Dossier Culture Général Nord-Sud

Choc des cultures, quelques interpellations

Hervé Ott

Hervé Ott, formateur à l’institut Conflits Cultures Coopérations, livre ici quelques réflexions sur les possibilités de travailler dans un cadre militant avec des personnes de cultures différentes sans se juger, se blesser ou se dominer. « Comment réagir quand je suis choqué par le comportement de l’autre ? », lui avons-nous demandé.

Commençons cette réflexion par quelques exemples. Lors d’une formation auprès de réfugiés mauritaniens installés au Sénégal, je fais part de mon malaise : l’eau pour ma douche est transportée par des fillettes ou des femmes depuis le robinet du camp. On me répond que les femmes se sentiraient blessées parce que perçues comme incapables de nous accueillir dignement si je le faisais moi-même. Je comprends que je dois respecter l’ordre traditionnel installé.

Autre situation : lors d’une réunion politique où des militants kanaks exposent leur stratégie pour l’indépendance, une femme s’adresse à moi, seul blanc, « si on se trompe, Monsieur, il faut nous le dire ! ». Après plusieurs séjours en Nouvelle-Calédonie, j’ai pris conscience que notre engagement militant pour « l’indépendance kanak » était déplacé : nous aurions pu manifester notre solidarité avec la quête de « souveraineté », une valeur forte que nous pouvions légitimement partager avec eux en tant que non kanaks, alors que la volonté d’indépendance relevait d’un choix stratégique (indépendance plutôt qu’autonomie dans le cadre de la nation française par exemple), qui n’appartenait qu’à eux et ne relevait pas de notre compétence.
Je n’ai pas été confronté à des histoires, bien pires, d’excision ou de mariages forcés ! Sans aller si loin, j’ai dû apprendre la patience et l’humilité au cours de la lutte des paysans du Larzac où, même en prenant ma part de risques, je voulais les provoquer à aller plus vite, plus loin.
Tout récemment, dans un conseil d’administration composé à égalité de membres d’une petite association et d’une plus grosse, en cours de fusion, où les décisions sont prises au consensus, une personne de la petite association a exprimé son impression d’être dominée par la grosse !
Il y a en effet des capacités de prise de parole, d’affrontement, d’affirmation de soi, d’esprit d’entreprendre, de raisonnement, qui font que nous risquons inconsciemment de devenir dominants, sinon « dominateurs ». C’est pire quand se superposent à cela des différences culturelles traversées de relents de colonisation, d’esclavage ou de domination masculine.

Comment intervenir face à de telles situations qui choquent nos valeurs ?

Lors d’une formation au Liban, pendant la guerre civile, je suis choqué d’entendre les militants justifier leur passivité face à leurs ennemis. Je me permets d’exprimer mon étonnement à partir d’un fait de « collaboration passive » dont j’ai été témoin, qui ne peut, selon moi, que renforcer la domination perçue. Un des organisateurs reprend la balle au bond et donne plusieurs exemples de résistance civile active face aux ennemis. Ma position « privilégiée » d’observateur extérieur a peut-être encouragé cet organisateur à s’exprimer à contre-courant. Suis-je intervenu trop tôt ? Se serait-il exprimé de toute façon ? De fait, cela a provoqué un débat et libéré la parole.

Oser confronter et s’interdire de juger pour construire de la confiance !

La difficulté, chaque fois que nous intervenons dans un milieu différent du nôtre, est d’éviter les jugements de comportement (« c’est nul de faire ça ! »), d’identité (« vous êtes des... ») et de valeur (« c’est complètement nul »). C’est difficile parce que nous pouvons être confrontés à des situations d’injustice à forte résonance émotionnelle. Chaque peuple, chaque groupe doit pouvoir assumer ses propres contradictions, les analyser, les transformer. Nous pouvons les accompagner dans ce travail, les soutenir. Nous n’avons ni le droit ni le pouvoir de prétendre définir ce qui est bon pour eux. Car si nous avons, en Occident, développé des outils d’analyse et de développement performants, nous avons aussi perdu une grande partie du sens de la relation, de l’hospitalité, de la solidarité, de la patience, etc.
Par contre, j’ai la conviction que si nous faisons part de nos ressentis ou perceptions, si nous exprimons les valeurs en jeu pour nous dans ce qui nous choque, nous aiderons les personnes à évoluer. A leur rythme, dans leur cadre culturel.
Il y a aussi une condition pour être entendu : la qualité du lien que nous sommes arrivés à établir avec les personnes. Il ne suffit pas de vouloir respecter les autres que nous aimerions voir évoluer, encore faut-il aussi être reconnu et respecté par eux. Bref, il faut que la confiance soit réciproque ! On ne fait pas changer les autres : on change soi-même, pour soi-même, et c’est cela qui provoque du changement autour de nous, et peut-être sous des formes inattendues.

Défendre des valeurs, oui mais...

D’une part, il est important de vérifier si ce sont vraiment des valeurs qui sont en cause, ou des habitudes culturelles (1). D’autre part, il est indispensable de toujours considérer chaque valeur dans un ensemble. Si nous nous fixons sur une seule valeur, nous en faisons un système idéologique idéaliste.
D’autre part, il va falloir vérifier si, face à ce que nous considérons comme « injuste », nous allons réagir « contre les auteurs » de l’injustice ou « pour rétablir » la justice. Gandhi disait « il faut choisir entre punir et guérir ». Et ce combat pour la justice est indissociable de celui pour la liberté, la santé, la sécurité, l’équité, la loyauté, etc.
Enfin, nous, Occidentaux, sommes influencés par une représentation de la vie selon laquelle « à chaque problème il y a une solution » rationnelle, pragmatique. Cette vision nous fait oublier qu’il y a souvent une part de « mystère » dans les relations, les représentations, les rapports de domination, d’exclusion. Or c’est souvent notre rapport au mystère qui fait problème, l’impuissance que cela peut provoquer en nous, quand nous ne comprenons pas pourquoi les autres agissent ainsi. A nous de confronter nos rapports respectifs aux mystères de la vie !

Hervé Ott
herve.ott@ieccc.org

(1) Encore faut-il être au clair sur ce que nous entendons par « valeur ». Contrairement à ce que nous pouvons entendre, il n’y a pas de valeurs de droite, valeurs de gauche. Les valeurs sont universelles, leur mise en œuvre peut diverger selon les systèmes culturels. Peut-être les hiérarchise-t-on dans un système de représentations figé, mais cela contredit le sens même de la fonction d’orientation des valeurs.

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