Consommation Malbouffe Société

Résister à la pieuvre Amazon

Eva Thiébaud

Jean-Baptiste Malet, journaliste, est l’auteur de En Amazonie : infiltré dans le « meilleur des mondes » (Fayard), une enquête effrayante sur les conditions de travail et la politique du géant du net Amazon. C’est pour parler combat et action que S!lence l’a rencontré.

Silence :
Amazon est partout et se propage. Livres, art, contenus éducatifs, moyens de paiement...
Comment lutter ?

Jean Baptiste Malet :
Il y a trois moyens de lutter, et tous sont complémentaires. En ce qui concerne l’amélioration des conditions de travail, c’est l’échelon syndical. Le dialogue se révélant impossible chez Amazon, seul le rapport de force peut porter ses fruits.
Il y a aussi l’échelon du consommateur. Quelqu’un qui achète sur internet ne fait pas simplement un choix de consommation mais un choix de société. Chez Amazon j’ai manipulé un nombre incalculable de livres anti-capitalistes ou prônant la décroissance... C’était incroyable de voir ces œuvres achetées auprès d’une multinationale dont les valeurs sont parfaitement antagonistes à celles des lecteurs qui pensent qu’un "autre monde est possible". Je ne considère pas les gens comme des moutons et je pense qu’ils sont capables d’agir intelligemment par eux-mêmes. Mais pour cela, encore faut-il que chacun soit correctement informé.
Le troisième échelon, c’est l’échelon politique. Quelle société voulons-nous ? La librairie, lieu social de convivialité, est actuellement la grande victime d’une concurrence sauvage pratiquant l’évasion fiscale.

Concernant l’échelon syndical, en décembre 2013, les travailleurs de Bad Hersfeld en Allemagne se sont mis en grève pour réclamer de meilleures conditions de travail et une augmentation des salaires. Quels sont les résultats ?
Autant être honnête : pour l’instant, matériellement parlant, ils n’ont pas obtenu les avancées pour lesquelles ils se battent. Mais symboliquement leur victoire est déjà immense. Pour tous les travailleurs Amazon dans le monde, c’est un exemple. Parti d’un petit noyau dur de quinze salariés, ils étaient deux ans plus tard près de 1400 ouvriers à tenir des piquets de grève en décembre 2013. La culture interne a changé grâce à l’esprit de lutte. Là où jadis les ouvriers avaient peur de parler et rasaient les murs, ils redressent maintenant la tête et expriment clairement leur souffrance au travail. Je suis très optimiste à propos de leur lutte syndicale. Ils sont tous les jours plus nombreux et enregistrent continuellement de nouvelles adhésions. Ce mouvement a été très médiatisé en Allemagne. En France, des contacts sont en train de naître avec les syndicalistes allemands et des grèves se sont déroulées en France début février 2014.

Côté consommateur, en décembre 2013, l’organisation anglaise The Ethical Consumer lançait un appel à boycott. Quel effet a eu cette action ?
Les libraires anglais ont regagné grâce à cette campagne des parts de marché. Mais en ce qui me concerne, je ne sais pas s’il s’agit de l’outil le plus adapté, car Amazon n’est pas la seule compagnie à pratiquer l’évasion fiscale. Cela n’est pas cohérent si l’on n’en cible qu’une parmi de nombreuses. Ce type de campagne peut aussi créer des clivages peut-être inutiles. Ceux qui achètent sur Amazon risquent de percevoir l’appel au boycott comme moralisateur.

Au niveau politique, en octobre 2013, Isabelle Attard, députée EELV, a demandé au ministre du travail Michel Sapin une enquête sur les conditions de travail chez Amazon, à laquelle serait associée la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés. L’enquête a t-elle été lancée ?
D’après mes sources, les syndicalistes français ne me signalent pas de changement en interne. Cependant là encore je reste optimiste. Cette question posée à l’Assemblée est une première étape, majeure. En expliquant comment Amazon modifie la société, un rassemblement politique large peut se dessiner. Un maire, peu importe son étiquette politique, peut comprendre que ce groupe détruit plus d’emplois dans le commerce qu’il n’en crée dans ses entrepôts.
La région Nord-Pas-de-Calais l’a compris : lorsque le quatrième entrepôt Amazon a été construit à Lauwin-Planque dans le Nord, Amazon n’a reçu aucune subside. Je suis allé présenter mon livre à Lille plusieurs mois avant l’inauguration et j’ai rencontré des élus politiques pour leur expliquer la situation. Certains m’ont remercié d’avoir fait évoluer leur regard car eux aussi manquaient d’informations.

Il est déjà révoltant de penser que cette entreprise ait pu recevoir des subventions publiques...
J’ai été invité sur le plateau du Grand Journal de Canal+. Je me suis retrouvé à côté de Fleur Pellerin, ministre chargée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique. J’ai été très surpris qu’une ministre de gauche cherche à relativiser mon propos. Et j’ai été plus surpris encore de voir que, selon elle, il est naturel que les collectivités locales et l’Etat français subventionnent une multinationale dont la cotation explose à Wall Street. C’est parfaitement idiot, très dangereux pour le commerce de proximité, et en plus cela fausse la libre-concurrence chère aux libéraux. En bref, c’est du grand n’importe quoi. Mais c’est pour cela que je ne cesse d’informer les citoyens sur le modèle Amazon. Le logo de la société, le "sourire sur le colis", ce n’est ni celui des travailleurs, ni celui des libraires, ni même celui des français dont on gaspille l’argent public inutilement via ce genre "d’aide à l’emploi".

Quid des consommations énergétiques ?
Les datas centers (centres informatiques) d’Amazon Web Services brillent des mille feux d’une absorption énergétique peu regardante de l’environnement. Greenpeace a publié une étude en 2012 (1) sur les consommations des plus grandes compagnies du net, de Google à Yahoo ! en passant par Facebook. Amazon, pire élève du groupe, s’y distingue par une politique opaque et un désintérêt flagrant pour les renouvelables.
Vert comme le géant vert, Amazon a écopé en 2010 d’une amende de 260 000 $ pour violation des lois sur la qualité de l’air de Virginie (États-Unis). La firme avait eu recours à des groupes électrogènes diesel sans autorisation (2).
Décidément, aucune facette d’Amazon ne se révèle très reluisante. Et au fait, pourquoi pas lui couper le courant ?

Notes
(1) Greenpeace, avril 2012. « How clean is your cloud ? »
(2) Glanz, James. 22 septembre 2012. « Power, Pollution and the Internet ». The New York Times.

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