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Turquie : inventer des chemins politiques inédits face à la violence

Pinar Selek

Au printemps 2013, la créativité, l’humour, le pacifisme résistant et la multiplicité des formes d’action exposés au cours des manifestations de la place Taksim à Istanbul (entre autres), ont créé un étonnement national et international. Comment un tel surgissement politique a-t-il été possible dans une société turque confrontée à une répression extrêmement violente ? Cette réflexion peut venir éclairer des problématiques militantes plus proches de nous.

Au printemps 2013, place Taksim, et ailleurs en Turquie, on a vu des centaines de milliers de militantEs de diverses appartenances ethniques, sexuelles et politiques défendre leurs espaces et leurs styles de vie, visiblement différents les uns des autres. Leurs paroles se sont diffusées rapidement ; leurs slogans se sont répandus dans tout le pays et dans les différentes couches de la société. Malgré une répression meurtrière conduite par la police, la résistance pacifique et déterminée de centaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, n’a pas été vaincue. Les manifestations de Taksim se sont transformées en de multiples rencontres et actions très diverses qui ne réunissent certes pas des foules mais qui se poursuivent encore aujourd’hui, sans discontinuer.
Comment comprendre cette « révolte étonnante ? » Révolte aux multiples rapports de domination, révolte aux anciens modes de mobilisation, révolte à la violence. Sans examiner ses dynamiques sociopolitiques et historiques, il est très difficile d’analyser cette résistance « inattendue » et de saisir comment et pourquoi l’aspiration à la liberté, à la civilité, à l’anti-violence se manifeste ainsi dans la Turquie contemporaine. 
Au printemps 2013, place Taksim, et ailleurs en Turquie, on a vu des centaines de milliers de militantEs de diverses appartenances ethniques, sexuelles et politiques défendre leurs espaces et leurs styles de vie, visiblement différents les uns des autres. Leurs paroles se sont diffusées rapidement ; leurs slogans se sont répandus dans tout le pays et dans les différentes couches de la société. Malgré une répression meurtrière conduite par la police, la résistance pacifique et déterminée de centaines de milliers de personnes, principalement des jeunes, n’a pas été vaincue. Les manifestations de Taksim se sont transformées en de multiples rencontres et actions très diverses qui ne réunissent certes pas des foules mais qui se poursuivent encore aujourd’hui, sans discontinuer.
Comment comprendre cette « révolte étonnante ? » Révolte aux multiples rapports de domination, révolte aux anciens modes de mobilisation, révolte à la violence. Sans examiner ses dynamiques sociopolitiques et historiques, il est très difficile d’analyser cette résistance « inattendue » et de saisir comment et pourquoi l’aspiration à la liberté, à la civilité, à l’anti-violence se manifeste ainsi dans la Turquie contemporaine. 

Radicalisation et répression

En Turquie l’État, en s’imposant comme la figure centrale de la démocratie, a donné au régime une dimension autoritaire, notamment du fait que l’armée y a pris le pouvoir à plusieurs reprises. Depuis les premières élections libres et l’alternance démocratique en 1950, la vie politique y a été rythmée par des cycles décennaux : en 1960 avait lieu le premier coup d’État militaire ; en 1971 le deuxième ; enfin en 1980 le troisième.
Entre les années soixante et quatre-vingt, l’espace militant contestataire était principalement occupé par la gauche qui rassemblait des centaines d’organisations légales et illégales. Ce vaste mouvement englobait dans sa stratégie l’ensemble des causes politiques défendues par l’opposition et jouait un rôle essentiel dans l’écriture du répertoire militant. Pour faire face à la répression de l’État, la contestation s’est radicalisée à différentes échelles : des formes de lutte de guérilla sont apparues, plusieurs organisations révolutionnaires se sont constituées… Dans les années 70, des leaders révolutionnaires ont été emprisonnés ou exécutés et cela a renforcé la logique de contre-violence et a participé à l’écriture du répertoire militarisé. Cette radicalisation du mouvement de gauche a augmenté les coûts de l’engagement et a conduit à des divisions dans le mouvement donnant lieu à des conflits internes meurtriers.

Une résistance paralysée et traumatisée

En 1980, afin d’empêcher et de réprimer les formes de mobilisations massives dans le pays, l’armée s’empare du pouvoir pour installer un nouveau régime. Celui-ci ne sera confié aux civils qu’en 1983 (mais toujours sous contrôle militaire). Dans ces années de terreur, des centaines de militantEs sont tués, un million de personnes sont confrontées aux interrogatoires de police... L’opposition est dispersée car tous les syndicats, associations, partis de gauche sont interdits et les militantEs politiques tuéEs, emprisonnéEs, exiléEs ou condamnéEs à la clandestinité. La peine de mort, par exemple, est requise même contre les syndicalistes. Ce régime qui gagne en stabilité à long terme, traumatise durablement une génération pour laquelle il devient impossible de concevoir un engagement politique au cours de la décennie suivante.

Un nouveau cycle de contestation

Que s’est-il passé dans l’espace militant protestataire en Turquie depuis le climat de paralysie qui s’était installé dans le pays à la suite du coup d’État militaire de 1980 ? Malgré la répression meurtrière qui ne permet à aucune opposition de s’exprimer, les nouveaux mouvements, d’une manière inattendue, sortant du cercle traditionnel, partant d’autres suppositions, parlant de rapports sociaux « inconnus », réussissent à activer des scènes de dissensus et déclenchent un nouveau cycle de contestation en Turquie autour de causes inédites. La répression qui frappe le mouvement de gauche donne en effet du relief aux revendications basées sur la sexualité, le genre et les appartenances ethniques qui prennent une place sans précédent dans l’opposition.

Le privé devient politique

Le mouvement féministe est le premier qui a émergé durant cette période de peur et de paralysie. Ses fondatrices ont antérieurement connu une phase de militantisme partisan dont elles ne gardent pas un bon souvenir. Une fois les hommes emprisonnés, elles se sont trouvées psychologiquement abattues, mais « libres » de partager leurs vécus et de réfléchir sur leurs expériences en tant que femmes et sur les rapports sociaux de sexe dans leurs organisations. Les « groupes de conscience » servent de catalyseurs au mouvement (voir encadré). Le mouvement féministe fait figure d’initiateur, il sert d’incubateur à l’apparition de différents mouvements comme les écologistes, les libertaires, antimilitaristes et le mouvement LGBT qui adoptent son mode d’organisation et d’action. C’est grâce aux critiques des pionnières féministes que la question de l’orientation sexuelle peut trouver sa place. Avec les années 1980, les problèmes qu’on supposait être privés et confidentiels sont devenus publics ; la sexualité est sortie de son abri.

Un espace militant multicolore et interdépendant

Patriarcat, hétérosexisme, écologie, antimilitarisme, féminisme, écologie sociale… Ce cycle de contestation naît à travers la diffusion des nouvelles idées et la circulation de causes inédites. L’anti-autoritarisme est l’esprit à l’origine de ce cycle qui entraîne un changement majeur dans les formes d’action collective.
Le besoin d’agir ensemble contre la répression étatique, favorise également des alliances avec le mouvement de gauche, malgré les défiances. Le caractère multiorganisationnel de l’espace militant en Turquie s’articule à travers le besoin de se solidariser contre la répression. Mais cette collaboration n’empêche pas l’autonomisation des acteurs.

L’émergence du mouvement contestataire actuel

L’émergence de mouvements contestataires autour de causes inédites ainsi que leur convergence, depuis 30 ans, ont une influence sociale qui entraîne des conséquences. Les convergences entre différents mouvements contestataires donnent lieu à l’apprentissage des luttes communes, la diffusion des concepts, l’enchevêtrement des répertoires, la multipositionnalité des militantEs. Ceux-ci édifient de nouveaux champs de débats politiques liant les problématiques de sexe, de classe, de nationalité, d’appartenance ethnique, d’orientation sexuelle. Cette interdépendance crée une possibilité d’articulation des différentes causes politiques. Ces mouvements, à force d’être interdépendants dans le contexte conflictuel, portent une volonté d’être non-identitaires.
Vers 2010, en Turquie, les organisations structurées se trouvent en perte de puissance dans l’espace militant. Les mouvements se reconstruisent en englobant des formes d’organisations fluides ou passagères, les communautés et les réseaux militants.
L’émergence des réseaux sociaux sur internet et de nouveaux outils de communication renforce et met en avant ces communautés qui se sont substituées aux organisations pour la diffusion des informations ou pour la communication. Elles permettent le croisement des militantEs et des multiples réseaux, la combinaison de différents répertoires, la diffusion des idées… Sur cette base, le nouveau cycle de contestation naît comme une pluralité de relations, à partir des années 2010. Ce registre d’action non partisan renforce la capacité à créer des manifestations imprévues, malgré le contexte répressif. L’autonomie provoque la pluralité et la fluidité qui permettent, à leur tour, d’inventer de nouvelles méthodes d’action en déconstruisant le vocabulaire politique de l’espace militant.

L’agir politique, une capacité à inventer de nouveaux chemins

Les mobilisations de ces quinze dernières années en Turquie se constituent de plus en plus comme relation. L’affaiblissement considérable du sentiment d’appartenance à un collectif et à une identité sociale ou politique n’affecte pas la capacité d’action collective.
L’expérience turque montre que la contestation contre la répression n’est pas condamnée à la violence. Même si l’extrême violence en tant que rapport de force, anéantit la possibilité même de l’action collective, dans l’espace militant en Turquie, naissent des « révoltes étonnantes », des tentatives de civiliser la révolution par des méthodes anti-violentes, par des politiques positives. Cela rappelle le constat de la philosophe Hannah Arendt qui souligne que « l’être humain lui-même possède manifestement le don de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons, dans le langage courant, agir ».

Pinar Selek
Sociologue, docteure en Science Politique, membre de Silence.
Auteure de Loin de chez moi…mais jusqu’où ?, Ed. iXe, 2012, La maison du Bosphore, Ed. Liana Lévi, 2013, Devenir homme en rampant, Ed. L’Harmattan, 2014.

Une société qui évolue doucement...

La montée d’un mouvement contestataire novateur n’a pas empêché le parti conservateur et libéral AKP, de Recep Tayiip Erdogan, de remporter les élections municipales en mars 2014 puis les élections présidentielles en aout 2014. En effet, estime Pinar Selek, « nous pouvons souligner que les gains de ces mouvement ( sociaux et politiques d’émancipation) ne sont pas toujours structurels. La mobilisation influence épisodiquement les politiques publiques, mais les structures politiques gardent leur caractère nationaliste et militariste, tout en utilisant les nouvelles politiques néoconservatrices et néolibérales ». Le changement se fait pas à pas...

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