Dossier Général Immigration Nord-Sud

Histoire des luttes des immigrations en France : richesse, spécificité et renouvellement

Sonia Moussaoui

Silence a demandé à une militante du groupe de Saint-Etienne du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) pourquoi, à son avis, peu de personnes issues de l’immigration participent aux luttes écologistes. Son retour sur l’histoire des luttes anticoloniales en France illustre comment une population stigmatisée et discriminée socialement ne peut pas avoir la même histoire et les mêmes préoccupations militantes que les personnes qui jouissent des privilèges raciaux dans notre société.

Plusieurs luttes sociales ont marqué l’histoire des immigrations. D’abord à travers les immigrations de la période coloniale puis de la période postcoloniale. Celles-ci sont au mieux invisibilisées, au pire détachées de leurs spécificités, celles d’un rapport social de domination à caractère esclavagiste, colonialiste, impérialiste et raciste.

La richesse des luttes anticoloniales

Et pourtant ces luttes, leurs caractéristiques, leurs isolements, leurs invariances, leurs mutations et leurs enjeux sont à resituer dans le complexe de rapports sociaux qui les déterminent dans leur fond comme dans leur forme.
Selon Abdemalek Sayad (1) l’immigration est fille de la colonisation. Cette thèse est essentielle pour saisir l’émergence et les spécificités des premières luttes de l’immigration à l’époque coloniale. C’est en effet dans l’articulation entre identité ouvrière et identité nationale (anticoloniale) que se forgent les premiers mouvements, les premières organisations et les premières luttes de cette immigration.
Une fois les indépendances acquises, s’en suit une longue histoire de luttes des immigrations : du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) aux grèves pour la reconnaissance du statut du mineur, en passant par les grèves des ouvriers spécialisés et la participation active aux luttes de Mai 68 et aux luttes des foyers Sonacotra, etc. L’ordre des priorités tend à se transformer pour les militants de la décennie 70, sans toutefois faire disparaître entièrement le pôle d’identification national. Il se maintient en raison d’épreuves spécifiques vécues : crimes et discours racistes, effet de la situation internationale (nationalisation du pétrole en Algérie, poursuite des luttes de décolonisation, question palestinienne, etc.).

Etre à la fois de l’extérieur et de l’intérieur

A cette première tendance s’en ajoute une autre : celle des effets de l’enracinement en France. Cette nouvelle tendance tend à modifier la frontière entre sentiment d’intériorité à la société française et sentiment d’extériorité. Le sentiment d’extériorité dominant dans la période précédente (les projets de vies s’inscrivant dans l’idée d’un retour dans des pays enfin indépendants) conduit logiquement à ne pas poser comme prioritaire l’accès à certains droits (du travailleur, du citoyen, etc.). Le sentiment d’intériorité se construit progressivement avec l’enracinement de cette immigration et conduit à transformer l’agenda des priorités. Des droits considérés jusque-là comme secondaires (et même comme illégitimes) deviennent symbole de dignité. Les luttes de cette période renvoient à des revendications d’abord en termes de droit de travail, et ensuite en termes de droits de citoyen. D’abord cantonnées au sein de l’entreprise, les luttes s’étendent ensuite à d’autres sphères sociales et politiques (revendications liées au logement, au droit d’association, au droit à la formation, au droit de vote). La dimension de signification sociale peut se formaliser comme la revendication d’une stabilité de séjour qui n’est rien d’autre que la reconnaissance du processus sociologique d’enracinement.

Une nouvelle génération de luttes

Toute immigration a vocation au peuplement, nous dit Abdelmalek Sayad. Le processus d’enracinement évoqué précédemment conduit logiquement à l’émergence d’une génération de français-ses issues de l’immigration. L’expérience de cette génération arrivant sur le marché de l’emploi au début de la décennie 80 est la découverte d’un traitement inégalitaire en raison de leurs origines, traitement de surcroît nié par le débat politique de cette période. A la différence des immigrations antérieures, ces jeunes vivent une reproduction trans-générationnelle du stigmate xénophobe. Confrontés-es à une nouvelle réalité, ces militants-es sont contraints à l’innovation, que ce soit dans les grilles d’analyses, les revendications, les identités revendiquées, etc. La figure du marcheur et le cycle des marches pour l’égalité entre travailleurs-es français-ses et immigrés-es (Marche pour l’égalité en 1983, Convergence 84 et Divergence 85) reflètent ces mutations en œuvre : mise en avant de l’identité de citoyens-es plutôt que celle de travailleurs-es, investissement de la forme associative plutôt que syndicale, encrage de quartier plutôt que l’espace d’entreprise, exigence de visibilité, investissement de la sphère politique, etc.

Sonia Moussaoui

(1) Abdemalek Sayad (1933 Algérie-1998 France). Ce sociologue a renouvelé le regard sur l’immigration en mettant en valeur sa diversité et sa complexité et en mettant en lumière le rôle de la colonisation et de la décolonisation. Il a notamment publié L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité et La Double Absence, des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré.

Le Front uni des immigrations et des quartiers populaires : un collectif né de cette histoire

C’est dans la longue histoire de lutte décrite par cet article que s’inscrit le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP). Il fait suite à un mouvement social enclenché depuis la période coloniale. Composé d’une trentaine d’associations, collectifs et regroupements issus des quartiers populaires et/ou des immigrations, c’est un front autonome, politiquement et indépendant, de toutes les organisations politiques. L’objectif de cette décision n’est pas un quelconque séparatisme et/ou « repli ». Il s’agit, pour le Front, de ne pas confondre « alliance » et « subordination » comme cela a généralement été le cas dans le passé. Le FUIQP revendique son appartenance à la classe ouvrière avec toutefois une spécificité : celle d’une classe ouvrière issue de l’immigration dont le traitement raciste se poursuit de manière transgénérationnelle. Autrement dit, hier les indigènes, aujourd’hui les issus-es de l’immigration.
Contact : https://www.facebook.com/pages/FUIQP/206225166232156

  • Les marches des quartiers populaires
  • « Nous parlons de ‘cycles des marches’ pour souligner le processus de conscientisation et de mobilisation en œuvre dans la décennie 80. La marche dite »pour l’égalité« de 1983 a en effet une histoire, constituée de luttes et d’expériences politiques moins médiatisées. Elle a également un prolongement dans d’autres marches (Convergence 84 et Divergence 85), et d’autres tentatives d’accès à la parole politique (Mémoire fertile, Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), etc.). La réduction, consciente ou non, de cette période à la seule marche de 1983, n’est pas neutre. Elle contribue à présenter les acteurs des quartiers populaires comme n’étant que dans la réaction. Cette période est au contraire celle d’un processus de conscientisation d’une assignation à une place de dominée dans le fonctionnement social. »
  • S. M.

    Pour aller plus loin, deux vidéos de formation du FUIQP sur « les pensées africaines de libération » :
    http://www.youtube.com/watch?v=nP2pSjpzXV8
    http://www.youtube.com/watch?v=xUy3lHxQJyY

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