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Etat islamique et Kobané : que peut la non-violence ?

Guillaume Gamblin

Face aux horreurs perpétrées par l’Etat islamique au Proche-Orient, les partisans de la non-violence ont-ils d’autre choix que de se joindre aux positions guerrières pour arrêter la violence ? Malgré l’inévitable décalage temporel avec l’actualité, voici une réflexion sur la question.

L’Etat Islamique au Levant (EIL), créé en juin 2014 par des combattants islamistes radicaux dissidents d’Al Qaida et ayant combattu en Syrie, est parvenu à s’emparer militairement de territoires importants situés en Irak et en Syrie.
A l’heure où ce texte est écrit, la ville kurde de Kobanê, dans le nord de la Syrie et proche de la frontière turque, est prise d’assaut par les forces de l’Etat islamique et défendue par des combattants armés kurdes. La menace d’un massacre plane sur cette ville symbolique de l’autonomie des Kurdes.
Parallèlement, Hervé Gourdel, un touriste français, a été assassiné en Algérie le 22 septembre 2014 par des combattants se revendiquant de l’Etat Islamique. Cette nouvelle relance une islamophobie déjà bien implantée dans le paysage politique et mental des Français-e-s.
Comment est-il possible de réagir pour empêcher un nouveau massacre à Kobanê ? Comment s’écarter des discours de haine qui se multiplient lors d’évènements tels que l’assassinat de ce Français en Algérie ?

Figure du terroriste et diabolisation de l’ennemi

La première étape consiste à dépasser les amalgames qui pourraient naître de telles situations. L’assassinat de ce touriste français vient relancer les fantasmes sur l’Islam et sur les migrants et descendants d’immigrés algériens. Le piège serait de tomber dans la diabolisation de l’autre.
Si nous connaissons le nom et l’histoire d’une victime des combattants islamiques (et de quelques autres otages tués en Syrie ou en Irak), nous ne connaissons par contre aucun des noms des victimes civiles des bombardements que font les avions états-uniens et français en Irak et en Syrie. Nous n’avons pas d’image de ces victimes, ce qui explique en partie la différence de ressenti entre deux catégories de victimes.

Une chaîne de violences

La deuxième étape consiste à analyser le contexte et les causes de la violence qui se manifeste aujourd’hui. La violence de l’Etat Islamique est le fruit de décennies de violences en chaîne, chacune ayant dégradé la situation et préparé la suivante. Où faut-il faire remonter sa source ? Dans des décennies de Realpolitik des grandes puissances mondiales dans la région pour le contrôle des ressources ? Dans le soutien des Etats-Unis d’Amérique à Ben Laden pendant la guerre en Afghanistan ? Dans les guerres pour le pétrole en Irak en 1991 puis 2003 ? Dans les ventes d’armes à des dictatures (Lybie, Algérie, Syrie…) qui se sont par la suite retrouvées en Syrie dans les mains des combattants islamistes ?
Pour le Parti des Indigènes de la République, "si l’EIL est effectivement un monstre – cela ne fait aucun doute pour nous – il est d’abord le monstre de l’Otan – pas celui de l’Islam ! – qui a inauguré un cycle de violences sans fin dans la région". (1)

Prendre nos responsabilités, sans agir par procuration…

Lorsqu’on a dit tout cela, il est nécessaire de prendre nos responsabilités. Que faire ? Comment empêcher le massacre de Kobanê ? Livrer des armes lourdes aux combattants présents sur place ? Demander à la Turquie de laisser passer les combattants kurdes prêts à se joindre à la défense de la ville ? Déployer des troupes terrestres internationales ? Autant de moyens qui nécessitent de se rallier à l’option militaire en désespoir de cause pour sauver les populations civiles restant sur place. S’il est nécessaire de prendre nos responsabilités, il est tout aussi nécessaire de ne pas agir par procuration. Je ne peux plaider que pour les moyens que je suis capable d’assumer. Suis-je prêt à être mobilisé pour combattre au sol ? Je refuserai personnellement de partir combattre en Syrie avec l’armée française. Je préfère prendre des risques pour faire advenir l’option non-violente, s’il est possible d’agir dans ce sens.

…mais alors que faire ?

Une fois dit cela, comment faire face à la menace de massacre à Kobanê ? L’évacuation de la totalité des civils est-elle possible ? Ce serait, de fait, l’une des seules options qui permette de ne pas multiplier les moyens et les racines de la violence sur le terrain. La fuite ne permet pas de résoudre le conflit, mais de préserver sa sécurité et de temporiser en attendant de pouvoir agir par d’autres moyens.
L’évacuation de 95% des Juifs du Danemark vers la Suède en plein génocide nazi, avec la coopération d’une importante partie de la population, est aujourd’hui considérée comme une illustration majeure des capacités de résistance non-violente face à une violence extrême. Quels sont aujourd’hui les freins à l’évacuation des populations civiles de Kobanê et de sa région ? Une action diplomatique et politique vigoureuse (envers la Turquie en particulier) pour faire sauter ces freins, serait vraisemblablement beaucoup moins coûteuse et destructrice que le déploiement de forces de l’OTAN sur place. Même en imaginant une force militaire a minima pour venir sécuriser le couloir humanitaire nécessaire à cette évacuation. (2)
Cependant l’évacuation des civils kurdes de Kobanê et de sa région ne peut pas prétendre être une solution satisfaisante. Ce serait en réalité un drame. Un drame humain pour les populations arrachées à leur terre, à leurs biens, à leur environnement qui constitue leur être. Et un drame historique pour le peuple kurde dont des milliers de membres seraient obligés de s’installer dans des camps de réfugiés pour une durée indéterminée. (3) Enfin la Turquie semble vouloir profiter de cette situation pour s’implanter militairement dans cette zone et former ainsi un étau pour combattre les Kurdes sur son territoire.
D’autres voies pour agir dès maintenant
Quelles sont les autres possibilités non-militaires d’action face à l’Etat Islamique du Levant ?
- Un embargo sur les armes irait dans le sens d’une pénurie des moyens de la violence. De quelle nationalité sont les armes avec lesquelles l’EIL se bat ? Qui les a fabriquées, qui les a vendues ?
- Agir politiquement envers la Turquie pour qu’elle arrête de soutenir l’Etat islamique contre les Kurdes, en soignant notamment ses combattants et en se servant de lui pour éradiquer les Kurdes.
- Réaliser des opérations de police pour empêcher la migration de combattants occidentaux vers la Syrie et l’Irak, pour empêcher le trafic d’armes vers la région.
- Appuyer, par le soutien économique, logistique et la formation, toutes les résistances civiles sur place qui peuvent affaiblir l’Etat islamique de l’intérieur : non-coopération, sabotage…
- Affaiblir les alliés et les financeurs de l’EIL par des opérations bancaires, le gel des avoirs de l’EIL et de ses soutiens, etc. (4).
Et à plus long terme…
La situation actuelle est un signe de l’immense échec de la violence. Il est urgent de travailler dès maintenant à d’autres solutions, à moyen terme, afin d’appauvrir le terreau de la violence dans la région, à travers :
- Le renforcement des sociétés civiles (5)
- Le contrôle démocratique des ventes d’armes – de la France notamment, ainsi que le soutien aux mouvements pour l’objection de conscience dans la région, qui va dans le sens d’une démilitarisation.
- La traduction devant le Tribunal Pénal International de tous les auteurs de crimes contre l’humanité. Une justice internationale forte et effective ne pourra qu’aller dans le sens d’une réduction des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
- Cette exigence de justice ne se traduit pas qu’au niveau pénal mais aussi politique, économique. C’est en luttant contre les dominations politiques, impérialistes et coloniales, contre les inégalités structurelles mondiales, qu’on tarira le plus profondément les causes du terrorisme, qui se base souvent sur un terreau de colères légitimes face aux injustices mondiales, aux dominations et au non-droit.
- En France, suite à l’assassinat de Hervé Gourdel et à la psychose autour des "jihadistes" locaux, il semble important d’ouvrir des espaces de lien avec l’Islam. Et d’offrir à l’Islam des espaces d’expression décents qui ne relèguent pas les pratiques cultuelles à des marges sociales forcément plus poreuses au discours extrêmiste.
Le cas de Kobanê devrait au moins nous ouvrir les yeux et nous aider à prendre un virage dans notre manière de pratiquer la politique internationale, loin d’un militarisme qui a fait maintes fois la preuve de son échec.

Guillaume Gamblin

(1) Dans le texte "Un curieux « appel des musulmans de France » contre l’EIL mais pas contre la nouvelle expédition militaire occidentale", paru le 25 septembre 2014 sur leur site http://indigenes-republique.fr.
(2) On rejoint deux des trois revendications formulées par le Conseil Démocratique Kurde de France : « prendre des mesures urgentes pour protéger la population civile de Kobanê » et « apporter une aide humanitaire aux réfugiés qui ont dû fuir Kobanê  », dans un appel lancé le 7 octobre 2014, "Un massacre est en cours à Kobanê ! Qu’attendez-vous pour agir ?". La première d’entre leurs revendications étant par ailleurs de fournir des "moyens de défense adéquats" aux forces armées combattant l’Etat Islamique.
(3) On peut imaginer que l’Etat turc tire partie de cette situation pour pérenniser une situation d’exil et de faiblesse. Si une évacuation débouchait sur une situation pareille à celle des camps de réfugiés palestiniens implantés depuis plus d’un demi-siècle, cet exil serait alors une autre manière de pratiquer une forme de génocide envers le peuple kurde, en le privant de sa terre.
(4) En effet, actuellement l’EI dispose d’un capital de 2,3 milliards de dollars, issu du pillage de plusieurs banques notamment. Voir www.europe1.fr, 17 juin2014.
(5) Ainsi que le préconisent Ariane Rendu et Yvette Bailly, dans un communiqué de presse du Mouvement pour une Alternative Non-Violente (MAN) du 28 septembre 2014. Notamment via la formation aux outils de l’action non-violente et l’intervention civile de paix (ICP) dans les zones un peu plus stabilisées de la région dans lesquelles il est possible à des civils internationaux d’intervenir.

L’intervention militaire : une défaite éthique et une extension du domaine de la violence
Quand bien même une option militaire serait jugée malheureusement nécessaire pour empêcher le massacre de Kobanê, il n’y aurait nul lieu de s’en réjouir, mais il serait plus approprié d’en porter le deuil. Car l’option militaire est toujours un échec, humainement et éthiquement. Un usage exceptionnel de la violence doit s’accompagner de l’aveu que celle-ci constitue une terrible faiblesse.
Le recours à la violence, aux armes, va accroître le niveau global de violence, de destruction sociale, politique, psychique dans la région, va préparer le terreau des guerres futures, va développer une culture de la violence, va enfin radicaliser les positions adverses. Une intervention militaire directe ou indirecte via la livraison d’armes aux combattants kurdes viendrait rajouter un nouveau maillon à la chaîne des violences, elle viendrait préparer les violences de demain, comme celles d’hier ont préparé celles d’aujourd’hui.

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