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Circuits courts : nos paniers sont-ils féministes ?

Agnès Terrieux

Les circuits courts de consommation permettent d’améliorer le lien social entre producteurs et consommateurs tout en réduisant notre empreinte écologique. Agnès Terrieux a étudié leurs impacts sur le travail féminin, entre reconnaissance sociale et labeur domestique invisible.

Des consommateurs et des producteurs, toujours plus nombreux, se rencontrent dans de nouvelles formes de mise en marché des produits alimentaires, qu’en France nous appelons « circuits courts ». Ils construisent des relations sociales nouvelles et font une bonne affaire, les producteurs captent une plus grande partie de la plus-value et les consommateurs accèdent à des produits frais au meilleur prix. Dans les circuits courts, on échange de plus grandes quantités de produits bruts ou peu transformés que dans la grande distribution et les petits commerces où l’on trouve surtout des produits de l’agroalimentaire.
Si acheter un produit déjà transformé revient en quelque sorte à acheter le temps de travail qui a été consacré à sa transformation, alors les consommateurs qui achètent des produits bruts doivent assumer tout ou partie du temps de transformation, je me suis donc interrogée sur la répartition des tâches de la transformation, autant chez les producteurs que chez les consommateurs. Il a rapidement émergé que les femmes et les hommes ne faisaient pas les mêmes choses, le genre jouait donc un rôle.

Voir et comprendre le travail féminin

Le monde du travail est construit sur des interactions sociales asymétriques. Il est empreint de relations de pouvoir entre des dominants et des dominés, mais il structure l’essentiel des relations. Pouvoir reconnaître le travail féminin est donc un problème social crucial. Parce que nous vivons dans une société qui confond travailler et recevoir un salaire, le travail domestique, majoritairement féminin, échappe au regard, est sous-évalué, souvent invisible. Par deux raccourcis saisissants la société en vient à penser que le « travail productif », payé, vaut plus que le « travail reproductif », non rétribué, et ipso facto que les hommes, puisqu’on les paie, valent plus que les femmes qu’on ne paie pas. (1)

Les agricultrices, longtemps invisibles

L’agriculture est un monde professionnel dans lequel les femmes sont particulièrement peu visibles, la profession se pense (et est pensée) au masculin, pourtant cette idée est en grande partie fausse.
Parce que la ferme est aussi fréquemment le lieu de résidence de la famille, on a contesté aux femmes leur place dans le monde professionnel, leur travail se résumerait à une « aide » sous la direction du chef d’exploitation qui est aussi le « chef de famille ». Ainsi, le recensement de 1954 a éliminé du paysage de l’emploi agricole un million (!) de femmes par un jeu statistique (2), la modernisation, associée à son corollaire la machine, accentuant ensuite l’exode rural féminin (3). Pourtant, les femmes sont présentes en agriculture, le plus souvent cachées par des statuts sociaux très défavorables ou, pire encore, sans statut (4).

Dans l’agriculture, le travail féminin mieux reconnu

Les circuits courts font émerger une possibilité de rendre visible le travail agricole féminin, de valoriser financièrement ce qui est communément pensé comme des savoir-faire féminins. En effet, pour vendre il est important d’avoir fait les courses ce qui permet de connaître les attentes des clients, parfois de savoir transformer donc cuisiner ce qui était réservé naguère aux femmes.
Vendre en circuits courts est donc l’occasion pour les femmes de faire reconnaître des compétences, de les monnayer et d’en retirer des revenus pour la ferme, la famille et elles-mêmes, et surtout d’acquérir un statut professionnel. Le succès économique de cette activité est tel que des hommes assument aujourd’hui ces tâches (cuisinent, emballent, font l’article…) dans le cadre professionnel.
Le bilan des circuits courts en terme de travail agricole féminin serait donc plutôt positif. Il faut toutefois modérer ce propos car toutes et tous constatent que la vente directe augmente considérablement le temps de travail : après avoir produit il faut transformer, conditionner, transporter, vendre… ; et pour les femmes cela s’ajoute au temps de travail domestique.

Dans le secret des familles ou du côté des consommateurs et des consommatrices…

Qu’en est-il du côté des client-e-s ?
J’ai pu constater qu’au moment de l’achat les femmes sont moins présentes que les hommes. Au marché le samedi ou le dimanche matin, aux distributions des AMAP en soirée, on voit plus d’hommes que de femmes jeunes ; lorsqu’on les interroge ils expliquent volontiers qu’ils font les courses parce que leurs compagnes se consacrent aux enfants à ce moment-là. Donc, ils ne les déchargent pas des travaux domestiques, mais choisissent une activité qui permet d’être dehors lorsqu’elles sont dedans, ce qui reste un schéma classique de répartition genrée des tâches. Je n’ai pas réussi à apprendre si cette répartition résultait d’un accord conscient dans les couples ou d’un état de fait (5).
Une fois entrés dans la maison, les produits des circuits courts sont confiés à celui ou celle qui « fait à manger », et c’est le plus souvent une tâche féminine. Les produits bruts ou semi-transformés sont longs à mettre en œuvre ; parfois peu connus, la famille ne les apprécie pas, ce que les femmes ressentent comme un double déni de leur travail.

Les circuits courts contribuent donc bien à un accroissement du travail féminin, de façon positive en permettant aux femmes qui travaillent en agriculture de se voir reconnues et d’acquérir un statut, mais ils alourdissent aussi le travail domestique qui reste un impensé social majeur.

Agnès Terrieux

Agnès Terrieux est maître de conférences en géographie à l’École Nationale de Formation Agronomique (ENFA) de Toulouse. Elle a notamment publié « Consommer différemment, les nouveaux rapports villes-campagnes  : cas en Midi-Pyrénées » in Hélène Guétat-Bernard (coord.), Féminin-Masculin, genre et agricultures familiales, Versailles, Quae, 2014.

(1) Hirata et Kergoat, 1998, « La division sexuelle du travail revisitée », in Maruani, Les nouvelles frontières de l’inégalité, hommes et femmes sur le marché du travail, Paris, La Découverte, coll. Recherches, 1998, pp 93-104.
(2) Maruani et Méron., Un siècle de travail des femmes, 1901-2011, Paris, La Découverte, coll. Sciences humaines, 2012, 232 p. Le recensement de 1954 a modifié la proposition du nom de métier : au lieu de cultivateur/cultivatrice on devait se déclarer agriculteur/aide familial. 1 million de femmes ont coché aide familial-e, ce qui n’est pas un statut d’emploi (ni salaire, ni sécurité sociale ou cotisation de retraite en propre).
(3) La mécanisation a écarté les femmes en jouant sur leur supposée incapacité à conduire les tracteurs, et surtout en associant les hommes à la capacité à conduire les machines agricoles, ces dernières étant présentée comme une sorte de prolongation de la voiture. Elle sont donc été remplacées par des machines qu’on leur interdisait d’utiliser.
(4) Granié, Guétat, Terrieux, « Initiatives féminines en agriculture et dynamiques des territoires ruraux, ou la poule aux œufs d’or », in Ferreol G.(dir), Femmes et agriculture, Bruxelles, EME, coll. Proximités Sociologie, 2011, pp 143-154. Labourie-Racapé A., 2004, « Genre et territoire, quelles questions ? », Espace, populations, sociétés, n°1, pp. 113-119.
(5) Dans les 6 AMAP observées par l’auteure, à Toulouse et sa région, dont les distributions avaient lieu après 18h30, la proportion était environ de 70 % d’hommes et de 30 % de femmes. C’est dans les couples qui ont de jeunes enfants (moins de 10 ans) que la sur-représentation masculine était la plus forte. Au niveau des « bureaux » des associations AMAP, il y avait 4 présidents et 2 présidentes, et 6 trésorières (de l’aveu de l’une d’entre elles « le boulot le plus ingrat dans une association, surtout quand il faut réclamer les chèques »).

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