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Mutuelle autogérée : le partage du butin

Eva Thiébaud

Depuis trois ans, à Lyon, une petite trentaine de personnes expérimentent une forme de solidarité concrète et troublante : la mise en commun d’une partie de leur revenu pour la vie de tous les jours.
Questionnement, partage et démystification. Explications.

« Mais, au fait, combien est-ce-que vous gagnez ? ». Rare question, et pour cause : le montant du salaire relève, en France, du presque tabou. L’argent. Il occupe pourtant une place essentielle dans nos vies, valeur d’échange servant à acquérir ou conserver des biens, pour nos plaisirs ou nos besoins. Et voilà qu’il vient à manquer. Tandis que demander au voisin de prêter sa tondeuse, emprunter à une copine Le Capital de Karl Marx ou garder quelques semaines le Monopoly de Mamy, ne présentent pas d’inconvénients majeurs, les choses se corsent quand l’outil quémandé n’est pas un produit fini, mais un pécule sonnant et trébuchant. Honte, embarras, culpabilité d’un côté comme de l’autre ; on dirait qu’il y a un écu dans le potage.
Au sein du couple, de la famille, parfois aussi du cercle d’amis proches, la solidarité pécuniaire peut se jouer de façon fluide. Aujourd’hui, mutualiser les ressources financières adopte les formes du communisme familial, de l’entraide en cas de coups durs individuels, ou d’une caisse de soutien à vocation politique. Et puis ?
Illes sont lyonnais, amis, âgés de 20 à 45 ans, issus de divers réseaux militants. Leurs revenus mensuels ? Plutôt modestes : de 400 €, montant du RSA, à environ 1500 €. En mars 2011, pour interroger leur rapport à l’argent et tenter de créer une forme nouvelle de coopération, illes créent la Mutuelle. Qu’on ne s’y trompe pas : il n’est pas question de santé ici, mais bien de mutualisation de fonds pour la vie de tous les jours.

Questionner son rapport à l’argent, puis agir

C’est quoi l’argent ? Quelles peurs éveille t-il en moi ? Dans quelles situations m’a-t-il posé problème ? Des questions, des questions. Comment ma relation à cet outil s’est-elle composée ? Quelles valeurs la sous-tendent ? Quelle histoire m’a été transmise ?
Les biographies sont tissées de liaisons dangereuses et autres accointances monétaires. Pour s’inscrire dans le groupe, les mutualistes ne peuvent s’épargner une réflexion sur le sujet. Les réunions mensuelles de répartition créent des espaces de parole, espaces poursuivis dans les fréquentes discussions suscitées par cette forme d’action.
Action. Expérimentation. Mise en commun concrète, originale, modeste. Chaque mois, les membres versent 10 % de l’ensemble de leurs revenus (salaires, dons familiaux, allocations de l’état, etc.), loyer déduit. Les finances ainsi récupérées — soit entre 1000 et 2000 € en fonction des mois — sont réparties en deux moitiés : une première en redistribution directe, une seconde constituant la « caisse bison ». La première redistribution permet à toute personne de disposer chaque mois d’un revenu minimum de 100 €, loyer payé. Cette somme, pouvant sembler dérisoire, représente une aide précieuse pour des individus précaires, détenteurs du RSA, sans-papiers. Puis, s’il reste de l’argent de cette première moitié, il est réparti équitablement entre les individus disposant de moins de 400 €.
Quant à la deuxième partie de la somme, la « caisse bison », elle constitue une réserve collective dans laquelle toutes et tous peuvent venir piocher au cours du mois en fonction des plaisirs et besoins.

Peur de la pluie


« Pour moi la Mutuelle, c’est essentiel et concrètement dans ma vie, ça m’apporte un sentiment de sécurité »
découvre-t-on dans la brochure du projet. Un enjeu important du projet se niche là, à la jonction entre tranquillité apportée par une mutualisation des ressources, et mise en danger liée à la distribution d’une part de son capital personnel.
La question du logis a formé nœud dans les réflexions, tant est ancrée la crainte primaire de ne plus disposer d’un abri. Certaines personnes ont pourtant préféré les charmes du nomadisme au confort de la sédentarité... Le compromis mutualiste ? Prélever 10 % du revenu une fois déduit le coût mensuel du logement.

Deux caisses : partage et bison

Concernant les deux caisses, la première redistribution s’inscrit clairement dans une vision traditionnelle de partage des richesses. Les mutualistes se réapproprient ainsi une partie du rôle usuellement dévolu à l’Etat, soit l’impôt et la solidarité systématique garantissant un revenu minimum. « L’état, c’est nous ! »

La seconde caisse, la bison, interroge d’avantage. Au départ, cette caisse s’appelait « coup dur ». Personne n’osait s’y servir. Le terme « coup dur » induisait d’une part une situation de choc, et d’autre part, une échelle de valeur. Naviguant dans ces zones mal définies, les mutualistes éprouvaient des difficultés à s’autoriser des prélèvements dans la caisse. Mais est-ce que j’en ai bien le droit ?
Illes se sont alors intéressés uniquement à l’outil. A l’argent comme moyen. Parce que juger de la finalité, de l’utilisation faite de pépette, se révélait un exercice par trop périlleux. Qu’est-ce qui relève du besoin, qu’est-ce qui est prioritaire ? Se loger ou s’habiller ? Se soigner ? Se faire plaisir ? Le plaisir n’est-il pas un besoin ? Est-ce que ça ne dépendrait pas aussi de la personne ? La caisse fut rebaptisée « bison », et plus besoin de blessure pour y puiser.
Définir l’argent comme un moyen, ne pas juger des finalités qu’il procure, associer confiance et monnaie… La caisse bison rue dans les brancards. Elle permet finalement à chacune et chacun d’expérimenter son autonomie propre : au lieu d’inspecter qui prend combien et pourquoi, chaque membre se sent responsable en tant qu’individu au moment où il réalise son prélèvement. Les autres membres accordent leur confiance.
Est-ce qu’elle ne se trouve pas là, la révolution ? A l’articulation entre collectif et choix des individus ? Dans une désacralisation de l’argent au sein d’une action novatrice de terrain, d’une pratique qui bouscule les méninges ?

Une vision de petite échelle et de long terme

L’expérimentation évolue à petite échelle, nombre d’individus et quantité d’argent. Enclenchée par des personnes militantes, elle tend à s’ouvrir vers des milieux plus larges. Dans une certaine mesure, car les nouvelles entrées se font par cooptation. Selon les adhérents, l’aspect pratique et l’absence de jargon partisan font de la Mutuelle un dispositif accessible et reproductible à l’envie.
Des essaims de Mutuelles ? Et pourquoi pas ? En attendant, celle de Lyon fonctionne bien et poursuit sa construction, pièce après pièce, portant son regard à long terme. Le diable dans la bourse ou du foin dans les bottes, les mutualistes cheminent vers leur pays de Cocagne.

Eva Thiébaud en collaboration avec Anna Villard

Dessins réalisés par Nicolas Henry http://okkyno.blogspot.fr/
et Alexandra Lolivrel http://chezbatlex.net/

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