Article Consommation Malbouffe Société

Amazon : exploitations.com

Eva Thiébaud

En 2013, 73% des Français avaient déjà acheté un produit sur internet. Toujours en France, Amazon arrivait en tête des sites les plus fréquentés, avec 1 600 000 visiteurs par jour (1). Derrière l’adulation des médias pour les grands patrons du net, et leur optimisme éreintant face à la prospérité du e-commerce, quelles réalités dissimulent Amazon et la vente en ligne en général ?

"-Bonjour Madame ! Vous auriez le dernier tome de Game of Thrones s’il vous plaît ?
 Ah, non, désolée, on ne l’a plus. Mais je peux vous le commander si vous voulez... Vous l’aurez... mardi prochain.
 Mardi prochain ?!?! Laissez tomber. Je vais l’acheter sur Amazon, je l’aurai demain, chez moi..."
C’est intrigué par ce genre de scène que Jean-Baptiste Malet s’est interrogé sur la machinerie Amazon, l’ami qui flatte notre besoin de toute-puissance en réalisant immédiatement nos désirs. Mais qu’est ce qui se cache derrière tous ces paquets marron ? Des lutins immatériels emballant nos cadeaux dans les sourires et le tintement des clochettes ?
Certes pas. En France, quatre immenses entrepôts logistiques accueillent des milliers d’ouvriers entre leurs rayonnages démesurés. A l’extérieur des murs, le journaliste est surpris par le refus des travailleurs : « Si je parle à la presse, je peux être licencié ». Mais que se passe t-il chez Amazon ? Pour le savoir, il profite de la campagne de recrutement massif qui a lieu avant les fêtes, en novembre 2012, et se fait enrôler dans l’entrepôt de Montélimar.

Big Amazon is watching you

Il y découvre le prolétariat de demain. Un contrôle total des mouvements individuels par l’informatique. Galvanisés par un discours fédérateur, ouvriers et ouvrières rejoignent leurs postes : les uns emballent, les autres sillonnent les kilomètres de rayonnages pour glaner boîtes de slips et œuvres classiques. Scannant chaque produit ramassé, leur position et leur productivité sont minutieusement enregistrées. Selon Ben Sihamdi, ancien manager à l’entrepôt de Saran, leurs données personnelles sont également stockées et envoyées au siège à Seattle, au mépris de la réglementation française (2). Sous l’œil managérial, mais aussi sous celui de leurs collègues -car la délation est encouragée-, ramasseurs et ramasseuses parcourent ainsi au moins 20 km à chaque prise de poste.
Et qu’il ne leur vienne pas à l’idée de piquer un DVD ! Portique détecteur de métaux -en mode aéroport- et vigiles patibulaires sont là pour les en dissuader. En Allemagne, un reportage de la chaîne ARD fit scandale en 2013 ; il dénonçait les conditions de travail, de salaire et d’hébergement d’immigrés européens dans l’entrepôt de Bad Hersfeld. Ce reportage pointait également les agissements discriminatoires de la société de surveillance Hess Security, qui emploierait des néo-nazis (3). Suite à la polémique, Amazon a résilié le contrat le liant à ce prestataire.

Néo-paternalisme de derrière les fagots

Pour faire glisser la pilule, Amazon enduit ses « associates » (car ouvrières et ouvriers auront le droit au bout de trois ans à quelques actions) de barbe à papa et de pralinés. Vous allez bien vous amuser en travaillant ! Côté cadre, Ben Sihamdi, l’ancien manager, décrit son arrivée chez Amazon : après s’être simplement présenté, il est acclamé avec emphase par ses nouveaux collègues. Ravi, l’ingénieur pense avoir trouvé une famille (4). Mais il déchante vite ; ce « bombardement d’amour », prodigué à tout nouveau cadre, est une technique de manipulation mentale notamment utilisée par les sectes. Côté ouvrier, Jean-Baptiste Malet décrit les quiz version culture de masse, les cocottes en chocolat distribuées à Pâques, le mini-cirque de la fête de la Musique, et les sorties bowling. Ces gestes de la direction tentent de fédérer des ouvriers, qui, harassés, de plus en plus désocialisés, acceptent avec bonheur ces petits plaisirs de la vie... et voient Amazon se refermer tout autour d’eux.

Derrière l’écran, triment donc des opératrices et des opérateurs assujettis à la machine informatique et saupoudrés de sucre Candy. Pendant ce temps là, au Luxembourg... Car c’est bien là que siège Amazon Europe, de savants montages fiscaux permettant à la société d’échapper à l’impôt. Aujourd’hui, en France, la société fait l’objet d’un redressement fiscal de 198 millions d’euros. Que cela n’empêche surtout pas les collectivités de gratifier de deniers publics l’implantation de nouveaux entrepôts. Ainsi, lors de la création de la troisième plate-forme française à Chalon-sur-Saône, sous l’œil bienveillant d’Arnaud Montebourg en son fief, la filiale française du groupe a bénéficié de subventions de la région Bourgogne, à hauteur de 1,125 millions d’euros (5). Mais ne mélangeons pas tout ; la question fiscale est une chose, la création d’emplois sur un territoire, une autre. Certes. Sauf que selon le Syndicat de la Librairie Française, les librairies indépendantes créent 18 fois plus d’emplois que le secteur de la vente en ligne. Et la situation ne risque pas de s’améliorer, Amazon investissant à qui mieux mieux dans la robotisation. Quant à la loi « anti-Amazon », votée au Sénat en décembre 2013 et empêchant le cumul de la gratuité de port et du rabais de 5%, elle resterait très symbolique.

De son expérience, Jean-Baptiste Malet a tiré un livre, En Amazonie, qui nous interroge sur la société dont nous voulons pour demain. Un monde dématérialisé, où des individus zombis empaquettent les désirs de nos clics, sous le joug de milliardaires mégalos ? Ou souhaitons-nous conserver le lien social créé par le commerce de proximité ? La réponse est facile... reste à savoir comment lutter.

Eva Thiébaud

Mais que font les hackeurs ?
L’informatique est une technologie de pouvoir. Est-il possible de lutter avec l’informatique contre l’informatique ? Le hacking peut en tout cas pointer les failles du système. A propos, peut-être vous inquiétez-vous du stockage de vos goûts et de vos numéros de cartes bancaires sur Amazon... En 2013, Brandan Geise, consultant en cybersécurité de la société SecureState, a téléphoné au service clients d’Amazon. Il s’est fait passer pour l’acteur Erik Stolhanske, -qui avait accepté de se prêter au jeu- en utilisant des informations disponibles sur internet (6). En deux coups de fil, Geise a ainsi pu prendre possession du compte Amazon de l’acteur, puis remonter l’écheveau et accéder à son compte AOL, son compte Apple, et à toutes ses boîtes mail...

Notes
(1) Fédération e-commerce et vente à distance (FEVAD). Rapport d’activité 2012-2013.
(2) Malet Jean-Baptiste, 19 novembre 2013. « Un ex-cadre d’Amazon »Des ouvriers fichés, tracés, archivés aux Etats-Unis« », L’Humanité.
(3) Löbl Diana et Onneken Peter, 13 février 2013. « Ausgeliefert ! Leiharbeiter bei Amazon », ARD.
(4) Malet JB, « Un ex-cadre d’Amazon »Des ouvriers fichés, tracés, archivés aux Etats-Unis« », op. cit.
(5) Malet JB, février mars 2014. « Amazon, l’envers de l’écran » . Manière de Voir.
(6) Ngak Chenda, 28 août 2013. « Amazon ’wish list’ is gateway to epic social engineering hack » CBS News.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer