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Manger local, bio et de saison, c’est souhaitable et c’est possible

Michel Bernard

L’Association balanine d’agroécologie a entamé un processus de relocalisation de l’alimentation, notamment par le lancement d’un marché de producteurs à Lumio en juillet 2011. Une dynamique qui encourage l’installation en agriculture biologique.

Pour un Corse, il est de plus en plus fréquent de prendre sa voiture pour aller se fournir dans une grande surface où sont vendus des produits importés. Pourtant, sur l’île, de nombreuses surfaces agricoles de qualité sont disponibles, et un mouvement s’est engagé pour relocaliser l’économie alimentaire, notamment dans la région de Balagne, au nord-ouest de la Corse, autour de Calvi et l’Ile Rousse.

Passer du discours à la pratique

Fabien travaille depuis dix ans sur les questions d’agroécologie, de permaculture et de jardinage écologique. Nous l’avons déjà rencontré lors d’un reportage en Seine-Saint-Denis, où il animait le jardin partagé de l’association « Le sens de l’humus », dans les murs à pêches de Montreuil (1). Ayant grandi en Corse, il souhaitait alors revenir sur l’île, ce qu’il a fait en 2010. Il a alors entamé des discussions lors de soirées avec des personnes sensibilisées à l’agroécologie et à la permaculture.
Le point central du débat porte sur l’abandon des terres agricoles de la région de Balagne et sur la possibilité de relancer une agriculture paysanne de proximité. Parmi ceux qui participent aux réunions, on distingue Roberto et Valérie, qui souhaitent s’installer en maraîchage bio, Abigail, arrivée pour la première fois douze ans plus tôt pour des stages scientifiques de biologie, Sibylle, qui a un projet d’arboriculture, Manette, qui a suivi une formation de vigneron et à un projet de maraîchage, Stan, ingénieur en mécanique qui se lance dans la distillation avec des appareils construits par lui-même, Frédérique, technicienne à la chambre d’agriculture… Tout le monde est tenté par les discours de Pierre Rabhi, le mouvement Colibri, la décroissance… et veut passer à la pratique.
Après un an de discussions, il est décidé de se structurer en association pour lancer une première action concrète : créer un marché de producteurs pour favoriser la consommation locale.

Un marché qui prend de l’ampleur

Les marchés ne sont pas très courants en Corse. Il existe quelques marchés couverts, comme à l’Ile Rousse où les producteurs sont minoritaires. Celui de Calvi est resté pendant des années très peu utilisé. Jadis, les tragulini, marchands ambulants, passaient dans les villages. Ils ont presque totalement disparu avec le développement de la voiture.
La commune de Lumio (1300 habitants, village perché à l’est de la plaine) a accueilli le projet. Un appel est lancé pour y attirer des producteurs locaux. Le premier marché, en juillet 2011, réunit neuf stands. Le processus est enclenché : cela intéresse aussi bien les producteurs que les consommateurs. Dès le mois d’août, ce sont déjà une quinzaine de producteurs et d’artisans qui viennent chaque semaine, et les clients sont au rendez-vous. Après la saison touristique, il est décidé de prolonger jusqu’en octobre, puis succès aidant, jusqu’à Noël. Certains décident alors de poursuivre tout l’hiver… depuis il se tient tout au long de l’année, toutes les semaines.
Il y a aujourd’hui plus d’une trentaine d’adhérents, mais tous ne viennent pas à chaque occasion. Le jour de notre passage, on comptait 18 stands. Au fil du temps, la diversification s’est affirmée : deux maraîchers se sont installés à proximité, et des apiculteurs, éleveurs et pêcheurs se sont joints à l’initiative, de même que des artisans qui transforment des produits alimentaires locaux (biscuits, confiture…). Il y a eu beaucoup de demandes de la part d’artisans d’art ; pour éviter de tomber dans une démarche éloignée de l’agriculture, cela a été limité à des produits en lien avec l’alimentation (poterie, paniers…). L’évolution engagée est de permettre une meilleure autonomie alimentaire.
La dynamique est lancée, et plusieurs autres marchés se lancent, avec plus ou moins de succès, dans plusieurs villes et villages de la région. 3 ou 4 d’entre eux semblent désormais s’installer durablement dans le paysage balanin.

Reconquête des terres agricoles

Cette démarche coïncide avec un certain regain d’installations agricoles. D’une part, la région n’est pas très développée en matière de production écologique, mais de plus il y a une histoire spéciale liée à la terre en Corse. Pour des raisons « coloniales », pendant près de deux siècles, une disposition spéciale a entraîné des situations d’indivision insurmontables et l’abandon des terres (2).
Pour contourner cet imbroglio, il est possible de créer sur l’île des associations foncières de propriétaires (AFP), qui permettent, sous contrôle de la préfecture, d’utiliser des terrains même sans en connaître précisément tous les propriétaires. Quatorze AFP ont déjà vu le jour en Corse, dont deux en Balagne, dans les communes de Pigna et Lama. Cela permet à un jeune qui veut s’installer d’avoir un seul interlocuteur.
Grâce à cette disposition, on a observé ces dernières années un frémissement dans le domaine agricole, d’autant plus marqué en Balagne que cette région, hors du tourisme, est en hausse démographique, avec de nouveau un lent déplacement des habitants de la côte vers les villages en hauteur qui désormais regagnent de la population.
Après avoir lancé le marché, la deuxième action de l’association a été de mettre en place différentes initiatives pour favoriser l’installation de personnes ayant une démarche locale, si possible bio, ou a minima respectueuse de l’environnement.

Un réseau d’entraide

Cela passe notamment par des réunions, des aides administratives et, ce qui crée du lien, par des chantiers participatifs. Ces derniers peuvent réunir jusqu’à 35 personnes en un week-end : gaulage des amandiers, montage d’une clôture anti-lapins… Les participants sont autant des producteurs que des « mangeurs ». En échange, les bénéficiaires assurent le pique-nique.
La présence de Frédérique, technicienne oléicole à la Chambre d’agriculture, crée un lien entre des porteurs de projets agricoles de petites tailles et l’institution que représente la Chambre d’agriculture.
Fabien, référent local pour l’association de permaculture Brin de paille, travaille aussi en lien avec l’université de Corse, où désormais les notions de permaculture ne sont plus inconnues.

Diversification

La présence des producteurs bio dans l’ensemble des activités, sans exigence de labels pour être présents sur le marché, a favorisé le débat entre les différents types de producteurs.
L’association souligne également l’importance d’avoir un modèle économique cohérent sur le plan social. Ainsi, sollicités pour organiser des banquets lors d’événements, ils se sont posé la question de la juste rémunération : on ne peut pas seulement les inviter pour « présenter » leurs aliments, il faut aussi intégrer le coût du travail de restauration.
Ils ont aussi mis en place, avec les producteurs, la vente de paniers garnis de produits qui se conservent, vendus pendant les fêtes de fin d’année (entre 20 et 50 par action). En partenariat, le point info énergie de l’Ile-Rousse (3) organise des jeux d’économie d’énergie en offrant de tels paniers.
Quelques AMAP existent sur l’île (4), et la solution du marché, moins contraignante, est complémentaire. Ils travaillent actuellement sur un système de livraison de produits avec commande par internet.
L’association a adhéré au Réseau rural corse (5), lieu d’échange sur les expérimentations, et interlocuteur de différentes institutions pour débattre des améliorations de législation, d’aides financières, etc. Cela a permis aux membres de connaître d’autres initiatives, de savoir ce qui marche ou pas. Un débat s’y tient notamment sur les questions de mobilité, sur le maintien des personnes âgées à domicile…
Pendant les deux premières années, l’association n’a reposé que sur le bénévolat. Désormais, Abigail est salariée, grâce à un contrat aidé financé par le Conseil général. L’association bénéficie aussi d’autres financements pour ses nombreux déplacements (6).
Avec la réforme des activités périscolaires, l’association a répondu aux demandes des mairies en proposant deux modules différents : l’un sur le jardinage, l’autre sur le mieux-vivre ensemble et la communication non-violente (7). Sur 36 communes, une dizaine ont répondu favorablement et l’animation a commencé à l’automne 2014. L’association ne sert que d’intermédiaire, les salaires étant versés par l’État directement aux animateurs.

Parler à tout le monde

En ne mettant pas ses idées sur un piedestal, en ne limitant pas la démarche seulement aux bios, en s’adressant le plus possible à tout le monde, en essayant d’être plus pragmatique que théorique, le petit groupe de départ a su s’élargir, même si le fonctionnement démocratique de l’association reste à améliorer : le choix d’un conseil d’administration au fonctionnement collégial, œuvrant largement au consensus et utilisant les méthodes de communication non violente, aurait nécessité un gros travail de formation et d’inclusion des adhérents, que l’énergie nécessaire à l’animation du marché a pour l’instant mis au second plan. Du coup, certains adhérents ont du mal à comprendre et à s’impliquer dans le fonctionnement de l’association. Pour remédier à cela, l’association envisage désormais d’élargir son conseil d’administration à un collège de « mangeurs » et un collège de producteurs, et de mettre en place une discussion permanente sur tous les sujets liés à son fonctionnement, utilisant notamment les outils internet.

M. B.

• Una Lenza da Annacqua, Association balanine d’agroécologie, 14, avenue de la Place de l’Eglise, 20260 Lumiu, tél : 06 48 94 29 78, unalenza@gmail.com

(1) Voir Silence no 359.
(2) L’arrêté Miot a levé, pendant deux siècles, les droits de succession sur les terres et évité ainsi de payer des taxes. Il n’a été supprimé qu’en 2014. Cela devrait avoir deux conséquences : favoriser l’acquisition de terres agricoles… mais nourrir les désirs des promoteurs.
(3) Primusole, Immeuble Gineparo, 20220 L’Ile-Rousse, tél : 04 95 47 12 61. Les cinq autres points énergie de la Corse se trouvent sur internet : www.infoenergie-corse.com
(4) Les AMAP en Corse :
• Jean-Marie et Valérie Brunini, chemin de Fornello, 20230 Santa-Lucia-di-Moriani, tél : 04 95 38 44 78 ou 06 28 69 94 23. Maraîchers biologiques en plein champ, certifié bio, pionniers en diffusion par AMAP en Corse.
• AMAP Porto-Vecchio, amapovo@orange.fr
(5) Réseau rural corse, Fabien Arrighi, CPIE, tél : 04 95 54 09 86, farrighi@cpie-centrecorse.fr
(6) En Corse, du fait des reliefs, on ne se déplace pas vite : lors de notre tournée en voiture, nous avons roulé à 35 km/h en moyenne.
(7) En lien avec l’Association pour une fondation de Corse, voir p. 5.

37 producteurs à ce jour

Maraîchers

  • • Emmanuelle et Paul Fondacci : maraîchage certifié bio et huile d’olive appellation d’origine protégée (AOP) et certifiée bio, E Lenze e L’Aliva Balanina, Santa Reparata
  • • Didier Tchakmak : maraîchage certifié bio, Belgodère
  • • Julie Gouin : maraîchage certifié bio, Le Joli Jardin de Julie, Pigna
  • • Patrick Perrin : maraîchage non traité, Montegrossu
  • • Virginie Da Luz : maraîchage et verger certifiés bio, Ortu di l’Oru, Suare
  • • Emmanuelle « Manette » Taberlet : maraîchage certifié bio, A Zucca Bella, Belgodère

Arboriculteurs

  • • Jean-François Leoni : agrumes non traités, Aregno

Oléiculteurs

  • • Julien Fauconnier : huile d’olive AOP et certifiée bio, Speloncato
  • • Thierry Cervoni : huile d’olive AOP, Muro
  • • Daniel Cartayrade : huile d’olive AOP, A Sabina di Zilia, Zilia

Vignerons

  • • Marjorie et Richard Spurr : vin non certifié mais pratiques respectueuses, l’Enclos des Anges, Calvi.

Apiculteurs

  • • Thierry Bras : miel appellation d’origine contrôlée (AOC) et produits dérivés, l’Umbrone, Lumio
  • • Pierre-Henri Carboni, miel AOC et certifié bio, produits dérivés, Calenzana
  • • Camille Comte : miel AOC, Belgodère
  • • Estelle, François et Jean-Claude Gras : miel AOC et produits dérivés, A Matricula, Santa Reparata

Eleveurs

  • • Gilles Loubat et Marie-France Battestini : producteurs de charcuterie fermière et adhérents à l’AOC, Charcuterie di Petra
  • • Régine Heitzler : fromage de brebis fermier mention Casgiu Casanu, Muro
  • • Jean-Pierre Aurenty : fromage de chèvre fermier mention Casgiu Casanu, Novella
  • • Ilda et Cosima Penciolelli : fromage de brebis fermier mention Casgiu Casanu, GAEC a Pasturella, Corte (hors Balagne, exception pour favoriser la diversité de l’offre)
  • • Paul Luciani : fromage mixte chèvre-brebis fermier mention Casgiu Casanu, à Venaco (hors Balagne)
  • • Fortuné Savelli : fromage de chèvre mention Casgiu Casanu, Belgodère

Distillation d’huiles essentielles

  • • Julien Fauconnier et Stan Leclercq : huiles essentielles certifiées bio, distillation de qualité et faibles volumes, Speloncato

Patrons-pêcheurs

  • • Mathieu Taillefer : pêche locale du jour, Lumio
  • • Jérôme et Céline Poggi : pêche locale du jour, Galeria

Artisans alimentaires

  • • Véronique Bergot : croquants et pâte d’amande, nombreux ingrédients locaux et bio, Croc’Han, Corbara
  • • Cécile Françon : tisanes et macérations de plantes aromatiques et cosmétiques, attentive au choix des ingrédients, principalement en cueillette sauvage, Calvi
  • • Pascale Maestracci Fourmy : biscuits salés, cucciole, Saliti di Corsica, Montegrossu
  • • Pierre Vincensini : biscuits, confitures, pâtisseries, tartes salées, Les biscuits de Babbò, l’Ile-Rousse
  • • Axelle Claveau : artisan confiseur, nombreux ingrédients locaux, Axou Confiseries, Lumio
  • • Marie-Ange Castellani : confitures, caviars & sauces, sels aux herbes, l’Ile-Rousse
  • • Ninon Catto : fabrication de pain au levain et farine certifiée bio moulue sur meule de pierre, Belgodère
  • • Nathalie Liccia : confitures, pâtisserie corse, bastelles, pissaladière, La Boîte à Gâteaux, Calenzana

Plants

  • • Stéphane Catella : plants potagers, fleurs, plantes endémiques corses, Reginu

    Artisans d’art en lien avec l’alimentation
  • • Virginie Bareille : poterie charte Strada di l’Artigiani, Atelier Kinaï, Cateri
  • • Carole Fanet : poterie charte Strada di l’Artigiani, Caruli , Aregnu
  • • Annick Rony : vannerie charte Strada di l’Artigiani, Vannerie de tradition corse, Calenzana
  • • Virginie Torelli : artisan verrier charte Strada di l’Artigiani, Atraverre, Calvi
Quelques limites possibles à la bio

Radioactivité. Julien Fauconnier est le fils du Dr Fauconnier, qui a alerté dès les années 1990 sur les retombées en Corse du nuage radioactif de Tchernobyl. La polémique est toujours en cours sur les conséquences sur la santé (hausse des maladies de la thyroïde) et on peut s’interroger sur la pollution actuelle des sols. En Balagne, à l’ouest des montagnes, les retombées radioactives ont été plus faibles que dans l’est de la Corse. Des mesures réalisées notamment par la coopérative Alimea (voir reportage pages suivantes) montrent un faible niveau de contamination dans les produits cultivés. Il y a plus de précautions à prendre pour certains produits sauvages (champignons, sangliers…).

Déchets. Pendant des années, la déprise des terres agricoles a permis à des entreprises peu scrupuleuses de se débarrasser à bas prix de différents déchets. Ces dépôts étant clandestins, il y a toujours un risque de pollution des sols pour ceux qui s’installent aujourd’hui sur des terres dont l’historique n’est pas connu.

Pollution aérienne. Pour lutter contre le risque d’incendie en période de sécheresse, les autorités ont été souvent amenées à pulvériser des « retardateurs de flammes » par avion. Bio ou pas bio, tout le monde peut en prendre sur ses cultures. Avec la multiplication des moustiques tigres venues du sud, qui peuvent être porteuses de maladies, les agriculteurs bio craignent que par avion des insecticides soient à leur tour répandus par avion qui pourraient nuire aux abeilles.

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