Dossier Alternatives Habitat

Comment des gens peuvent-ils encore vivre dans la rue ?

Michel Bernard

Alors que le parc immobilier est largement suffisant, de plus en plus de personnes ont du mal à trouver un toit. La loi ALUR a bien apporté un peu de soulagement, mais elle a été immédiatement amoindrie dans ses décrets d’application… Entretien avec Jean-Baptiste Eyraud, président de l’association Droit au logement.

Silence : Quelle est la situation des personnes sans logement ou mal logés ?

Selon l’INSEE, la France compte actuellement 140 000 personnes sans abris, soit 50 % de plus qu’il y a 10 ans. Trente-cinq mille d’entre elles sont des enfants ! Cette indication traduit la brutalité sociale de la situation.
Pourtant, notre pays connaît également un record en matière de logements vacants, puisque l’INSEE en évalue le nombre en 2014 à 2, 64 millions, c’est-à-dire près de 8 % du parc de logement en France — 720 000 de plus en 10 ans, un record ! A ces chiffres insensés, il faut ajouter des millions de mètres carrés de bureaux et de locaux publics vacants dans les grandes agglomérations, dont beaucoup appartiennent à des collectivités publiques.
Mais le Gouvernement préfère laisser des personnes vulnérables mourir à petit feu dans la rue, au lieu d’appliquer les lois en leur faveur. La loi de réquisition attend toujours d’être appliquée, et ce n’est manifestement pas dans les objectifs du gouvernement ni de sa ministre du Logement.
L’espérance de vie d’une personne sans abri est de 15 ans, et la moyenne d’âge de décès se situe à 58 ans. Etre contraint de vivre à la rue est donc une forme de mort lente infligée à des êtres humains.
Autre point noir des politiques du logement, révélateur de la crise du logement et des inégalités sociales, le nombre de jugements d’expulsion est en hausse : en 2013, selon le ministère de la Justice, il est supérieur à 126 000, soit une hausse de 67 % en 15 ans, tandis que les expulsions manu militari ont été multipliées par 2, 5, passant de 4359 en 1998, à 11 700 en 2012 !
La véritable cause de l’aggravation des signes les plus brutaux de la crise du logement est le renchérissement continu, depuis 20 ans, des loyers, du foncier et de l’immobilier, et des profits tirés de la rente locative et de la spéculation immobilière (1).
Les politiques publiques du logement ont encouragé et soutenu cette hausse par des allégements d’impôts pour les riches investissant dans le locatif, par des politiques d’urbanisme visant les quartiers populaires, par des lois qui ont progressivement dérégulé les rapports locatifs…
Ce faisant, les dépenses et la baisse des recettes d’impôts ont alourdi les budgets publics, et se montent aujourd’hui tout confondus à 47 milliards d’euros par an ! C’est à comparer avec les « surprofits » collectés par les professionnels de l’immobilier, qui se sont montés, en 2009, à 33 milliards d’euros (2).
Très coûteuse et inefficace politique du logement, donc, qui a préféré faire des cadeaux aux riches et aux bailleurs plutôt soutenir le logement social et les locataires, en les aidant à consacrer au loyer une part raisonnable de leurs revenus. Cette part ne devrait pas dépasser 20 % des revenus.
La France, avec 2, 44 millions de millionnaires, arrive troisième au classement mondial, derrière les Etats-Unis et le Japon. Fait notable, 65 % de la richesse des riches français (qui représentent tout de même 9 % des ménages) sont constitués par le patrimoine immobilier, contre 50 % dans les pays voisins (3).
L’enrichissement des plus riches provient de la rente locative et immobilière qu’ils tirent des classes populaires et moyennes, de l’affaiblissement de la protection sociale et des services publics pour tous, et de la poursuite du pillage des pays du Sud.

Qu’est-ce que la loi ALUR (4) a ou va changer ?

Le DAL a lancé et animé la plateforme « Logement » des mouvements sociaux, qui compte 26 associations nationales — vouées au logement ou à la défense des droits — et organisations syndicales. Cette plateforme demande : la baisse des loyers de 20 % ; la taxation vigoureuse des profits tirés de la spéculation immobilière et foncière ; la réalisation de 200 000 vrais logements sociaux, pour répondre aux besoins sociaux et pallier la crise de l’immobilier issue de la bulle ; le rééquilibrage des rapports locatifs en faveur des locataires ; le respect et l’application de la loi DALO, du droit à l’hébergement et de la loi de réquisition…
Quelques-unes (bien peu) de ces exigences de bon sens ont été intégrées dans la loi ALUR. La partie la plus favorable aux locataires, avant même son application, est menacée par le gouvernement de Manuel Valls, qui donne ainsi gain de cause aux puissants lobbys de l’immobilier.
Ainsi, l’encadrement des loyers se s’appliquera qu’à Paris, la protection contre les congés spéculatifs sera fragilisée par la loi Macron, les expulsions illégales ne seront pas sanctionnées, la trêve hivernale partielle obtenue à l’arrachée pour les squatters pourrait être remise en question…
La production massive de logements sociaux conformes, et la mise aux normes environnementales des logements auraient dû permettre de protéger l’emploi dans le bâtiment et, ce faisant, de rééquilibrer les comptes sociaux.
La loi ALUR aura au moins le mérite de tenter de redonner un peu d’oxygène aux locataires et de modérer les excès du logement cher et la cupidité des rentiers.

Qu’est-ce que la loi Dalo (5) a changé concrètement ?

La loi Dalo est le fruit des combats des mal-logés et des associations pour le droit au logement depuis la fin des années 80. C’est une conquête sociale qui oblige l’Etat à répondre concrètement à la situation dramatique des précaires du logement.
Si ce nouveau droit est à peu près respecté dans la plupart des départements, de nombreux freins empêchent sa mise en œuvre dans les zones tendues, comme l’Ile-de-France, Provence-Alpes-Côte-d’Azur, le Rhône, ou le Nord. Il faudrait donc un plan d’urgence de mobilisation et de réquisitions de 100 000 logements vacants, pour les sans-toit et les prioritaires en souffrance et, dans le même temps, lancer la production massive de logements véritablement sociaux.

Depuis 1990, comment évoluent au fil des actions les rapports avec les autorités publiques ? Y-a-t-il des changements selon la couleur politique locale ou nationale ?

Depuis 1990, le DAL a obtenu le relogement de dizaines de milliers de familles, et de nombreuses améliorations législatives.
Les relations avec les pouvoirs politiques et institutionnels, d’un part, et les acteurs du logement, d’autre part, varient en fonction de la situation économique et politique. Mais en règle générale, ils sont tendus car nous n’avons pas d’autre choix que de les aiguillonner pour à la fois reloger les mal-logés et les sans-logis mobilisés, et faire progresser les politiques du logement.
Les relations se sont détériorées ces dix dernières années, car les engagements pris ne sont plus tenus, ce qui détruit la confiance dans la parole des institutions, tandis que la répression policière et judiciaire s’est renforcée.
Les collectivités locales sont globalement hostiles au DAL, car ses actions aboutissent à l’arrivée ou au maintien de mal-logés dans leur commune. Elles préfèrent produire du faux logement social pour des ménages aisés, ou des logements pour vrais riches et des bureaux.

Le DAL a mené différentes actions en partenariat avec d’autres associations (Jeudi noir, Emmaüs, ATD Quart-Monde…). Quelles sont les démarches communes et celles spécifiques au DAL ?

Le DAL a mené des actions ponctuelles avec ces acteurs sociaux ou para-institutionnels. Notamment pour les réquisitions d’immeubles vides avec Emmaüs avant la disparition de l’abbé Pierre, ou pour la loi DALO avec ATD Quart-Monde, Médecins du monde ou la Fondation Abbé-Pierre.
Depuis, les relations avec les autres associations institutionnelles se sont distendues, puisqu’elles se sont souvent tournées vers la gestion de la pauvreté et des structures d’hébergement, avec toutes les limites que cela implique.
Avec Jeudi noir, nous avons occupé deux immeubles vacants, dont celui du 24 rue de la Banque (Paris 2e), où se sont déroulées des luttes de mal-logés marquantes.
Depuis 2010, nous avons surtout travaillé à construire la plateforme Logement des mouvements sociaux contre le logement cher.

Quelle démarche doit suivre une personne qui craint une expulsion ?

D’abord, munie de son jugement d’expulsion, elle doit remplir un dossier DALO, accessible sur le site de chaque préfecture, et l’envoyer en recommandé avec accusé de réception à la commission de médiation, ce qui aura pour conséquence de lui éviter une expulsion manu militari. En effet, grâce à une circulaire du 24 octobre 2012, fruit du combat du DAL, le préfet doit faire une offre de relogement aux prioritaires DALO avant d’autoriser leur expulsion forcée. Mais attention, il ne s’agit que d’une circulaire … Le gouvernement n’a pas voulu le passer dans la loi.
A toutes les étapes de la procédure judiciaire et d’exécution, les locataires et les occupants sans titre ont des droits. Le mieux est de contacter le comité DAL le plus proche pour connaître ses droits, et de constituer un réseau de solidarité de proximité.

Quelle aide peut apporter une personne qui veut s’engager dans la lutte pour un logement décent pour tous ?

Le DAL est demandeur de bénévoles, de militant-e-s, et d’équipes pour constituer des comités ou des collectifs là où il en manque. Les conditions requises sont l’indépendance politique, religieuse et institutionnelle, une bonne dose de détermination, d’écoute, de tolérance et de volonté d’apprendre ce sujet parfois un peu technique. Nous assurons des formations et le DAL est implanté dans de nombreuses villes. Toutes les bonnes volontés sont donc les bienvenues.
Par ailleurs, nous sollicitons les dons financiers par chèque ou par internet, qui sont d’ailleurs en partie défiscalisés, et sont indispensables pour préserver l’indépendance du mouvement.
Le DAL a présenté cet automne des listes aux élections des locataires de HLM, qui ont connu un succès inattendu. En effet, beaucoup de locataires ont compris que le logement social ne sera pas épargné par la marchandisation généralisée, et qu’elle a déjà commencé. Cette perspective est menaçante pour les locataires, et il faut les aider à se défendre.

Des initiatives comme les expériences d’habitat groupé peuvent-elles aider à combler le manque de logements ?

Nous soutenons les alternatives au tout-promoteur, à la reconquête par les habitants de l’élaboration et de la gestion de leur habitat, sous réserve que ce ne soit pas un facteur de renforcement des inégalités et de la spéculation immobilière.
Alors, bien sûr, nous soutenons les initiatives d’habitat locatif participatif, accessibles aussi aux classes populaires. Au Québec, le développement de cet habitat est né d’une alliance, dans les années 70, des classes populaires et des milieux intellectuels, pour défendre les quartiers populaires centraux alors menacés par les bétonneurs et les spéculateurs. Ils ont réussi en grande partie, et leur alliance a permis de réaliser de nombreux logements gérés par les habitants.
En France, il faut aussi s’appuyer sur les mouvements en lutte pour une reconnaissance de l’habitat léger mobile, et la liberté d’installation, comme HALEM (6).

A plusieurs reprises, ces derniers temps, des squats ont été évacués sans ménagement par les forces de police sans respecter la loi qui dit que si des personnes sont installées depuis plus de 48 h, elles doivent faire l’objet d’une procédure judiciaire. Comment expliquez-vous ce glissement vers l’illégalité des autorités ?

La mobilisation à Lyon est exemplaire (7), et nous la suivons avec intérêt. Il faudrait que la solidarité s’étende aux écoles des autres régions en crise. La répression s’accentue sur les classes populaires jugées dangereuses, et les mouvements qui les défendent et contestent la marche des inégalités.
A de nombreuses reprises depuis 25 ans, le DAL a sonné l’alerte contre des projets de lois anti-squat, qui n’ont pas abouti grâce aux mobilisations.
Sur le terrain, il est encore possible de réquisitionner les immeubles et bâtiments vacants, mais le pouvoir judiciaire et policier est de plus en plus intraitable. Il est prêt à dépasser la ligne jaune de la légalité, s’il s’estime couvert. Ce qui est souvent le cas, et n’est jamais sanctionné.

Entretien réalisé par Michel Bernard

• Fédération Droit au logement, 29, avenue Ledru-Rollin, 75012 Paris, tél : 01 40 27 92 98, http://droitaulogement.org

(1) Selon les travaux de Jacques Friggit, économiste au ministère du Logement, la France est le pays riche où la valeur marchande des logements est la plus élevée proportionnellement aux revenus moyens des ménages. Il en est de même pour le foncier, bâti ou à bâtir.
(2) Source : Pierre Concialdi, économiste. Le surprofit est le profit supérieur au taux moyen de profit observé dans le pays.
(3) Etude du Crédit suisse
(4) Loi pour l’accès au logement et urbanisme rénové, 20 février 2014, dite « loi Duflot »
(5) Droit au logement opposable, 5 mars 2007
(6) Voir page 16
(7) Le collectif Jamais sans toit a organisé à partir du 20 novembre 2014, avec le soutien des parents d’élèves, l’occupation de cinq écoles pour y loger les enfants scolarisés SDF. Soixante-dix familles (soit 150 enfants) ont ainsi été soutenues. Des élus, notamment de la mairie du 1er arrondissement, ont dressé une liste de bâtiments publics libres et chauffés (!) qui peuvent être réquisitionnés. Ils demandent l’application de la convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France en 1989. Mi-décembre, la préfecture indiquait avoir relogé une vingtaine de ces familles.

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