Dossier Alternatives Initiatives autres

Corse : Droits paysans

Michel Bernard

Jean-Yves Torre milite depuis de très nombreuses années pour le droit de cultiver les terres à l’abandon, pour favoriser l’entraide locale et internationale, préserver l’environnement et vivre simplement.

La région de Vico, à l’écart des circuits touristiques, connaît une baisse démographique, et les terres abandonnées y sont nombreuses. C’est sur des terres d’abord occupées illégalement, puis régularisées, que Jean-Yves Torre, enfant du pays, a développé de multiples activités : agriculture surtout vivrière, accueil écologique touristique et travail du cuir. Non sans mal…

Parcours militant

Son oncle était berger dans les montagnes. Enfant, il l’accompagne et veut faire le même métier. A l’âge de 15 ans, en pleine effervescence post-soixante-huitarde, il quitte le domicile familial et commence un périple en dehors de l’île. Sur le Larzac, il découvre les communautés de l’Arche (1) et y reste un moment. Il rejoint des communautés en ville, vit de petits boulots pendant un temps, puis revient s’installer dans son village natal avec sa compagne.
Il retape une vieille ferme trouvée par son oncle, et développe une activité de berger avec quelques dizaines de chèvres et de brebis. S’inspirant des démarches d’autonomie rencontrées dans les communautés, il suit des formations de tisserand pour utiliser la laine des brebis, et de sellier pour en exploiter le cuir. Il relaie l’information autour de nombreuses luttes. Il crée un groupe local du Mouvement pour une alternative non-violente (2). Cela ne plaît pas forcément à ses voisins plus traditionalistes. En 1974, alors qu’il est absent, sa maison est incendiée et son troupeau abattu, les cadavres disposés en cercle autour des ruines de la ferme.
Il quitte alors son village natal et se retrouve un temps dans un squat à Ajaccio. Il développe son activité de travail du cuir, se forme au tissage. Il s’investit dans le local, notamment en solidarité avec les gitans et les petits pêcheurs en difficulté. Ne voulant pas rester en ville, il rejoint une communauté à la campagne, près d’Ajaccio.
En 1975, il assiste à la naissance du Front de libération national corse (FLNC), et participe à quelques actions autour du refus de projets touristiques, de la défense de la culture corse… mais il s’en éloigne après le plasticage d’une ferme appartenant à un paysan d’origine continentale, qui vivait en symbiose avec son environnement, plasticage qui ne repose pas sur des raisons politiques mais sur des rivalités. Il suit alors de plus loin ce mouvement qui se diversifie sur tout l’échiquier politique, pour certains en lien avec des pratiques mafieuses. Jean-Yves Torre a beau trouver que les raisons de l’apparition de ce mouvement sont justes, il est foncièrement contre les méthodes employées.
Au moment de faire son service militaire, il devient objecteur de conscience puis insoumis. Arrêté par la gendarmerie, il est envoyé dans un camp militaire en Allemagne où, après six mois, il fait une tentative de suicide. On le place alors dans un camp psychiatrique pendant trois mois, puis on le réforme. Quand il revient, la communauté a disparu.
Il en rejoint une autre installée dans une ferme, mais un an après, celle-ci est détruite par un incendie de forêt. La vague communautaire reflue progressivement. De nombreux urbains rejoignent la ville, d’autres familles restent en s’installant plus classiquement à leur compte.

Paysan activiste

C’est à cette époque, en 1978, qu’il est accueilli par une personne de Vico qui lui signale le site où il est encore aujourd’hui.
Il rencontre le propriétaire d’une maison en ruine, un vieux paysan, et passe un accord oral : pas de loyer en échange de la restauration de la maison. Il commence à défricher autour des terres sans se soucier de savoir qui sont les propriétaires. Les vieux du village l’encouragent alors que les jeunes l’évitent.
Pendant cette période de vie plus stable, il a trois enfants : une fille et deux garçons.
En 1990, le propriétaire meurt. Son fils demande alors le départ de la famille. Jean-Yves Torre fait valoir l’accord d’occupation oral, mais rien n’y fait et une procédure d’expulsion est engagée. En 1992, il doit quitter la maison. Heureusement, entretemps, il a réussi à acheter l’une des parcelles, de 3,5 ha, avec une partie où le rocher affleure et une autre labourable. Il construit une maison sur le roc et continue à cultiver d’autres parcelles, 3,5 ha en tout, dont les propriétaires sont identifiés, et avec qui il souhaite aujourd’hui formaliser un bail. Il exploite aussi sept autres hectares, dont les propriétaires sont inconnus… et qu’il occupe sans bail depuis plus de trente ans (3).
En 2009, une nouvelle fois, sa maison brûle… L’enquête conclut à un court-circuit électrique. Ils vivent un temps dans une yourte acheté par une souscription solidaire et une nouvelle maison construite en terre-paille voit le jour. La solidarité locale est dynamique… car, entretemps, il est devenu un militant reconnu pour ses nombreuses actions. Mais il a quand même perdu toutes ses archives, sa bibliothèque, ses instruments de musique…

Des utopies réalisées

Jean-Yves Torre a fondé en 1979 le réseau Utopie droits paysans, qui mène des actions liées à la terre et au social, parfois en lien avec Via Campagnola, la branche corse de la Confédération paysanne (4). Ce réseau mène une réflexion sur la possibilité de vivre en Corse sans dépendre du tourisme, en accueillant les plus défavorisés, en redéveloppant des projets agricoles… Dans les terres qu’il occupe, Jean-Yves Torre a retrouvé d’anciens systèmes d’irrigation très astucieux dont une partie a pu être restaurée. La Corse, bien qu’au sud, ne manque pas d’eau car les pluies sont abondantes sur les reliefs. La disparition de l’agriculture a été provoquée par différentes astuces « coloniales » visant à valoriser les importations venant du continent (5).
En 2005, Jean-Yves décide de lancer un festival sur ses terres afin de sortir les gens des villes. Le festival Acqua in festa (eau en fête) a lieu en mai pour éviter une participation trop touristique (6). Particularité : il ne bénéficie d’aucune subvention. Le budget est minime et sa réalisation repose essentiellement sur la participation de nombre de bénévoles de la région. Une scène permanente a été autoconstruite, face à laquelle se trouve un bar qui sert de stockage et de séchoir pendant le reste de l’année. Le festival accueille des stands associatifs et syndicaux, des groupes de musique, de danse, de théâtre… Un chapiteau sert de salle de cinéma. Un petit millier de personnes se retrouvent ainsi chaque année pour débattre des alternatives possibles.
Jean-Yves Torre est aussi relais local de Kokopelli et producteur de semences (7). Enfin, il s’est associé à d’autres artisans pour tenir un magasin à Ajaccio, où il est permanent un jour par semaine (8).

Solidarité internationale

En 2012, il participe à une Mission internationale pour la Palestine. Les autorités israéliennes font alors pression sur l’Europe pour empêcher le départ des militants au niveau des aéroports. Jean-Yves Torre, qui a réussi à embarquer à Nice, est arrêté par l’armée israélienne, interrogé pendant quatre jours par le Mossad (les services secrets), puis embarqué de force dans un avion pour Paris où il passe encore quelques heures en garde à vue. Résultat : il est interdit de séjour pour dix ans sur le territoire israélien… et aux Etats-Unis.
En 2010, il apprend le projet de Marche des sans-terres en Inde, mené par Ekta Parishad (9). Il y voit beaucoup de similitudes avec la situation agricole corse et lance le projet d’une marche en Corse. Beaucoup de groupes le soutiennent. Rajagopal, l’un des leaders du mouvement indien, vient faire une conférence lors de son passage en Europe. Deux ans de préparation… Il est décidé de marcher de supermarché en supermarché pour dénoncer la politique d’importation de produits alimentaires industriels, puis de terminer à la préfecture pour dénoncer la disparition des terres agricoles : bétonnées sur la côte, en friche en montagne. Le jour de la marche, le 17 octobre 2012, le groupe ne compte qu’une trentaine de personnes. Si le déroulement de la marche est satisfaisant, le manque de participants est troublant.
Jean-Yves Torre lance alors une réflexion sur le rôle d’internet. De plus en plus d’informations circulent entre les milieux militants mais on voit se développer nombre d’actions virtuelles (signature de pétitions en ligne) qui ne sont suivies d’aucune action sur le terrain. Comment peut-on ainsi développer la solidarité et changer le monde ?

S’implanter

Un éco-camping et un gîte bénéficiant du label Accueil paysan (10) ont vu le jour sur ses terrains, surtout fréquentés par des militants en vacances. Une table d’hôtes esr élaborée par Laura qui, avec les produits du jardin, propose des plats entre Caraïbes et Corse. Cela permet d’agréables rencontres. Jean-Yves Torre aimerait qu’une autre famille vienne s’installer sur place : il y a l’eau, les terres et les bâtiments pour cela. Si vous aussi, vous avez l’âme d’un paysan activiste, si vous appréciez la devise du lieu « créer, inventer, résister, désobéir », n’hésitez pas à lui rendre visite.

M. B.

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