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Le mouvement NoTav, terrains fertiles des alternatives ?

Anahita Grisoni et le focus group Notav

Voilà maintenant 25 ans, l’opposition au projet de Train à Grande Vitesse (Treno Alta Velocità, ou TAV) transeuropéen nécessitant la réalisation d’un tunnel sous les Alpes entre Lyon et Turin, s’est organisée dans la vallée de Suse. En 1989, le collectif Habitat, constitué de plusieurs ONG écologistes (1) et de personnalités engagées, s’est mobilisé autour du refus de ce projet au prix exorbitant, tant pour les finances publiques que pour la santé, le bien-être des populations et l’environnement. Quelle est cette écologie dont parle le Notav ?

On l’accuse à tort d’être un mouvement Nimby (2). Ce qu’il n’a d’ailleurs jamais été. Dès 1989, il s’agissait de réfléchir à l’avenir des Alpes, en incluant dans le débat les militants suisses et autrichiens sous l’égide d’Alexander Langer, ancien membre de Lotta continua et fondateur des Verdi (3). En 2005, au moment de l’ouverture du chantier de Venaus, les militants ont créé pendant 6 semaines une zone franche de démocratie réelle, avant de marcher sur Rome et de sensibiliser tout le pays à la cause. Aujourd’hui, du Piémont au « Meridione » (du sud), personne ne semble ignorer les controverses qui animent la vallée de Suse depuis plus de deux décennies. Des centres sociaux de Naples aux sièges des associations rouges/vertes palermitaines, les régions du sud, touchées par des affaires de pollution et d’éco-mafia (4) très prégnantes, résonnent comme celles du nord au rythme de la vallée de Suse. Au fil des années, le mouvement Notav est devenu l’un des principaux acteurs de la scène politique italienne en épousant les formes de la lutte contre la gestion mafieuse des territoires. La campagne pour l’élection du président du Conseil, au printemps 2013, n’a pu faire l’économie d’une récupération politique de ce sujet brûlant.
Les conséquences financières de la crise d’octobre 2008 et la politique d’austérité imposée, entre autres, à l’Italie, ont mis encore davantage à mal les finances publiques nationales. L’argument du gâchis financier devient alors prioritaire, aux côtés de l’inutilité du projet. De l’autre côté de la frontière, l’écho du mouvement italien se fait ressentir. Pas seulement à travers la création de certains groupes locaux transfrontaliers affiliés aux Verts, dans les années 1990. Mais aussi dans les squats, les lieux alternatifs, et les ZAD qui expérimentent, sur tout le territoire, d’autres manières de vivre et de lutter.

Et en France ?

Qu’en est-il alors, du mouvement français ? Deux structures — Lyon Turin ferroviaire et Comité pour la liaison ferroviaire transalpine — forment le cœur du lobby pro-tunnel. Comment s’explique, alors, le manque de ferveur de ce côté de la frontière ? Pour Daniel Ibanez, membre actif de l’opposition en France, c’est avant tout en raison de la culpabilisation de toute forme d’opposition après l’accident du Mont-Blanc (5). Elle repose également sur la mascarade de la concertation et de l’enquête publique, et le fantasme d’un univers de gauche qui pense que l’infrastructure ferroviaire est synonyme de service public et de statut des cheminots. Même si le projet est un partenariat public privé.

Savoirs partagés et nouveaux modes de vie

Le documentaire de Philippe Borrel, L’urgence de ralentir (2014) faisait la part belle au mouvement Notav. Et à juste titre : en établissant un panorama des actions décroissantes opposées à la frénésie du système, le réalisateur donne à voir les initiatives d’un autre mode de vie. Un mode de vie plus vertueux, économe en oxygène, éloigné des envies irrépressibles de la société de consommation. Mais avant toute chose, un mode de vie qui avance doucement et sûrement, de façon éminemment contemporain, puisque, comme dit Erri de Luca, « la modernité, ce n’est pas d’aller plus vite, mais d’avancer de manière consciente ».
Le fossé entre ville et campagne semble se creuser chaque jour davantage. Bien souvent, les zones rurales apparaissent comme le reliquat délaissé des centres urbains. En Vallée de Suse, les choses diffèrent. La richesse passée du territoire est mise en valeur, côte à côte avec les initiatives radicales et critiques, telles que le Val Susa film festival. Si tout un chacun peut participer, chaque après-midi, à la réunion du comité Notav de Borgone Susa, c’est autant pour parler de politique que pour raconter, autour d’un café, l’état de son potager ou les souvenirs de son enfance.
« Le mode de vie développé en Val Susa ne requière pas que tu allumes le téléviseur le soir »… Sans dogmatisme et sans violence, les vingt-cinq années du mouvement Notav ont fait l’effet d’une véritable révolution des manières d’habiter un territoire. Cette transition est née d’une volonté de faire vivre et de rendre visible une vision radicalement alternative de la vie. Une vision qui n’est pas celle de la culpabilisation et des bonnes pratiques environnementales, venant masquer un consumérisme et un individualisme intacts. Une vision qui consiste à promouvoir un autre modèle de société, remettant en question à la racine l’ensemble des choix sociaux, économiques et politiques qui sont faits. Et c’est justement dans ce radicalisme et dans cette remise en question créative que réside l’écologie politique.

Montagne, paysage et projet de territoire

L’opposition du mouvement Notav ne porte pas seulement sur la Très Grande Vitesse, puisqu’on critique surtout l’inutilité et le coût du projet. Ce n’est pas pour autant un élément secondaire, car la vitesse en tant que telle pose problème, à plus forte raison au cœur des Alpes. D’ailleurs, le mouvement Notav aurait-il pu naître ailleurs ? Ailleurs que dans un contexte montagnard et encastré, et en même temps transfrontalier ? A l’origine du mouvement Habitat, c’est la sauvegarde des Alpes qui est en jeu, et l’opposition aux transports dont il est question. Etrangement, le relais de la cause n’est pas pris par le Club Alpin Italien, le CAI, qui existe pourtant depuis 140 ans. Ce sera donc au peuple de la vallée de Suse de porter le mouvement.
Tout cela est une question de philosophie. Les valeurs intrinsèques à la grande vitesse, soit la rapidité, la concurrence et la commodité, contrastent avec celles de la montagne. Les dénivelés qui la caractérisent rendent son accès difficile et précieux. Car c’est précisément cette difficulté que les amateurs de montagne recherchent. La montagne est un lieu qui oblige à se déplacer à pieds, en s’épuisant à la tâche. Et la montagne enseigne aussi à renoncer, à se rendre compte des limites, celles du corps comme celles de la planète. Alors que notre espèce est spécialisée dans le dépassement de ses capacités individuelles et collectives, le vrai message pour le monde moderne réside peut-être dans la compréhension de ces liens qui libèrent.

Le focus group Notav, réuni à Turin le 26 août 2014

Un groupe de personnes engagées dans le mouvement NoTav s’est réuni, en août 2014, pour réfléchir à la manière dont la pensée écologiste trouvait aujourd’hui sa place dans le mouvement. « Une écologie critique, certes, d’un progrès irraisonné, mais surtout une écologie porteuse de projets et d’alternatives ». Cet article se fait l’écho de ces échanges.

(1) Pronatura, Legambiente, Italia Nostra puis WWF.
(2) Nimby (littéralement « Not In My Backyard », « Pas dans mon jardin »), expression péjorative utilisée pour dénigrer les résidents qui s’opposent à un projet décidé par une collectivité.
(3) Lotta continua était un groupe communiste révolutionnaire italien actif de 1969 à 1976. Verdi est le parti écologiste et pacifiste italien.
(4) L’écomafia désigne les groupes et les pratiques mafieuses qui prospèrent sur fond d’écologie, comme c’est le cas du traitement des déchets dans certaines villes d’Italie du Sud.
(5) Le 24 mars 1999, un grave accident de circulation a coûté la vie à 39 personnes dans le tunnel du Mont-Blanc, ayant pour conséquence de relancer, grâce à l’émotion collective suscitée, le projet de LGV entre Lyon et Turin.

La parole contraire Erri De Luca

Ecrivain italien renommé, Erri De Luca est poursuivi en justice pour avoir soutenu le mouvement NoTav et avoir dit dans un entretien que « la TAV doit être sabotée ». « Cette inculpation est mon premier prix littéraire en Italie », ironise-t-il dans cet opuscule, expliquant que « si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre ». « L’accusation portée contre moi sabote mon droit constitutionnel de parole contraire », poursuit-il. « J’accepte volontiers une condamnation pénale, mais pas une réduction de vocabulaire ». Il interroge les liens de la justice avec les intérêts privés et fait un éloge de la résistance tant concrète qu’intellectuelle, s’appuyant sur les exemples du passé. Luca compare la démocratie à un accordéon : « l’accordéon des droits se resserre parfois jusqu’à rester sans souffle. Mais ensuite les bras s’étirent et l’air revient dans le soufflet ». Un livre qui donne envie de s’étirer… avec les NoTav ! GG
Ed. Gallimard, 2014, 42 p., 8€.

Le projet de ligne Lyon-Turin

Le projet de nouvelle liaison ferroviaire entre Lyon et Turin a été lancé initialement pour faire diminuer le nombre de camions sur les routes alpines entre la France et l’Italie. Puis il a été question d’utiliser cette voie aussi pour y faire passer un TGV voyageur.
Avec le développement d’autres modes de transport, notamment par voie maritime, le volume de fret qui traverse maintenant les Alpes est en baisse. Le coût du projet s’est envolé… et il est surtout maintenu avec l’idée d’en profiter pour le TGV voyageur seulement.
Jusqu’en 2011, côté français, les Verts ont soutenu, ils ont maintenant pris position contre, ainsi que l’ensemble des associations à l’exception notable de la FNAUT, Fédération nationale des associations d’usagers des transports.
A noter qu’il existait une alternative pour les voyageurs : le train italien Pendolino. Celui-ci, en se penchant, peut franchir les Alpes et ses courbes à une vitesse supérieure à 30 % à celle des trains classiques en empruntant les voies existantes. Lancé au début des années 1980, celui-ci a été abandonné dans les années 2000 sur la liaison Lyon-Turin… alors qu’il fonctionne avec succès partout ailleurs.
Comme pour tous les grands chantiers, les pratiques financières douteuses se sont multipliées. Ainsi, en 1999, il était annoncé que l’actuelle voie de chemin de fer serait saturée dès 2010… Or du fait de la chute de fréquentation, elle n’est aujourd’hui utilisée qu’à 20 % de ses capacités ! Moitié moins qu’en 1999.

Condamnations lourdes

Pour faire face à une contestation quasi-unanime de la vallée de Suze et fortement soutenue dans le reste du pays, le gouvernement italien a choisit la voie de la criminalisation. Après de nombreux heurts en 2011 et l’attaque de l’amorce du chantier par les habitants, plusieurs procès ont eu lieu ou sont en cours. En décembre 2014, quatre manifestants ont été condamnés à 3 ans de prison ferme. Le 27 janvier 2015, 47 autres opposants sont passés en procès et 41 ont été condamnés à des peines allant de 250 € à 3 ans de prison ferme. Ils totalisent 150 années de prison. Ils ont fait appel. L’écrivain Erri de Luca est passé en procès le 28 janvier 2015. Ce dernier doit se poursuivre le 16 mars 2015.

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