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Habiter la Terre en poète

Michel Bernard

Le village de Fontaine-Daniel, en Mayenne, est constitué autour d’une manufacture de textile. Depuis 2004 s’y développe une fête de la Terre, qui entend notamment mêler les trois écologies – environnementale, sociale et mentale. Une histoire surprenante.

Les « décroissants » ne datent pas d’aujourd’hui. Au 12e siècle, Bernard de Clairvaux (1090-1153) entre en dissidence avec l’église catholique et lance l’ordre des Cisterciens, qui prône une plus grande autonomie au sein de la nature et un meilleur partage des richesses. En 1204, des moines cisterciens s’installent à 4 km de la ville. Une abbaye voit le jour, en creux d’un ruisseau et au sein de vastes forêts. Les moines vivent de l’agriculture, l’eau et le bois leur fournissant de l’énergie. Ils créent un barrage et un étang et restent là près de six siècles, modelant un paysage que l’on peut encore voir aujourd’hui.

Industrie textile et paternalisme

Ils sont chassés par la Révolution en 1789 et leurs biens sont revendus par l’Etat en 1806. Deux industriels, un homme et une femme, s’installent dans le domaine pour créer une filature et un tissage. Leur activité se développe rapidement et, en 1820, environ 700 ouvriers y travaillent. En 1832, la patronne de l’entreprise, Mme Arfield, décide de construire des logements pour les ouvriers. Autour des maisonnettes — d’une seule pièce, à l’époque —, des jardins ouvriers se développent. Il y aura jusqu’à 550 parcelles. Les caisses d’emballage de l’entreprise sont récupérées et leurs planches servent à fabriquer des cabanons qui servent d’entrepôts aux jardiniers.
Au fil du temps, de nouveaux logements plus spacieux voient le jour, d’abord sous forme d’immeubles, puis en maisons mitoyennes. En 1955, pour faciliter l’approvisionnement de la communauté ouvrière, une ferme est installée dans des bâtiments annexes de l’ancienne abbaye. Comme le dirigeant de l’époque est un grand lecteur de Rudolf Steiner (voir encart sur les religions), la ferme fonctionne en biodynamie. Elle se concentre principalement sur les produits laitiers. C’est l’une des premières fermes bios de la région.
Ce village, qui dépend de la commune de Saint-Georges-Buttavent, est ainsi géré pendent deux siècles par la même famille qui applique les principes du paternalisme. Transmise de père en fils (ou en neveu) pendant six générations, l’entreprise s’est caractérisée par son approche liée au protestantisme : soin dans le travail et réinvestissement de l’argent dans l’entreprise. Il n’y eut aucune fuite de capitaux : tous les excédents sont restés à Fontaine-Daniel.
A partir des années 1980, le monde du textile est confronté à une mondialisation rapide. Dans ce secteur, 95 % des emplois français disparaissent en 35 ans. La marque « Toiles de Mayenne » doit faire face à des difficultés. Elle change de stratégie commerciale en ouvrant des boutiques de vente — une quinzaine aujourd’hui, sans compter les magasins multimarques —, et doit trouver de la trésorerie. Entre autres, elle met alors certains logements en vente, ce qui ouvre davantage le village au monde extérieur. Avec le développement de la voiture, de plus en plus d’habitants du village travaillent ailleurs et, inversement, un nombre grandissant de salariés — 90 aujourd’hui — habitent à l’extérieur.
Aujourd’hui, le village est structuré autour d’une place — qui appartient toujours à l’entreprise, car la commune ne souhaite pas encore la prendre en charge —, de quelques commerces et d’un mélange d’habitations privées ou locatives, présentant une grande harmonie architecturale. Un immeuble ancien reste vide, du fait du moindre nombre d’ouvriers, et du manque de personnes prêtes à vivre dans un habitat collectif. L’école privée de l’entreprise a fermé en 1991, la crèche l’année suivante, l’épicerie en 2004. Il reste 170 habitants dans le village, dont seulement 10 travaillent dans l’entreprise. Une nouvelle impulsion pourrait venir d’une approche sensible de l’écologie…

Naissance de la fête de la Terre

L’augmentation de la mobilité provoque un affaiblissement des liens de solidarité au sein du village, comme dans la plupart des communes françaises, et un vieillissement de la population. La traditionnelle fête du village, le permier week-end de septembre, est née entre les deux guerres. C’est l’extension de la fête de l’école, qui existait depuis le milieu du 19e siècle. Elle a connu en 1995 quelques difficultés d’organisation.
En 1996, un premier virage est pris : des trentenaires qui sont revenus au village s’investissent dans l’organisation de la fête, en ajoutant aux traditionnelles activités (banquet, fête foraine, concours de pêche, de boules, visite de l’abbaye, de la manufacture…) un thème qui ouvre sur d’autres activités (expositions, ateliers, conférences) (1). En 2003, pour la première fois, ils organisent un marché bio. Cela donne l’idée à l’association Les Cabanons, qui a pris la suite du comité des fêtes, de changer de style en s’orientant vers l’écologie, sans pour autant remettre en cause ce qui se fait déjà. L’écologie est déjà un centre d’intérêt ancien, grâce à l’approche biodynamique de certaines personnes, aux jardiniers et aux nouveaux arrivants, extérieurs à l’entreprise. Coïncidence, ce renouveau démarre en parallèle avec Planète en fête, une fête plus spécifiquement écolo, lancée par les agriculteurs biologiques du département, qui change de commune chaque année (2).
La fête de la Terre permet une ouverture progressive sur l’extérieur. En 2013, une soixantaine d’exposants ont accueilli plus de 7000 personnes. Jusqu’en 2012, tout s’autofinancait, avec deux petits soutiens, l’un départemental, l’autre communal. En 2013, quelques subventions ont été obtenues, notamment pour la réalisation d’un livre célébrant les dix ans de l’association.

Témoignages sensibles

Ce livre a été l’occasion d’interroger des intervenants venus faire une conférence ou un atelier (3), mais également des organisateurs, habitants du village. Des entretiens ont été réalisés début 2013 par Mohamed Taleb, philosophe, et Nathalie Calmé, journaliste. L’ouvrage, imposant, est illustré par des artistes venus sur place. Beaucoup de questions tournent autour de la sensibilité des personnes, leurs motivations profondes, ce qui est assez original pour dépasser largement le seul intérêt local de la fête. Le livre donne la même place à tout le monde, suit le même questionnement, pour éviter toute hiérarchie entre les « intellectuels » et les actifs locaux.

Ambiguïté persistante

Aux yeux de certains, la fête était celle des dirigeants de l’entreprise. Certains se sont demandés comment elle avait évolué vers l’écologie. Raphaël Denis, l’un des actuels dirigeants de l’entreprise (le seul qui habite au village), fait partie de l’association, ce qui est encore ressenti comme ambigu. Il y a eu des incompréhensions, par exemple quand l’organisation du concours de pêche a été remise en cause. Le concours était devenu très technique, et les organisateurs ont demandé de revenir à des méthodes plus simples. De fait, aujourd’hui, il n’y a presque plus de pêcheurs dans le village et le concours s’est arrêté.
Le repas commun, le samedi soir, draine presque tous les habitants. Selon Emmanuel Renard, actuel agriculteur de la ferme du village, la fête est une bonne chose pour l’ouverture vers l’extérieur, mais il manque maintenant un autre moment où se retrouveraient seulement les habitants du village.
Si les anciens, souvent des retraités de l’usine, sont moins actifs, les jeunes ont réinvesti les jardins, entre autres. Elise Glémain-Shay, qui est arrivée il y a trois ans et n’est pas liée à l’entreprise, participe à l’organisation de la fête et développe un projet d’épicerie coopérative pour vendre à nouveau sur place des produits surtout locaux et, si possible, bios et pas chers.
Il y aurait largement de quoi accueillir, à petit prix, de nouvelles familles qui voudraient développer des activités alternatives, mais le poids de l’histoire reste pesant pour beaucoup. Le passage du privé au public d’une partie du foncier, la vente des appartements à de nouveaux habitants, l’activité associative devraient progressivement mieux séparer le passé industriel et la vie quotidienne. Le village est en mutation ; il est probable que dans les dix ans qui viennent, les mentalités continueront à évoluer largement.

M. B.

Un dynastie industrielle et politique

La famille Denis, protestante, dirige l’entreprise depuis sa création en 1806. Elle gère aussi son environnement. En 1866, Gustave Denis devient le premier contribuable de la commune. En 1874, il devient maire. Elu sénateur républicain en 1879, il vote des lois progressistes : laïcité de l’Etat, liberté de la presse, instruction obligatoire jusqu’à 13 ans (l’usine a sa propre école depuis longtemps). En 1883, il est président du Conseil général de la Mayenne. En 1896, il s’associe à ses deux fils, Georges et Paul. Paul devient maire du village et Georges, celui de la commune voisine. Le fils de Paul, Jean, prend la tête de l’entreprise en 1924. Il est anthroposophe, ce qui aura une influence sur l’architecture et la disposition du village, la création d’un magasin de vente et de la ferme… Les enfants de Jean, Patrice et Bruno, sont aussi des lecteurs de l’œuvre de Rudolf Steiner. Jean devient maire à son tour et directeur jusqu’en 1968. Il a écrit un livre prônant le respect de la nature et le partage des bénéfices. Son frère Bertrand est député CNI de 1958 à 1978 et maire jusqu’en 1986. Leurs quatre fils (deux fois deux frères) entrent à la direction entre 1958 et 1964. L’un, Bruno, devient maire en 1977. Son cousin Arnaud, lui aussi à la direction, est maire d’une commune voisine. Ils dirigent ces communes jusqu’en 2008.

Influence de la religion

La Mayenne est fortement rurale et catholique. Les fondateurs de la filature, un Parisien et une Anglaise, sont protestants. Les ouvriers sont catholiques. Les dirigeants seront tous protestants jusqu’à l’actuelle génération, où les patrons se sont mariés à des catholiques.
De 1925 à 1995, la direction de l’entreprise est influencée par les idées sociales de l’anthroposophie, née des réflexions et des pratiques de Rudolphe Steiner.
Le fermier actuel est par ailleurs prêtre chrétien orthodoxe, et une petite communauté orthodoxe s’est installée à proximité. Les débats religieux sont présents : un bien pour certains, pas pour d’autres.

L’influence des utopistes

Les dirigeants de l’entreprise ont toujours été progressistes. Mais discrètement. Le protestantisme de cette famille pourrait se résumer ainsi : « Le bien se fait sans bruit, le bruit ne fait pas de bien. » Les bénéfices de la firme ont été intégralement réinvestis dans une modernisation permanente, et dans l’amélioration de la condition de vie des ouvriers. Cela s’est traduit par des salaires souvent supérieurs aux minima légaux, la fondation d’une école pour les enfants des salariés dès 1833, bien avant que cela ne se généralise, la mise à disposition de logements qui semblent petits aujourd’hui mais qui, à l’époque, était un net progrès sur le plan de l’hygiène, et l’organisation de fêtes et d’ateliers (le lien social permettant, notamment, de lutter contre l’alcoolisme).
Outre les propositions sociales de Rudolf Steiner, la famille Denis admet être influencée par l’industriel britannique Robert Owen, socialiste utopiste qui essaya de construire une cité idéale, par Pierre Proudhon, théoricien anarchiste qui prônait l’organisation d’une société sans Etat, par Charles Péguy, pour son respect de l’environnement…

Une histoire sociale peu connue

Si l’histoire de l’entreprise et de la famille Denis est bien connue grâce aux registres de compte, aux actes notariés, aux articles de presse…, celle des ouvriers est plus parcellaire.
Toutefois, il est à noter qu’il n’y a pratiquement jamais eu de grève (seuls deux préavis ont été déposés en deux siècles !). A partir de 1843, le village se construit au bord de l’étang, donc au-dessus des ateliers et de l’abbaye, où vit la famille Denis. On est donc loin des dispositions classiques, où les classes dirigeantes habitent la demeure qui domine un lieu.
En 1845, des tisserands ont essayé de pénétrer dans la manufacture pour la saboter (en lien avec le mouvement des luddites et des canuts). En 1888, une étude signale que les 264 ouvriers de l’époque ont un salaire modeste mais qu’ils touchent des primes de 20 %, disposent d’un logement presque gratuit, d’un jardin, d’un lavoir et de l’autorisation de pêcher dans l’étang de 12 ha.
En 1970, avec le début de la crise du textile, les salaires passent en-dessous de la moyenne du secteur. En 1981, pour la première fois, dix licenciements sont décidés, en plus d’un plan de départ en préretraite. En 1998, la loi Robien prévoit le passage aux 35 h avec négociations entreprise par entreprise entre direction et syndicat… ce qui oblige à créer une section syndicale ! Depuis son arrivée à la direction en 1995 avec son frère Grégoire, Raphaël Denis participe à la réduction de l’autorité de l’entreprise sur le village, et, parallèlement, favorise une « direction participative » au sein de l’entreprise. Il est actif dans la fête de la Terre, en tant que simple habitant du village, et ne cherche pas à avoir un statut spécial au sein de l’association organisatrice.


Les trois écologies de Félix Guattari

C’est seulement en 2012 que, par hasard, les organisateurs de la fête tombent sur le livre du psychanalyste Félix Guattari Les trois écologies (1995). Ils s’y reconnaissent tout à fait : aux côtés de l’écologie environnementale (le lien à la nature) et de l’écologie sociale (le lien avec la politique, avec les autres), il ne faut pas oublier l’écologie mentale, la relation à soi-même. Cela comprend aussi bien la recherche spirituelle que la philosophie, la recherche de cohérence dans sa vie, le tout s’exprimant par la poésie, les arts…

11e fête de la Terre
4 au 7 septembre 2014

Conférences
• Sylvie Vauclair, astrophysicienne : « Habiter la Terre en astrophysicienne »
• Roger Cans, ancien journaliste au Monde : « La pensée écologique en France aux 19e et 20e siècles »
• Serge Latouche, économiste, sociologue : "Conjurer l’illimitation et retrouver le sens de la
mesure"

• Sabrina Krief, primatologue et vétérinaire : « Comment les singes se soignent avec les plantes »
• Alain Cuerrier, chercheur en éthnobotanique à Montréal : "Le savoir botanique et médical
des Inuits et des Cris"

• Mohammed Taleb, philosophe, formateur en éducation relative à l’environnement : "Le vrai
fruit de l’existence, c’est l’âme."

• Gilles-Eric Séralini, biochimiste : « Etat des lieux des pesticides en France en 2014 »
• Pierrick Bourgault, ingénieur et journaliste : « Comment 14-18 a modifié notre lien à la terre »

Ateliers découverte
• Land art avec Lazare Cimmier
« Vers un usage libre, responsable et solidaire de la Terre » avec Jean Mataouchek, paysan
boulanger et cogérant de la SCI La Grée
• La ferme biologique de Fontaine-Daniel, présentée par Emmanuel et Nathalie Renard
• L’eau à Fontaine-Daniel, avec le CPIE Bas-Maine
• Visites guidées : ateliers textiles (avec Daniel Roulette), abbaye cistercienne (avec Erwan
Madigand)
• L’essor de la biodynamie en viticulture : Paul Barre et Alain Dejean
• Atelier phytoépuration, avec Dominique Lefevre (Aquatiris)
• Atelier isolation en chanvre et terre, avec Christophe et Patricia Halouze
• Atelier chaudière à copeaux de bois, avec Laurent Foucher (FL Entreprise)
• Mandalas végétaux et minéraux, avec Renée Ampilhac

Et également
• Vidéo-installation, Pierre Guicheney : « Fête de la Terre / Origines des savoirs sur les plantes »
• Exposition photos, Jean-Pierre Razon (Survival International)
• Exposition de vieux outils d’artisans : M. Melot
• Place du village : repas-buffet bio de 300 personnes et concert le samedi soir
• Marché bio les 6 et 7 sept. avec 60 producteurs et artisans mayennais et limitrophes
• Sortez vos instruments acoustiques et installez-vous dans un lieu du village.
• Jeux en bois et atelier enfants avec Payaso Loco…

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