Dossier Alternatives Décroissance

Solidarités directes : reconstruire une solidarité par le bas ?

Aurélien Boutaud

Dans un contexte marqué par la crise, le démantèlement des services publics et le recul de l’Etat providence, de nouvelles formes de solidarité semblent émerger un peu partout autour du globe. Plus ancrées sur les territoires, moins centralisées, plus concrètes et directes, ces expériences sont porteuses d’espoir… mais aussi de craintes. Le cas de la Grande-Bretagne est à ce titre assez symptomatique.

Reconstruire le pacte social par le bas : tel est le mot d’ordre de l’organisation non gouvernementale (ONG) britannique Participle. Persuadée que les innovations en matière de solidarité viendront de la base, elle expérimente depuis le milieu des années 2000 des dizaines d’actions locales dans des domaines aussi variés que la prise en charge des personnes âgées, le soutien scolaire, l’accès à l’emploi, la formation professionnelle ou encore l’accès à la santé. Son leitmotiv : il est possible, dans chacun de ces domaines, de faire beaucoup mieux avec moins, en mobilisant des fonds privés et publics, certes, mais aussi (et surtout) en s’appuyant sur des réseaux de citoyens.

Southwark Circle en est un exemple symptomatique. Dans un quartier de Londres, l’initiative a permis de construire des réseaux d’entraide avec les personnes âgées. Chaque habitant volontaire est ainsi potentiellement mis à contribution pour accompagner les seniors dans leurs démarches quotidiennes, afin d’accroître leur autonomie et leur permettre de rester chez eux. Aide au jardinage ou aux tâches ménagères, transport de courses, restauration, conseils, formations et animations diverses… Pour un coût d’adhésion de 20 à 40 £ par an, les bénéficiaires ont ainsi accès à un numéro de téléphone qu’ils peuvent solliciter à tout moment lorsqu’ils ont besoin d’aide ou de conseil. Un calendrier d’activités régulièrement mis à jour est également consultable sur internet ou disponible par envoi postal. Les prix très bas des services sont rendus possibles par l’absence d’investissement lourd : les activités ont lieu chez les membres du cercle, les déplacements sont assurés par covoiturage, etc. Interrogée, une participante témoigne avec enthousiasme : « Nous avons vu qu’utiliser des ressources limitées pour stimuler la vie sociale permet d’accroître les ressources disponibles. » Car « le temps et le talent des amis, des voisins et des familles vont bien au-delà de la simple réponse à des besoins matériels ».

Le succès aidant, l’expérience a été ensuite reproduite dans d’autres collectivités britanniques. Car pour Participle, l’objectif est bien de réinventer la solidarité à partir des communautés : d’abord en imaginant et en testant de nouvelles formes d’entraide fondées pour partie sur le bénévolat ; puis en démultipliant celles qui fonctionnent le mieux dans l’ensemble du pays, afin de remplacer l’Etat providence centralisé par un réseau de communautés d’entraides.

Réinventer la solidarité du 21e siècle...

Ce mouvement de l’innovation sociale intéresse aujourd’hui de nombreux observateurs. Dans un contexte de recul des Etats doublé d’une crise du capitalisme, l’idée qu’un changement de modèle pourrait surgir « par le bas » a en effet de quoi séduire. Par exemple, la Paris Tech Review voit dans cette dynamique d’innovation sociale « l’invention, aux marges du modèle central, de l’économie de demain » à l’instar par exemple des « caisses mutuelles de solidarité, fondées par les ouvriers du 19e siècle, qui furent les matrices des systèmes de sécurité sociale ». On retrouve également ce discours enthousiaste du côté des militants de l’innovation sociale, comme Hubert Guillaud, pour qui cet ensemble de démarches doit être vu comme « un moyen de refaire société et de redynamiser la relation entre pouvoirs publics et citoyens ». De ce point de vue, le mouvement de l’innovation sociale ne va pas sans rappeler le réseau des Villes en transition, bien connu des lecteurs de Silence, qui propose lui aussi d’enclencher une mutation des sociétés occidentales en commençant par le bas, c’est-à-dire en mobilisant les communautés locales dans des projets de sobriété énergétique. Ce qui suppose aussi une prise en charge plus locale et plus directe de la solidarité, d’où une tendance des deux mouvements à se rapprocher .

… ou légitimer le démantèlement de l’Etat providence ?

Mais les critiques commencent toutefois à se faire entendre. Car l’idée de remplacer l’Etat providence par un réseau de solidarités locales faisant appel aux fonds privés et au bénévolat a de quoi séduire également les plus libéraux. En Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur de David Cameron a ainsi lancé un vaste programme pompeusement nommé « The Big Society ». Doté de fonds publics et privés, le projet s’inscrit dans la droite ligne de l’ambition affichée par l’ONG Principle  : il s’agit dans un premier temps d’expérimenter localement des projets liés à la prise en charge des personnes âgées, au soutien scolaire, à la formation professionnelle ou encore à la santé, avant de les démultiplier sur l’ensemble du territoire en transférant les moyens financiers à des ONG sélectionnées sur appel d’offre.

Ainsi redéfinie par les libéraux, l’innovation sociale, avec son lot de « solidarités concrètes », pourrait alors devenir une arme idéologique redoutable . Car sous ses atours de démarche citoyenne et décentralisée, fondée sur une prise en charge plus directe et citoyenne de la solidarité, elle permet également de légitimer le démantèlement d’un Etat providence présenté comme décidément trop obsolète et centralisé.

Entre espoirs d’innovations et craintes de récupération, le chemin qui mène à une réinvention de la solidarité « par le bas » s’annonce aussi passionnant que périlleux !

Aurélien Boutaud

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