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Comment notre corps est devenu une décharge ambulante

Michel Bernard

Fabrice Nicolino, dans son livre « Un empoisonnement universel » présente une large enquête sur l’invasion des produits chimiques… que notre corps a de plus en plus de mal à éliminer. Mais le profit étant la priorité des grandes entreprises, rien ne semble pouvoir empêcher cette pollution généralisée. Entretien avec l’auteur.

Silence : Quand et comment avez-vous commencé à vous intéresser à cette question de l’invasion des molécules chimiques dans notre environnement ?

Fabrice Nicolino : Je pense que cela fait une quinzaine d’années, mais une date particulière s’impose. En janvier 2003, l’ONG américaine Environmental Working Group (EWG) rend publique une étude menée avec une institution, l’École de médecine du mont Sinaï. On a retrouvé dans le sang de volontaires vivant dans neuf États américains une moyenne de 91 molécules chimiques toxiques. 210 étaient recherchées, 167 ont été retrouvées au total. Pour moi, il s’est agi d’un tournant, car j’ai compris ce jour-là que nous étions devenus, nous les humains, des décharges chimiques ambulantes.

La guerre de 1914-1918 semble avoir été le premier grand accélérateur de la production de molécules incontrôlées. Celle de 1939-1945 puis d’autres guerres comme celle du Vietnam ont amplifié le mouvement. Quel rôle jouent encore aujourd’hui les finances militaires dans la multiplication des produits toxiques ?

1914 a bien été le grand tournant. Un chimiste, l’Allemand Fritz Haber, met ses compétences au service de l’armée impériale. Il supervise la création du régiment Peterson qui, sous ses ordres, va transporter sur le front belge, au printemps 1915, plusieurs milliers de cylindres en acier aussi lourds qu’un corps humain adulte. Le 22 avril, profitant d’une météo « favorable », des soldats ouvrent ces bouteillons sur plusieurs kilomètres, face aux tranchées françaises. En quelques minutes, plusieurs milliers d’êtres meurent. Or Haber, qui s’est enfui en Suisse après la fin de la guerre, revient très vite au pays, sans être inquiété. Il recevra même, pour une tout autre découverte, le prix Nobel de chimie 1918. Un principe d’impunité fait son apparition, qui va rendre les chimistes parfaitement irresponsables. De la guerre civile russe - notamment dans les forêts autour de Tambov - à celle menée dans le Rif marocain, de la Chine envahie par les Japonais à l’Éthiopie ravagée par les fascistes italiens, le massacre chimique se déploie. Rien n’a changé, et les civils syriens sont aujourd’hui tués par le gaz sarin synthétisé sous le régime nazi par l’Allemand Gerhard Schrader. Les grandes puissances dites démocratiques fabriquent toutes, et testent toutes des armes chimiques officiellement interdites. La France, après avoir si gravement pollué la base de B2-Namous, en Algérie, a tout laissé en état dans le désert proche du Maroc.

Vous multipliez les exemples sur la pollution que nous subissons : présence de microparticules de plastique dans l’eau, pollution généralisée de l’air, nanotechnologies… Quelles sont les atteintes à l’humain qui vous paraissent les plus graves ?

Je crois impossible d’établir un classement, car les connaissances sont en réalité bien trop faibles. On sait parfaitement que des milliers de molécules peuvent avoir des effets cancérigènes, mutagènes, tératogènes, reprotoxiques, mais il est quasiment impossible de relier à coup certain une exposition à une maladie. En ce sens, la chimie a réussi une espèce de crime parfait, même si les preuves globales sont surabondantes. Reste tout de même un dossier stupéfiant, celui des perturbateurs endocriniens. L’expression, forgée en 1991 seulement, renvoie à des molécules qui imitent les hormones naturelles et pénètrent donc très aisément dans le corps où elles dérèglent l’essentiel système endocrinien. Il y avait officiellement une poignée de perturbateurs endocriniens il y a cinq ans, on pense qu’ils sont aujourd’hui près de 1000. Et demain 100 000 ? Pourquoi pas ? Le triclosan, présent en France dans des centaines de produits (dont certains dentifrices grand public), en est un. Il commence à être interdit dans des États américains, mais en France, tout le monde s’en fout.

Jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale, l’agriculture est de fait biologique. Puis les industriels, qui cherchent de nouveaux débouchés, inventent les pesticides. Est-il possible d’espérer un jour que nous réussissions à complètement stopper l’épandage de ces produits qui se retrouvent dans notre air et dans notre nourriture ? Le Grenelle de l’environnement a abordé la question de l’interdiction des pesticides… quid de son application ?

La bio peut-elle remplacer totalement l’agriculture chimique ? Je le crois. Je le crois d’autant plus qu’un grand nombre d’études montrent que, sous certaines conditions, elle peut atteindre des rendements comparables. Mais bien entendu, il s’agit d’un système social, qui implique des mobilisations considérables de la société. La clé est là. Pour le reste, disons que le Grenelle a été une guignolade. Il a été question de réduire l’usage des pesticides de 50 % en dix ans, puis « en dix ans si c’est possible ». Et comme cela n’a pas été possible, on sait hélas que l’utilisation continue d’augmenter. Légèrement, mais sans conteste.

Au fur et à mesure que les dangers se confirment, on assiste à une « contre-expertise » systématique de groupes financés par les industriels pour maintenir le doute. A la lecture de la complexe enquête qu’est votre livre, comment un simple citoyen peut-il y voir clair entre les alertes des uns et les contre-feux des autres ?

Le point de départ, c’est de réaliser un complet état des lieux. J’ai commencé à le faire dans ce livre, mais je n’ai pas l’outrecuidance de penser que cela suffit. Et de loin ! Il me semble qu’il nous faudrait en France un mouvement de consommateurs rompant clairement avec ce qui existe, malgré les mérites — réels, selon moi — de l’UFC-Que Choisir et même de 60 millions de consommateurs. Il nous faudrait de toute urgence un mouvement populaire, enraciné dans les quartiers, les villes et jusque dans les campagnes, qui se prononce clairement contre la consommation de masse. Un mouvement susceptible de mener des campagnes massives de boycott, susceptible d’analyser en temps réel les désinformations continuelles de l’industrie. Car nous en sommes là : un archétype — celui de l’industrie du tabac, dans les années 50 — inspire depuis tous les professionnels de l’empoisonnement.

Votre livre montre que les conséquences sont catastrophiques pour notre santé : baisse de notre espérance de vie en bonne santé, apparition de nombreuses maladies chroniques (asthme, autisme, obésité, diabète, stérilité…). Pourquoi le monde médical n’est-il pas plus offensif pour dénoncer les atteintes à la santé, plutôt que de miser sur les progrès des traitements ?

Vaste question. L’ignorance joue un très grand rôle. Il y a seulement quelques années, j’ai reçu un été un vieux copain, devenu un grand neurologue. Il n’avait jamais entendu parler des liens entre pesticides et maladies neurologiques, et il a fallu que je lui adresse copie d’études pour qu’il reconnaisse ce qui était pourtant une évidence. Je ne veux pas dédouaner les médecins, car leur responsabilité est énorme, et tout d’abord individuelle. Mais je crois entrevoir chez eux un phénomène bien humain : côtoyant la souffrance et parfois la mort, il leur est spécialement difficile d’être les messagers de nouvelles aussi pénibles. Le déni, cette position de défense si importante pour notre psychisme, concerne peut-être davantage encore ceux qui nous soignent.

Il existe bien des associations qui informent sur ces sujets, mais cela reste peu audible dans des médias largement contrôlés par les multinationales. Comment faire entendre les voix indépendantes ?

À nouveau, une grande interrogation. Je vois que la plupart des associations ont été, peu ou prou, intégrées — on disait jadis « récupérées » — au dispositif de l’État et des politiques industrielles. Grossièrement, elles sont nées autour de 68, quand tant de questions nouvelles étaient posées. Et puis le temps a passé, le changement n’a pas eu lieu, mais l’institutionnalisation, si. La fédération France Nature Environnement ne vit que de subventions publiques, qui lui sont comptées, et parfois contestées. Greenpeace, centré sur la nécessité de faire vivre son appareil, a adopté en partie le mode de fonctionnement de ses adversaires supposés, et recrute ses directeurs via des cabinets spécialisés. Le WWF entretient des liens que je juge scandaleux avec les pires pollueurs de la planète. Il serait temps de refonder sur des bases neuves.

Pourquoi le monde politique ne s’empare-t-il que rarement de ces questions ? Qui fait un travail correct dans ce domaine ?

Nous sommes tombés très bas. Car en effet, les politiques de tout poil sont indifférents au déferlement de maladies qui touchent pourtant ceux qu’ils sont censés représenter. Au fou ! Le drame, et c’en est un, est que la réflexion autour de la puissance industrielle est voisine de zéro. Et de même au sujet de la santé publique, dont tout indique qu’elle se dégrade à grande vitesse. On blablate sur le déficit de la Sécu, mais on se montre incapable de remonter aux causes réelles. Les politiques français incarnent jusqu’à la caricature cette grande mythologie nationale qu’est l’espérance de vie. Je ne peux détailler ici comme je le fais dans mon livre, mais une chose est sûre : renoncer à cette croyance collective, c’est ouvrir sur le vide. La soi-disant espérance de vie justifie tout, jusqu’à la nécessité de partir en retraite à 62, 64 ou peut-être même 70 ans. Je suis bien convaincu qu’on peut bâtir une nouvelle manière de faire de la politique en ouvrant les yeux sur ce que j’ai appelé un empoisonnement universel.

Propos recueillis par Michel Bernard.

• Un empoisonnement universel, comment les produits chimiques ont envahi la planète, Fabrice Nicolino, éd. Les Liens qui libèrent, 2014, 440 p. 23 €.
(couverture disponible dans numéro 428)

Fabrice Nicolino est également l’auteur d’autres enquêtes : Qui a tué l’écologie ? (éd. Les liens qui libèrent, 2011), Bidoche, l’industrie de la viande (éd. Les liens qui libèrent, 2009), La faim, la bagnole, le blé et nous (éd. Fayard, 2007)…

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