Dossier Politique Réflexions générales

Islande : le tirage au sort sauvera-t-il la démocratie ?

Lionel Cordier

Davantage connue pour ses paysages lunaires et ses groupes de post-rock nébuleux, l’Islande a surpris le monde en octobre 2008 en devenant une victime collatérale de la crise mondiale des subprimes. La chute des banques islandaises et la faillite d’un système politique incapable de prévenir cette catastrophe ont mené à une expérience démocratique inédite.

Réputé pour parader en tête des classements internationaux pour son niveau de vie et son absence de corruption, le système économique et politique islandais a révélé des faiblesses internes importantes auxquelles le monde et la société islandaise étaient restés aveugles.
De nombreux Islandais se sont retrouvés endettés, ruinés, et en colère. Pendant près de quatre mois, la population s’est réunie chaque samedi sur la place Austurvöllur, face au Parlement, pour protester et exiger la démission du gouvernement de droite Geir Haarde (1). Lui succèdera pour la première fois un gouvernement de coalition social-démocrate et écologiste, mené par Jóhanna Sigurðardóttir, également première femme et première lesbienne à accéder à la fonction de Premier ministre.

Une expérience inédite

La conjonction de cette accession au pouvoir et du réveil politique d’une partie de la société islandaise a permis l’expérimentation de nouvelles techniques démocratiques. La réécriture de la constitution islandaise, qui était la cible de critiques fréquentes, a logiquement été placée au cœur de ces procédures. Les Islandais n’avaient jamais considéré ce texte, inspiré par l’ancienne puissance colonisatrice danoise, comme émanant réellement de la volonté du peuple. Il s’agissait donc de trouver la façon de faire parler la population islandaise, de créer une œuvre issue d’une nouvelle forme d’intelligence collective. Dans ce but, le gouvernement a mis en place un forum national, en partenariat avec des associations de la société civile. Ce forum, ou þjóðfundur, devait permettre de déterminer les valeurs auxquelles la société islandaise s’identifie et qu’elle souhaite voir inscrites dans sa constitution afin de modifier ensuite tout son appareil juridique et politique. Le 6 novembre 2011, plus de 950 Islandais de tout le pays, de tout âge, hommes et femmes, se retrouvent ainsi le temps d’une journée, à la fois pour discuter des principaux axes de la future constitution, et pour produire un rapport de 700 pages de propositions de tout ordre, certaines partagées, d’autres sélectionnées pour leur originalité. Ces propositions serviront ensuite aux 15 hommes et 10 femmes élues pour la Constituante, des élections dont le personnel politique était exclu.
L’un des points centraux de la mise en place de ce processus de réécriture reste le choix de ces 950 premiers participants. En effet, l’Islande opère ici une première au niveau international en choisissant les participants par le biais du tirage au sort.

De l’usage du hasard en démocratie

Très récemment encore, la question de l’usage du hasard en démocratie était restée confinée aux cercles hellénistes et à quelques politistes passionnés par les objets marginaux. Mais la crise des systèmes représentatifs occidentaux, leur contestation croissante de la part de la société civile et la perte de légitimité grandissante des élus ont remis sur le devant de la scène un dispositif jusque-là ignoré et perçu comme contre-intuitif. En devenant des fétichistes de l’élection, nous avons oublié que le tirage au sort était perçu comme consubstantiel à la démocratie dans l’antique vision athénienne, tandis que l’élection est plutôt vue comme un outil au service de la constitution d’une « aristocratie », puisqu’elle délègue le pouvoir de faire les lois à ceux dont on juge qu’ils sont les plus aptes, les plus intelligents, les meilleurs. Considérer le vote comme la procédure démocratique par excellence est un fait récent de notre histoire, parallèle à l’élaboration de nos systèmes de gouvernement modernes (2).

Pourtant, aujourd’hui, le recours progressif à l’opinion publique par le biais de sondages montre que la légitimité de l’élection n’est plus suffisante. Il ne s’agit plus seulement d’être « le meilleur », d’avoir reçu l’onction des électeurs. Il faut également être à l’image de l’électeur. Ce sont deux images de la représentation qui entrent ici en conflit au sein de nos systèmes représentatifs contemporains :

– La première est la notion d’aristocratie/méritocratie, constitutive de cette noblesse d’Etat dont on sait, depuis Bourdieu, qu’elle repose davantage sur une culture de classe que sur un véritable mérite. Le marché électoral se contente ensuite de nous en présenter les meilleurs spécimens pour que les citoyens-consommateurs, éclairés par leur unique raison, en choisissent la perle rare. L’élu est donc perçu comme un personnage exceptionnel. Les présidentielles françaises en sont un exemple emblématique.

– La deuxième façon de concevoir l’élection consiste à choisir ses élus non plus pour leurs qualités personnelles mais pour leur ressemblance, leur capacité à nous ressembler. Elle concerne davantage la constitution d’assemblées, censées refléter les opinions des électeurs. Or les probabilités et la pratique d’un demi-siècle de sondages nous indiquent bien que si vous souhaitez constituer un échantillon représentatif d’une population donnée, la meilleure façon reste de le choisir… au hasard ! Un tel usage du hasard ne peut fonctionner que lorsque l’on cherche à constituer un groupe et non à désigner une personne seule. Plus l’échantillon choisi est important, plus il est représentatif d’une population donnée. C’est la règle que suivent nos sondages d’opinion depuis plus d’un demi-siècle…

De l’euphorie à la désillusion totale ?

En proposant cette brève assemblée tirée au sort, l’Islande a emprunté ce deuxième chemin qui, jusqu’alors, n’avait été exploré qu’à l’échelle régionale ou locale. C’est en cela que l’expérience islandaise possède un potentiel que nous devons explorer. Mais il ne faut pas se faire d’illusions non plus. Les médias français, face aux événements islandais, ont souvent caricaturé à l’extrême un pays que nous connaissons très peu. Passant de l’euphorie à la désillusion totale, nous devons considérer ce processus pour ce qu’il est : une première expérience. Après la tenue du forum national (qui n’a duré qu’une journée, rappelons-le) s’est déroulée l’élection d’une assemblée constituante de 25 personnes chargées de reprendre le travail issu de cette journée de débats, et ainsi de donner forme à une nouvelle constitution. Mais son élaboration a dû faire face à un faible soutien de la part des médias islandais, à une faible participation des électeurs, à une multiplication des recours devant la Cour suprême, plus tatillonne qu’à son habitude sur les procédures.
La cerise sur le gâteau reste, en 2013, le retour au pouvoir de la droite, déjà aux affaires au moment de la crise. La nouvelle constitution (3) reste donc pour l’instant dans les limbes, puisqu’elle doit attendre le vote du Parlement pour être validée. Dépendante du jeu politique traditionnel, elle est victime du message contradictoire envoyé par les électeurs islandais, qui ont rappelé au gouvernement une droite particulièrement rétive à l’adoption d’un nouveau texte constitutionnel. Un tel texte forcerait à un rééquilibrage de la représentation entre zones rurales et zones urbaines, ce qui serait défavorable aux conservateurs. Les grandes familles de l’industrie de la pêche et de l’énergie craignent également un texte qui propose de nationaliser ou d’encadrer strictement l’exploitation des ressources naturelles de l’île, des visées juridiques particulièrement novatrices qui ont été également la cible de critiques du Conseil de l’Europe.

Une démocratie réelle ne suffit pas…

La critique croissante de nos systèmes représentatifs doit inciter tout un chacun à réfléchir sur la démocratie qu’il souhaite, car réclamer une « démocratie réelle » ne suffit pas. Les valeurs démocratiques dépassent la simple question de la procédure : autrement dit, il ne suffit pas de changer de système institutionnel pour changer le monde. Le tirage au sort n’est pas le deus ex machina qui viendrait nous sauver (4). La démocratie directe, l’usage du référendum, la démocratie participative et même le tirage au sort portent aussi leur part d’ombre : souhaitons-nous laisser la majorité discuter et décider de tout, y compris des questions morales et sociales sensibles ? Un référendum sur l’avortement ou les minarets serait-il légitime démocratiquement ? Accepterions-nous que la majorité se prononce sur tous les aspects de la vie sociale ? Si nous sommes soucieux du respect de la sphère privée, comment assurer le respect des libertés individuelles, tout en permettant à nos sociétés de surmonter les échecs du libéralisme économique ? Voilà des débats à mener dans la sphère du réel, à la fois dans le jeu institutionnel et à l’extérieur de celui-ci. A leur niveau, les Islandais ont mené cette expérience, une expérience encore en cours. Ses errements ne sont pas des échecs mais, bien au contraire, ils agissent comme des révélateurs. Ils mettent en évidence des jeux de pouvoir souterrains que nous devons apprendre à saisir et à désactiver. C’est par une expérimentation continue, sans concessions, et par une réflexion audacieuse et pointue que nous pourrons répondre à l’appel des Indignés de Madrid, « Democracia real ya ! » (5).

Lionel Cordier

Doctorant en sciences politiques. Sujet de thèse : « Dynamiques sociales et politiques dans l’Islande de l’après-crise. Les citoyens face aux institutions publiques : l’exemple du processus constitutionnel islandais », laboratoire Triangle, Lyon.

Expériences de tirage au sort

Le tirage au sort a été utilisé par la république d’Athènes pour choisir les dirigeants au sein des électeurs (seulement les hommes libres donc ni les femmes ni les esclaves) ; en France, elle a régi la conscription militaire de 1872 à 1889, et elle sert encore à constituer les jurys de cours d’assises.
En 2004, en Colombie britannique (Canada), dans l’optique d’un changement de la loi électorale, une assemblée de 160 membres a été constituée en se fondant sur des quotas en fonction de l’âge et du genre. Le choix du nouveau système électoral proposé par cette assemblée a été soumis au référendum en 2005.
En 2011, l’Irlande a mis en place une convention constitutionnelle comptant à la fois des parlementaires et des citoyens tirés au sort, dans l’optique de réviser certains points de la constitution irlandaise. Ce processus est toujours en cours. Il permet à des membres tirés au sort de siéger bien plus longtemps qu’une seule journée.

1) Du Parti de l’indépendance, droite conservatrice et libérale.
2) Les pères fondateurs de nos régimes représentatifs n’ont jamais prétendu bâtir des systèmes « démocratiques », ce mot étant d’ailleurs encore synonyme de chaos et de désordre. Voir Dupuis-Déri Francis, « Lʼesprit anti-démocratique des fondateurs des ’démocraties’ modernes », Agone no 22, pp. 95-113.
3) Il conviendrait plutôt de parler de « réforme constitutionnelle ».
4) Evénement inattendu et improbable qui vient régler les problèmes à la dernière minute.
5) « Démocratie réelle maintenant »

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