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Morbihan : Le Champ commun, de l’« extra » à l’extraordinaire

Marie Lemay

Augan, 1500 habitants, une quarantaine d’associations. C’est ici que, fin 2009, un groupe mêlant nordistes et bretons crée la coopérative le Champ Commun. Cette épicerie-bar-brasserie-lieu associatif, et bientôt auberge, a de quoi attirer les curieux.

A commencer par les journalistes. De France 3 à la presse écrite locale en passant par BFM TV ou Bastamag, tous insistent sur le caractère insolite de l’entreprise. En 2012, l’Etat et la Caisse des Dépôts lui ont même décerné le prix de l’"innovation sociale" (1). Ce qui continue d’intriguer l’équipe : qu’ont d’innovant un bar et une épicerie, "deux commerces classiques, voire ancestraux" (2)… ?
Pourquoi cette aventure paraît-elle si extraordinaire ? En quoi est-elle alternative ?

Une aventure "extraordinaire" parce qu’à rebours des évolutions actuelles

Dans un contexte de désertification du monde rural, de crise économique mondiale, de démantèlement des services publics et de désagrégation des solidarités locales, l’aventure du Champ Commun paraît extraordinaire. A rebours de toutes ces tendances, elle montre "qu’on peut faire autrement que ce qui est présenté de manière fataliste et obligatoire" (3).

D’abord en faisant le pari du local et de la redynamisation d’un territoire rural. "Une nécessité" pour qu’un territoire conserve sa population, non "un idéal bien pensant où on veut aider l’autre" souligne Mathieu Bostyn, le gérant (4). La coopérative est créée en décembre 2009. En janvier 2010, le bâtiment actuel – un ancien bar et la maison attenante – est acquis. L’activité bar démarre aussitôt, tandis que les travaux continuent pour accueillir l’épicerie, qui ouvre ses portes en juillet 2010. Peu à peu, cette bande de jeunes "barbus", "aux looks un peu spéciaux" (5) gagne la confiance des habitants. "Ils ont vu qu’on était de sacrés bosseurs" explique Henry-George, l’un des fondateurs (3). Il faut dire que la tâche est énorme : il faut tout réaménager. Mais les coups de main ne manquent pas et mobilisent amis et habitants. Pendant plusieurs mois, le chantier est "l’attraction du village". Des Auganais investis dans le projet facilitent les relations avec les villageois.
Aujourd’hui, l’épicerie surnommée Le garde-manger attire une clientèle mixte en proposant aussi bien des produits conventionnels que locaux ou bio. Les pratiques alimentaires évoluent : certains abandonnent le chèvre industriel pour le petit chèvre fermier. C’est aussi un magasin-dépannage qui évite des déplacements en voiture jusqu’à l’hypermarché voisin. Autre service apprécié des habitants : le relais postal, un véritable service public.
Quatre ans après sa création, le pari est donc gagné : la coopérative, devenue Société Coopérative d’Intérêt Collectif (SCIC) en 2012, compte 110 associés dont la moitié issue du village. Nombre de jeunes sont venus s’installer à Augan, séduits par l’énergie du lieu : "ça fourmillait dans tous les sens, j’avais envie de me poser par ici" raconte Aude devenue salariée de la coopérative (6).

Le second pari fait par le Champ Commun a été de développer une activité économique en pleine crise économique. Une prise de risque rendue possible par les apports financiers d’associés plus âgés (qui ont pu acheter le bâtiment), l’engagement bénévole initial (qui a permis de retarder la salarisation le temps de stabiliser l’activité) et une prise en charge collective du risque économique (permise par les statuts de l’entreprise). Des atouts essentiels face à la frilosité des partenaires financiers. Aujourd’hui, la viabilité économique de l’expérience se vérifie : le chiffre d’affaires augmente pour toutes les activités et sept salariés ont été embauchés à temps plein.

Les activités développées par le Champ Commun sont "ancestrales" et fondamentalement "normales" (3). A bien y regarder, l’alternative réside moins dans l’activité elle-même que dans la manière de penser et de mener l’activité. Ici, l’invention se situe aux niveaux de l’organisation du travail et du modèle économique. Ce qui n’est pas sans susciter quelques tensions.

Travailler autrement ?

Alors que le chômage atteint des records, que ceux qui sont dans l’emploi subissent une pression de plus en plus importante et que le mal-être au travail augmente, le Champ Commun propose une autre manière de travailler. D’une part en imaginant un travail épanouissant, effectué dans un cadre collectif et guidé par des valeurs. D’autre part, en accompagnant les vocations individuelles.
De nombreux bénévoles assistent les salariés dans le cadre de commissions (7). Les fonctions bénévoles et salariées s’entremêlent, certains passant de l’une à l’autre. L’intelligence collective et la confiance en l’humain sont les fondements du projet. En témoigne la devise du Champ Commun : "Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin". Cette aventure collective a permis à certains d’acquérir des compétences, à d’autres de les approfondir et à tous de s’approprier "un espace de responsabilité". "Des gens se sont révélés" souligne Henry-George (3). Aude a été bénévole trois ans avant d’être salariée. Fin 2012, son contrat dans une association touristique locale prend fin. Forte de cette expérience, elle saisit l’opportunité pour se faire embaucher au Champ Commun sur le projet d’auberge. D’autres, en reconversion professionnelle, ont ici pu faire leurs preuves. Aurélien, apprenti menuisier, a réalisé les fauteuils de l’estaminet en 2013 ; Jean-Pierre y a réalisé les luminaires. Quant à la micro-brasserie artisanale, elle est le fruit d’une rencontre entre le Champ Commun et Rémi, un jeune brasseur qui souhaitait monter son entreprise. L’Auganaise, brassée sur place, fait aujourd’hui la renommée de la coopérative.

Faire de l’économie autrement ?

L’entreprise a, dès ses origines, défendu une approche intégrée et politique de son développement économique. L’accueil d’associations en ses locaux (APRALA, L’Air de Rien et Localidées), en plus des cinq activités économiques (8), correspond à une volonté de dynamiser le territoire et de lutter contre la spécialisation des espaces et des fonctions. Le bar et l’épicerie sont "des lieux pour que les gens se rencontrent, discutent, échangent", des lieux pour recréer du politique (2).
Le projet politique est consubstantiel au projet économique. Les fondateurs veulent démontrer qu’une entreprise à lucrativité limitée peut servir l’intérêt général tout en étant rentable : "On a à montrer que c’est important d’équilibrer notre action, qu’il faut faire des bénéfices pour améliorer notre investissement, nos conditions de travail, pour pérenniser la structure. On ne refuse pas la lucrativité mais on est ‘à lucrativité limitée’ ; parce qu’on se pose des questions d’ordre politique : ‘que vais-je privilégier comme développement ?’, ‘Avec qui ?’, ‘Pour quoi ?’ " (3). Les choix économiques sont guidés par une prise en compte de l’économie dans toutes ses dimensions, à la différence de ce qui se produit dans certaines entreprises classiques – de l’agro-alimentaire par exemple – "[qui] ne recherchent que la rentabilité et la productivité et mettent de côté tout le reste : elles ne prennent pas en compte les êtres humains qui travaillent pour elles, ni le bien-être des gens, les producteurs, les cochonneries qu’elles font manger aux gens, l’impact que ça peut avoir, la pollution qu’elles génèrent…".
On retrouve ici l’idée que l’alternative ne se situe pas dans une « autre » économie mais bien au cœur du système économique qu’elle entend critiquer : elle s’élabore par compromis et bricolages, intégration d’éléments de ce système et résistance. Une option défendue fermement par le gérant — Mathieu — quand il déclare, à la dernière Assemblée Générale (AG), "qu’il faut être rentable", "qu’il ne faut pas avoir peur de gagner de l’argent" pour améliorer les conditions de travail et financer des activités d’intérêt général ou non marchandes (comme le Relais Postal). Un compromis avec l’économie capitaliste que certains perçoivent comme une compromission, craignant que l’impératif gestionnaire ne prenne le pas sur le projet politique. Une tension perceptible dans les débats sur le dernier projet du Champ Commun  : l’Auberge.

Une aventure humaine

Le projet « Auberge », activité économique prévue dès l’origine du Champ Commun, a été voté par l’AG en 2013. Non sans quelques réserves : pour la première fois depuis la création de la coopérative, il a fallu voter en recourant au système de pondération par catégorie d’associés.
Aude explique que ce n’est pas tant le projet qui a été questionné que des craintes concernant l’aspect financier – ‘la structure sera-t-elle assez solide pour assumer un emprunt ?’ – et "le fait que l’activité auberge arrive maintenant alors que certains ont envie de faire une pause". "Maintenant", c’est-à-dire après trois ans de travaux, des heures à travailler sans compter, à s’engager corps et âmes dans le projet, parfois au détriment de sa vie personnelle et familiale. Un engagement quasi monastique — Henry-George parle d’"acte de foi" — qui met en tension des trajectoires individuelles et collectives. C’est pourquoi certains ont réclamé de "souffler un peu" (9).
Des propos qui ont été entendus et que le collectif devra tâcher de retenir pour continuer à veiller sur ce qui fait le sel de cette aventure : sa profonde humanité.
Quant aux tensions concernant l’articulation des dimensions économique et politique, gageons que le travail réflexif permanent qu’entretiennent les fondateurs et plusieurs compagnons de route permettra de maintenir l’ « extra » dans l’ordinaire.

Marie Lemay

Reportage réalisé dans le cadre du projet « Un tcho pas de côté » mené par l’Association UtoPic’ (voir www.untchopasdecote.fr et numéro 419 de Silence). Merci à nos hôtes pour leur accueil sur Augan et merci à l’équipe du Champ Commun de m’avoir permis de participer au chantier du « bar 3 », en mai 2013.


(1) Le Prix national des jeunes entrepreneurs solidaires, reçu des mains de Roselyne Bachelot, distingue "le projet ou l’entreprise apportant la solution la plus originale et la plus adaptée à des besoins sociaux". Il s’agit d’une initiative du Ministère des solidarités et de la cohésion sociale, de la Caisse des Dépôts et de l’Agence pour la création d’entreprises (APCE).
(2) Extrait du film de Marie-Josée Desbois Le Champ commun, ensemble on va plus loin. Production : L’arbre aux films. France, 2012. 28 minutes, VF.
(3) Extrait de l’entretien que j’ai mené en mars 2014 avec Henry-George Madeleine, l’un des fondateurs du Champ Commun, aujourd’hui salarié de Localidées.
(4) Propos extraits du reportage réalisé par BFM TV le 19 juin 2013 et visible ici : http://www.bfmtv.com/video/bfmtv/histoires-france/a-augan-habitants-travaillent-champ-commun-19-06-131960/
(5) Henry-George rapporte ici la description que faisaient d’eux les habitants d’Augan.
(6) Extrait de l’entretien mené en mars 2014 avec Aude Gérardin, coordinatrice du Projet Auberge.
(7) Il y a autant de commissions que d’activités, soit les commissions suivantes : garde-manger, estaminet, brasserie, chantier, auberge et vie coopérative. Elles correspondent aux nouvelles catégories d’associés de la SCIC, votées à l’AG 2013.
(8) Ces cinq activités sont les suivantes : l’épicerie appelée « garde-manger », le bar ou « estaminet », la brasserie, l’activité chantier et l’auberge.
(9) Paroles d’associés lors de l’AG du Champ Commun des 25 et 26 mai 2013.

SCIC Le Champ Commun
1 rue du clos Bily
56800 Augan
Tél. : 02 97 93 48 51
Site Internet : www.lechampcommun.fr
Mail : auberge@lechampcommun.fr

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