Article Femmes, hommes, etc. France

Barbe (la) : rendre visible le patriarcat en le mimant

Guillaume Gamblin

Vous êtes confortablement installé-e dans l’assistance d’un événement public ou plusieurs hommes interviennent à la tribune, quand soudain des femmes ornées de fausses barbes montent sur scène avec des écriteaux pour « féliciter » les hommes présents d’avoir su rester dans l’entre-soi masculin. La Barbe a encore frappé ! (1)

Visibiliser les situations d’inégalité entre hommes et femmes, c’est le but du collectif La Barbe créé par un petit groupe de militantes, plusieurs issues d’Act Up, en 2008. Elles sont choquées par le sexisme agressif qui s’est déployé durant les dernières élections présidentielles, notamment envers la première femme à avoir des chances sérieuses de devenir présidente, Ségolène Royal.

Phallocratie à tous les étages

Elles prennent alors conscience de l’ampleur des dégâts : en France les femmes représentent un quart de l’Assemblée Nationale et du Sénat, 13% des maires, alors que les hommes représentent 90% des patrons de presse et des rédacteurs en chef de grands journaux, 87,5% des présidents d’universités et de grandes écoles et 98% des chefs cuisiniers étoilés. En somme, ce sont des sexagénaires blancs hétérosexuels et valides qui cumulent tous les pouvoirs dans notre société. Les femmes sont considérées comme des épouses, des filles, des conquêtes ou des assistantes, rarement comme des égales. Quelques unes sont autorisées à rentrer dans les cercles du pouvoir, mais elles sont un peu comme la schtroumpfette chez les schtroumpfs, elles servent d’alibi et de décoration au royaume des mâles.

Mettre en lumière l’omniprésence masculine

Les Barbues s’invitent donc dans des assemblées viriles où leur simple présence vient mettre en lumière la surreprésentation masculine. Leurs barbes longues, très « 3° république », viennent ironiquement souligner la ringardise de cet ordre patriarcal qui perdure à travers les siècles. Le message qui est envoyé aux hommes présents est que « si avoir une barbe est la seule possibilité d’être avec vous, alors on en met ». Le nom du collectif fait référence également à l’irritation ressentie face à cette inégalité qui « barbe » sérieusement les activistes féministes.
Collectif d’action avant tout, elles ont effectué plus de 180 interventions en cinq ans, souvent en venant perturber des évènements dans lesquels l’omniprésence des hommes ne choque plus personne : congrès de philosophes ou d’architectes, meetings politiques, festivals culturels... Elles déploient des banderoles qui manient l’ironie, attribut supposé masculin et se réapproprient également le langage des chiffres, de la démonstration rationnelle classiquement assimilée aux hommes, en mettant en avant les pourcentages de femmes dans les diverses institutions ciblées.

Accueil pas poilant

Ces actions restent dans le cadre de la légalité et s’effectuent « sans violence », précisent les activistes. Généralement l’accueil est froid. Elles ont été étonnées de se faire très mal recevoir (« à poil ! ») lors du festival de la bande-dessinée de Lyon, dans un milieu culturel qui avait leur sympathie et qu’elles jugeaient « ouvert ». A Saint-Etienne, elles ont eu la surprise de se faire agresser par les rares femmes présentes (2 sur 45) au sein du Conseil d’Agglomération où elles sont intervenues. En 5 ans d’activisme, une seule plainte a été déposée suite à un colloque à Paris. Le pire fut peut-être à la fédération française de rugby, où elles ont été maintenues à l’écart, enfermées dans un cagibi, pendant plusieurs heures, le temps que la cérémonie se déroule. Mais cela représente peu de répression pour autant d’actions, estiment-elles. Certainement parce que personne ne veut attirer l’attention sur son propre cas pour ne pas venir ternir son image.

« Le seul collectif féministe qui ne s’intéresse qu’aux hommes »

L’objectif de La Barbe n’est pas la parité, mais l’égalité. Dans un monde dominé par les hommes, les femmes se heurtent à un plafond de verre, qu’elles finissent par intégrer. Ainsi, selon l’une d’elles « les femmes candidatent à un poste quand elles estiment en moyenne avoir 150 % des compétences requises, alors que les hommes candidatent au même poste lorsqu’ils estiment avoir 80 % des compétences requises ».
Leurs actions ont-elles permis de faire bouger les lignes dans certains milieux ? Il est difficile de savoir si des discussions ont eu lieu par la suite au sein des diverses institutions touchées par le collectif. Si changement il y a, il se fait vraisemblablement en prenant son temps... A Cannes, en 2012, les Barbues étaient intervenues pour dénoncer l’omniprésence masculine. Elles avaient publié une tribune dans le journal Le Monde signée par 2000 représentant-e-s du milieu du cinéma. Est-ce suite à cela que, pour la première fois en 2014, le jury est composé de cinq femmes et quatre hommes ?
Par ailleurs, à Bordeaux, en décembre 2012, des avocates barbues sont descendues dans la rue pour manifester contre les propos sexistes de maître Pierre Blazy qui avait estimé que les femmes n’ont pas « les épaules assez larges » pour certaines affaires pénales.

En intervenant tant au sein de grands partis politiques que d’émissions de télévision, d’instances économiques que d’assemblées d’actionnaires, les activistes barbues restent dans le cadre des hiérarchies existantes en se concentrant sur l’exigence d’égalité hommes-femmes au sein de celles-ci. Un parti-pris qui peut leur être reproché mais leur revendication reste, quoi qu’il en soit, légitime et urgente.
Les actions de la Barbe revêtent une dimension qui peut paraître assez monomaniaque, en s’attaquant inlassablement au pouvoir des hommes dans la société. Mais elles ont, par là même, le mérite de ne jamais lâcher leur objectif de tendre au patriarcat un miroir qui révèle au grand jour sa vraie nature de domination.

Guillaume Gamblin

• La Barbe, www.labarbelabarbe.org
• La Barbe, 5 ans d’activisme féministe, préface de Christine Delphy, éditions iXe, 2014, 176 p. illustrées, 16€.

(1) Article réalisé à partir d’une rencontre avec des membres de La Barbe à la librairie Terre des livres à Lyon le 17 mai 2014.

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