roulant qui nous conduit droit dans le mur. Pourtant, ces initiatives vont dans le sens d’une résilience plus importante vis-à-vis d’une crise écologique majeure. Créer du lien social, au niveau local ou à plus grande échelle, ouvre l’esprit, développe un nouvel imaginaire. Il y aura peut-être un choc, un retour à la barbarie… mais ceux qui ont auront développé des démarches qui font sens s’en sortiront sans doute mieux. Que l’on se rappelle ce qui s’est passé du 5e au 8e siècles, en Europe, après la chute de l’Empire romain : ce sont les monastères, autonomes dans leur fonctionnement, qui ont le mieux résisté.

Des résultats politiques modestes

Si, en termes de nouvel imaginaire, les initiatives locales sont formidables, contribuent à la résilience locale et améliorent les relations entre les personnes, il ne faut pas se voiler la face : pour la plupart, elles restent trop marginales pour espérer entraîner un changement de société rapidement.
Donnons des exemples. A Totnes, fief de Rob Hopkins, sur environ 2000 foyers, 700 ont déjà participé à un diagnostic thermique dans le cadre de l’opération « Chasseurs de courant d’air », ce qui est tout à fait remarquable. Dans ce cas précis — les économies d’énergie — il y a adhésion d’une bonne partie de la population. Pourtant, lorsque l’on regarde une autre action comme la monnaie locale, on constate que là, avec seulement 5000 livres en circulation, on est encore totalement dans le symbolique. Qu’est-ce qui fait que l’un des sujets remporte l’adhésion du plus grand nombre et pas l’autre ?
Les groupes de transition ont du mal à s’implanter dans les grandes villes. Il est en effet difficile d’articuler un travail, sur des quartiers suffisamment petits pour que les temps de déplacement ne soient pas un obstacle, avec la nécessité de coordiner ces quartiers pour pouvoir interpeller les organisations qui fonctionnent au niveau de la municipalité (plan d’occupation des sols), de l’agglomération ou à encore plus grande échelle (liaisons ferroviaires).
Des initiatives que nous trouvons remarquables, comme Terre de liens, restent encore trop marginales. Comme le souligne Christian Araud, Terre de liens a aidé à l’installation d’une centaine de fermes en dix ans… alors que 50 000 fermes changent de mains chaque année. Les terres achetées par Terre de liens sont sorties du milieu spéculatif, donc sur le long terme, c’est cumulatif… mais bien lent.
Rob Hopkins signale que la monnaie locale la plus développée en Grande-Bretagne est celle de Bristol, où le maire, George Ferguson, a même accepté d’être rémunéré en Bristol pounds. Mais le chiffre d’affaires de 2012 est de deux millions d’euros… ce qui, dans cette ville de 450 000 habitants, représente 5 euros par habitant et par an !
En France, ce n’est sans doute pas mieux. A Toulouse, le Sol-Violette (4), monnaie locale complémentaire, dispose d’une très bonne communication, du soutien de la municipalité et de retombées médiatiques importantes… mais les résultats sont faibles. Selon le bilan de novembre 2014, 1157 adhérents ont échangé en 2013 l’équivalent de 500 000 €. Cela représenterait, à l’échelle de l’agglomération, moins de 1 € par personne. Une telle monnaie complémentaire est donc bien un moyen pédagogique de communiquer sur le rôle de la monnaie, mais pas (pas encore ?) une alternative pour ce qui concerne la relocalisation de l’économie.
Les AMAP mobilisent environ 300 000 personnes en France mais semblent ne plus trop pouvoir grossir : manque de maraîchers, manque de terrains adequats à proximité des centres urbains, concurrence d’autres réseaux qui en détournent le concept en en gommant le côté social (« Ruche qui dit oui »)… De plus, il est nécessaire de diversifier la production : personne ne peut s’alimenter uniquement avec des paniers, qu’il faut compléter par d’autres achats.
Biocoop fédère 350 magasins… face à 10 000 super- ou hypermarchés.
Enercoop, malgré 20 000 coopérateurs (18 000 individuels et 2000 entreprises) ne gère pour le moment que 0,1 % de la consommation électrique. Le mouvement pour l’habitat groupé totalise un millier de logements en une trentaine d’années… contre 300 000 nouveaux logements par an.
Le groupe de transition de Saint-Quentin-en-Yvelines a bien obtenu de la municipalité un plan de développement des arbres fruitiers dans les espaces publics mais, pendant ce temps, la même collectivité envisage la création d’une piste de ski artificielle qui consommerait autant qu’une ville de 10 000 habitants (5).
Méfions-nous des initiatives qui servent de faire-valoir à une collectivité publique ! Posons-nous la question du prix éthique des subventions.

La question sociale

Certaines initiatives sont certes sympathiques, mais répondent-elles à des questions aussi importante que la réduction des inégalités ?
Christian Araud (6) note que « relocaliser, produire utile, réutiliser, intégrer des personnes en difficulté (…) ce n’est pas loin de ce qu’ont fait les communautés Emmaüs depuis 1954, même si la dimension écologique n’est intervenue que récemment et pas encore dans toutes les communautés ».
Le débat sur le mode de comptage des échanges a animé les systèmes d’échange locaux (SEL). Nous sommes inégaux devant notre espérance de vie et ceux qui gagnent déjà le plus sont ceux qui vivront le plus longtemps. Si on se contente d’échanger nos services ou objets au prix du marché, les riches en bénéficieront plus que les pauvres. Certains SEL expérimentent le principe de « une heure = une heure ». Mais cela ne résout pas encore tout.
Comment intégrer des personnes âgées ou handicapées, des enfants, qui ont besoin de plus de services qu’ils ne peuvent en offrir ? Dans les initiatives présentées dans l’article précédent, combien permettent l’intégration des plus fragiles ?
Cette interrogation a vu le jour aussi dans les AMAP : quel est le juste prix pour qu’un maraîcher qui travaille 60 h par semaine dispose d’un SMIC, tandis que le consommateur urbain, dans bien des cas, gagne davantage tout en ne travaillant que 35 h ? Quelques AMAP expérimentent des méthodes de partage des richesses, mais cela reste limité pour le moment. Si un producteur décidait de se payer au taux horaire moyen des consommateurs, combien de ces derniers en accepteraient le prix ?

Tout est-il pensable localement ?

Peut-on relocaliser la question de la sécurité des personnes ? Comment faire l’impasse sur le rôle de l’armée qui, sous prétexte de nous protéger, aide les multinationales à se maintenir dans nos anciennes colonies, comme en Françafrique, celle-ci étant par ailleurs probablement l’un des premiers producteurs d’émission de gaz à effet de serre (7) ?
Comment traiter la question de la mobilité sur les grandes distances ? Si le train (à vitesse raisonnable) et le bateau sont des moyens de se déplacer parmi les plus économes, comment gérer leur fonctionnement qui, typiquement, n’est pas local ?
Comment gérer les différences de richesses entre les groupes ? Sans parler de la fausse « aide au développement » entre le Nord et le Sud, il existe des inégalités criantes plus localement : que l’on pense au voisinage entre l’Ile-de-France et la Picardie.
Même l’alimentation qui semble le plus relocalisable se heurte à des limites : sachant qu’il faut entre 1000 et 2500 m2 pour nourrir une personne (8), il est bien évident qu’un collectif urbain n’a aucune chance de produire de quoi manger sur son territoire. Il faut donc forcément mettre en place des structures (sur le modèle des AMAP ?) pour développer des solidarités villes-campagnes… ce qui consommera de l’énergie ! A moins que l’on assiste à une nouvelle répartition des populations, avec une « relocalisation » dans les villages et les villes de petite importance (9).
Peut-on relocaliser la politique ? Si les actions municipales peuvent tendre vers un grand respect du citoyen — démocrartie directe, municipalisme libertaire (10) —, on se heurte à un détournement du sens de l’élu dès que l’on monte dans les structures plus grandes. Il faudrait expérimenter d’autres méthodes de démocratie (mandat impératif par thème, tirage au sort, fédéralisme…). La France, avec sa tradition centralisatrice, ne semble pas la mieux placée pour ce genre de révolution.
Certaines alternatives sont d’ailleurs bloquées par cette centralisation : pour créer une banque alternative, la Nef est obligée, par la loi, d’avoir une dimension européenne, avec un chiffre d’affaires conséquent, qui rend de fait sa structure coopérative extrêmement symbolique.

Accepter la confrontation

La politique, c’est d’abord accepter les doutes et les confrontations (11). Déjà entre nous, mais évidemment aussi avec tous les autres. La démarche de transition se veut « inclusive », mais concrètement, cela ne fonctionne que tant que les élus ne sont pas remis en cause dans leurs propres choix.
Le vrai changement de société commencera quand baisseront les prélèvements sur les ressources naturelles, quand diminueront les écarts de richesse, quand cesseront les expansions urbaines… autant dire qu’on en est encore loin !
Que la municipalité de Nantes soutienne l’installation de composteurs collectifs, c’est très bien… mais les compostiers se doivent aussi d’être présents autour de dossiers comme le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Sinon, cela donne cette situation ubuesque : Vinci présente dans son projet une « réserve naturelle » en bordure de piste et une distribution de paniers bio pour le personnel ! Cherchez l’erreur !

Michel Bernard

Notes (1500 signes)
(1) Avis aux futurs chercheurs en politologie / sociologie
(2) Le mouvement Colibri est lié au Centre agroécologique des Amanins, dans la Drôme, et à la revue Kaizen. Il a mobilisé, principalement sur internet, 26 000 personnes pour la campagne « Tous candidats » lors de l’élection présidentielle de 2012…
(3) Préface de Ils changent le monde, de Rob Hopkins
(4) Sol Violette, 40 bis, chemin du Prat-Long, 31200 Toulouse, tél : 08 05 69 03 15, http://www.sol-violette.fr
(5) Pour en savoir plus : collectif les Amis de la revanche, http://amisdelarevanche.zonelibre.info/
(6) Christian Araud, Vers une société désirable, p. 131
(7) Un avion de combat a une consommation en kérozène sans commune mesure avec celle des avions de ligne.
(8) Selon les modes de culture et les modes alimentaires : un végétarien nécessite deux fois moins de surface qu’un mangeur de viande !
(9) La limite de la taille des villes fait débat : certains avancent que l’on doit pouvoir la traverser à vélo sans difficulté, d’autres prennent la marche à pied comme unité d’échelle… Pourtant, on peut traverser Paris à pied sans avoir résolu le problème de son alimentation !
(10) Qui se limite proportionellement à la taille de la commune.
(11) Malgré le débat initié par Silence dans son numéro 417 (Transition et engagements politiques), l’ouvrage de transitionneurs anglais, traduit par le groupe le Réseau Transition Québec et intitulé Un écologisme apolitique : débat autour de la transition, a connu une diffusion modeste.

Encart 2500 signes (ou 2 encarts distincts)

Pour aller plus loin

Ils changent le monde, 1001 initiatives de transition écologique

Rob Hopkins
Seuil, coll. Anthropocène, 2014, 200 pp., 14 €

Le manuel de transition, premier livre de Rob Hopkins — co-édité par Silence —, partait de deux constats : le pétrole sera de plus en plus coûteux et le changement climatique provoquera de nombreux bouleversements. Il est donc nécessaire de se préparer aux changements, ce qui passe par la résilience. Développant des méthodes nées dans le domaine de la psychologie, Rob Hopkins y donnait un mode d’emploi pour la création de groupes de transition au niveau local. Il avait alors été critiqué pour avoir négligé l’économie et la montée de la pauvreté actuelle. Dans ce nouvel ouvrage, il aborde donc les questions économiques, notamment en montrant tous les bénéfices que la résilience peut tirer du redéveloppement d’une économie locale, que ce soit en initiant des coopératives ou, éventuellement, en fondant une monnaie complémentaire. Il présente également les démarches économiques qui sont nées dans les initiatives de transition, avec une multitude d’exemples, certains très ambitieux (compagnies locales de production et distribution d’énergie), d’autres plus modestes… Ce nouveau livre devrait donner un nouveau souffle aux groupes locaux qui, impliqués dans un projet ou deux localement, ont souvent du mal à maintenir une dynamique plus globale. MB.

Vers une société désirable La décroissance ou comment éviter l’inéluctable

Christian Araud
Libre & Solidaire, 2014, 200 pp., 15,50 €

Le premier tiers du livre, exemples à l’appui, dresse la liste des obstacles qui, dans notre société, brouillent notre vision : pourquoi nous prônons une croissance inexistante et sommes incapables, dans notre majorité, de penser autrement : technophilie, bureaucratie, corruption… Christian Araud renvoie à de nombreux auteurs. Il fait ensuite une large comparaison entre les initiatives de transition (pragmatiques, décentralisées) et le mouvement Colibri (spirituel, centralisé), en proposant un rapprochement. Il multiplie les exemples de démarches allant dans le bon sens mais, contrairement à Rob Hopkins, il ne donne jamais dans l’angélisme et essaie de montrer à chaque fois les limites et les questions qui restent à aborder. Ainsi, les associations, en se développant et se fédérant, ont tendance à développer les défauts technocratiques du système qu’elles combattent, les conflits d’ego venant plomber bon nombre d’initiatives et les subventions ne s’obtenant pas sans compromis… MB.

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