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Corse : un vivier d’alternatives à Ajaccio

Michel Bernard

A Ajaccio, le « bâtiment de la petite vitesse » est partiellement occupé par la coopérative d’activités alternatives SCOPA, un collectif associatif non hiérarchisé où se retrouvent artistes, artisans et militants.

Le long du port d’Ajaccio, deux grands axes de circulation (1) encadrent la voie ferrée. Près de la gare, un bâtiment bien visible présente un aspect curieux. Devant se trouve un bateau d’une dizaine de mètres de long, aux couleurs bariolées, sur lequel Simon Berner achève la restauration de cette embarcation. Simon, britannique, travaille depuis de nombreuses années dans le port. Il a repéré des bateaux à l’abandon et a négocié pour en récupérer deux. Le premier, coupé en deux, sert de scène de théâtre sur les flancs du bâtiment. Le deuxième, restauré, est destiné à un projet de promenades en mer pour des enfants corses qui n’ont jamais eu l’occasion de monter sur un bateau. Cette opération doit se concrétiser au printemps 2015.

Mise en selle

Alain Barrinet est impliqué dans l’Altertour (2) pratiquement depuis ses débuts. Cet enseignant est passionné par le potentiel des vélos comme mode de déplacement. Avec un ami qui travaille à l’Ademe (3), ils ont mis en place l’association Vélocita qui milite pour l’aménagement d’une première piste cyclable dans la commune.
Lorsque, en 2009, la ville lance un appel d’offres pour mettre en place un système de vélos en libre-service, l’association fait une contre-proposition : au lieu d’un dispositif qui profitera surtout aux touristes, elle propose de mettre en place un prêt de vélos aux Ajacciens. Cela coupe l’herbe sous le pied des publicitaires, qui négocient le plus souvent la gestion des vélos contre l’implantation de panneaux de propagande productiviste.
Vélocita a récupéré rapidement une trentaine de vélos qui ont été restaurés. Ils sont prêtés contre une adhésion annuelle de 5 euros puis une participation mensuelle de 3 euros. Il n’y a ni vente ni location, seulement une « mise en selle ». Il s’agit d’apprendre aux gens à apprécier le vélo, à l’entretenir, puis à trouver chacun le sien.

Un entrepôt qui fait le bonheur de beaucoup de gens

Vélocita a besoin de place pour stocker et entretenir les vélos. Simon Berner a besoin de place pour restaurer ses bateaux.
La compagnie de chemin de fer met en location un bâtiment inutilisé à proximité de la gare (4). En 2009, Alain, Simon et Esther s’associent pour en louer un quart (5). Le loyer est assez modeste au vu du volume (800 euros par mois). Des travaux d’aménagement sont réalisés : pose d’un plancher pour créer un étage, escaliers, cloisonnement, étagères… 15 000 euros sont investis, surtout payés par les fondateurs. En 2010, ils décident de créer l’association Scopa pour animer le lieu. Elle se définit ainsi :
• stimuler l’imagination et faire émerger les pratiques alternatives ;
• promouvoir des pratiques respectueuses de l’humain et de la nature ;
• favoriser et organiser, dans un esprit de convivialité et de solidarité, l’entraide et l’échange ;
• expérimenter une organisation non hiérarchisée.
Scopa est un jeu de mot : c’est à la fois le nom d’un jeu de cartes, d’une plante et l’acronyme possible de Société coopérative de production associative, artisanale, artistique…
Très vite, l’espace disponible attire du monde.

Operae

L’association Operae est la première à rejoindre Scopa. Elle a pour objet d’aider le monde du travail à penser le travail et les mutations qui le transforment. Pour cela, l’association conçoit et développe des projets artistiques et d’études qui donnent la parole aux personnes concernées.
Elle fait le lien entre l’entreprise et un intervenant artistique (metteur en scène, écrivain, cinéaste, photographe...). Le processus de création artistique, conjointement mûri entre les travailleurs et l’artiste, permet de décaler le regard et de s’interroger sur les représentations du travail.
L’association travaille notamment avec Pôle emploi.
Dans le cadre de Scopa, elle a mis en scène Quand dois-je partir  ?, une pièce de théâtre qui se déroulait dans le bâtiment, avec une trentaine d’acteurs amateurs membres de l’association Scopa et le public qui se déplaçait de pièces en pièces. Cela reste un moment fort pour le lieu car cette initiative a lancé l’une des rares démarches collectives impliquant l’ensemble des utilisateurs du lieu.

Corsica Doc

Corsica Doc, festival international annuel du film documentaire, existe depuis 2006. Chaque année, en novembre, une quarantaine de films sont présentés, accompagnés de plusieurs prix, d’expositions photographiques…

Art primitif

Jean-Claude Joulian dispose d’une pièce pour y mener ses recherches artistiques. Il est arrivé en 2011. Il travaille essentiellement à partir de bois de récupération (bois de chantier, bois flotté…) qu’il décore à la manière des aborigènes et des peuples premiers. Au moment de notre passage, il finissait la mise au point d’un petit théâtre portatif inspiré d’un kamishibaï, modèle utilisé par les moines japonais. Réalisé en noyer récupéré, il est destiné à être utilisé par sa compagne, qui travaille avec des enfants handicapés. Après avoir ouvert le kamishibaï, on raconte une histoire en faisant passer derrière le décor des feuilles dessinées.

Lolikraton

Depuis 2011, Laurence a installé son atelier de confection de meubles et objets en carton à Scopa. Ancienne disquaire, elle s’est reconvertie dans cette activité après avoir été formée par Eric Guiomar, de la compagnie Bleuzen (6). Elle réalise des meubles à la demande et anime des stages de formation pour ceux qui veulent se lancer à leur tour dans cette activité.
Pour compléter ses revenus, elle développe par ailleurs une activité de maroquinerie.

Fanfreluche et tout le tralala

Cécile Eliche, costumière et confectionneuse de marionnettes, est arrivée dès le début du projet. Elle a un statut d’intermittente du spectacle et ne manque pas de travail : elle est l’une des seules à exercer ce métier sur l’île, et travaille donc avec la plupart des compagnies de spectacle.
Elle figure parmi ceux qui ont tout fait pour dynamiser une démarche collective au sein de Scopa. Pour cela, elle a mis en place des ateliers de couture nommés « C’est moi qui l’ai fait », où ses outils sont mis à la disposition de ceux et celles qui veulent apprendre à confectionner leurs vêtements.
Pour participer à cette activité, il fallait adhérer à Scopa (2 euros par an), ce qui a beaucoup aidé à élargir le nombre de personnes qui fréquentaient le lieu.
Cécile vient de décider d’arrêter ces ateliers car elle se sent trop seule et regrette le manque d’échanges entre activités.

D’autres artisans d’art

Saveria Geronimi a créé son activité Germe créateur bijoux en 2006 à Londres. Elle travaille surtout le métal et plus particulièrement l’argent. Elle est revenue dans son île natale et s’est installée dans les locaux collectifs de Scopa.
Stéphanie Leger crée des objets de décoration originaux : lampes, encadrement de miroirs, étagères... Elle propose, sous le nom de Lastena, des créations réalisées avec un mélange de bois flotté et de palettes.
Emmanuelle Thomas créé des sacs, accessoires... avec du cuir, de la voile et des matériaux de nautisme sous la marque Latitude 42.
Barbara Cardone donne sur place des cours de musique et de chant. Outre cette activité professionnelle, elle anime bénévolement une chorale.

Un collectif qui se cherche

Une vingtaine de personnes se retrouvent dans un groupement d’achat mis en place au niveau du bâtiment. Court-Circuit entend lutter contre la main-mise des supermarchés et organise deux activités : le regroupement de commandes de produits bios secs (farines, légumineuses, céréales…) directement à un grossiste, et le dépôt sur place de produits locaux (œufs, miel, fromages, charcuterie…) : chaque producteur gère son stock et sa caisse, les personnes qui se servent indiquant sur un cahier ce qu’elles ont pris. Concrètement, avec une vingtaine de personnes, le système fonctionne. Plutôt que de grossir, le but est de favoriser l’émergence d’autres groupes du même genre à Ajaccio, quitte à se regrouper pour certaines commandes. A chaque commande, les personnes extérieures au groupe sont invitées à une réunion d’information puis participent à une commande pour y prendre goût. Un deuxième groupe a ainsi vu le jour, et un troisième est en cours de constitution (7).
Les repas communs et des réunions mensuelles sont les seules activités régulières communes à l’ensemble des utilisateurs des lieux. Si Simon Berner ne semble pas préoccupé par cette juxtaposition d’activités, Alain Barinet a plus de regrets. Il note que le désir de départ de fonder une « zone alternative » n’est pas repris par l’ensemble des personnes présentes aujourd’hui. Lors de l’assemblée générale, une minorité a dû céder sur la question des subventions : seuls trois sur cinquante — deux ayant une activité non rémunérée, le troisième simple adhérent — voulaient rester autonomes vis-à-vis des institutions publiques.
Alain Barinet note aussi d’autres limites. Dans les statuts, il a été prévu un fonctionnement s’appuyant sur la communication non-violente : décision au consensus pour faire avancer les projets quand se présente un désaccord. Certains outils comme le cercle de paroles ont été testés et abandonnés. De fait, le meilleur lieu de résolution des conflits est le repas commun hebdomadaire, auquel participent régulièrement quelques personnes.
Si le lieu s’affirme comme alternatif, Alain Barinet s’étonne du manque de liens avec les activités extérieures. Il cite comme exemple les manifestations en soutien aux Palestiniens pendant l’été 2014 : alors qu’il y a eu entre 60 et 150 manifestants lors de trois rassemblements, on n’y trouvait pratiquement aucun membre de la centaine de personnes qui fréquentent aujourd’hui Scopa.
Une tentative de mettre en place une ressourcerie sur place ne s’est pas concrétisée. Après deux « marchés gratuits » qui ont été une bonne ouverture sur l’extérieur, deux personnes ont proposé d’ouvrir une « zone de gratuité » permanente. Il n’y a pas eu de consensus.
Les limites sont donc nombreuses : beaucoup semblent utiliser les lieux sans trop se poser de questions sur sa gestion. Le concept d’autogestion n’est porté que par quelques-uns.
Dans les statuts, il était prévu que l’on ne puisse siéger au conseil d’administration que deux ans. Dans les faits, cela ne marche guère : il y a cinq membres officiels et une dizaine d’invités (un par activité) et même si, officiellement, les noms tournent, ce sont les mêmes qui animent le lieu. Le problème est encore plus profond en assemblée générale, où la centaine d’adhérents n’a pas une vision d’ensemble, beaucoup n’ayant rejoint le groupe que pour participer à l’une des activités.
Pour le moment, cela n’a pas eu de conséquences fâcheuses, mais il y a des inquiétudes. Maintenant que ce navire alternatif a été mis à l’eau et qu’il avance à son rythme, il s’agit de se prémunir contre de possibles tempêtes.

M. B.

Contacts
• Scopa, bâtiment de la petite vitesse, Terre plein de la Gare, 20090 Ajaccio, tél : 04 95 51 47 16, http://association-scopa.jimdo.com
• Atelier Véliberta, Alain Barinet, tél : 04 95 51 47 16
• Simon Berner, tél : 06 81 12 44 24
• Operae, Jenny Delécolle, tél : 06 78 26 20 54
• Corsica Doc, tél : 06 13 21 39 87, corsica.doc@orange.com
• Jean-Claude Joulian, tél : 06 74 17 50 73
• Lolikraton, Laurence, tél : 06 18 27 42 52
• Cécile Eliche, tél : 06 13 72 24 40
• Germe créateur Bijoux, Saveria Geronimi, saveria2a@yahoo.fr
• Lastena, Stéphanie Léger, stephanie.leger@orange.fr
• Latitude 42, Emmanuelle Thomas, manouthomas@yahoo.fr

(1) Le cours Napoléon et le boulevard Bonaparte, qui prolonge le quai Napoléon… Vous êtes dans la ville natale de…
(2) Chaque année, l’Altertour organise une randonnée cycliste reliant des lieux alternatifs. Voir le programme dans les numéros de juin de Silence.
(3) Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (établissement public)
(4) Ce grand hangar dit « de la petite vitesse » devait servir à l’entretien du matériel ferroviaire, mais n’est jamais entré en fonction du fait du ralentissement de l’usage du train sur l’île.
(5) Le reste du bâtiment est actuellement occupé par une école de cirque, un mur d’escalade Corsica-Roc et par la compagnie Points de suspension, créatrice de spectacles et animatrice dans le milieu scolaire. L’ensemble est géré par l’association de la Petite vitesse, seul interlocuteur pour le bailleur, qui mutualise les abonnements à l’eau, à l’électricité et à un service de reprographie. Elle organise deux réunions par an pour traiter les grandes orientations collectives.
(6) Compagnie Bleuzen, 21, rue de la Chapelle, 91670 Angerville, tél : 01 69 95 21 28, www.compagnie-bleuzen.com
(7) courtcircuit2a@gmail.com

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