Dossier Femmes, hommes, etc. Monde Société

Vers un contrat universel

Eva Thiébaud

Ecrivain, éditeur et professeur de français, Lionel Labosse prend une position à contre-courant dans le débat sur le mariage gay : au lieu d’y enfermer homos et hétéros, pourquoi ne pas inventer un autre contrat, qui permettrait de s’unir à tous ceux qui se sentent à l’étroit dans le couple ?

Ecrivain, éditeur et professeur de français, Lionel Labosse prend une position à contre-courant dans le débat sur le mariage gay : au lieu d’y enfermer homos et hétéros, pourquoi ne pas inventer un autre contrat, qui permettrait de s’unir à tous ceux qui se sentent à l’étroit dans le couple ?

Silence :
Aujourd’hui, comment définiriez-vous le mariage ?

Lionel Labosse :
Il faut distinguer le mariage dans le cas des pays où c’est le seul type de reconnaissance des couples, et dans le cas des pays où il existe d’autres statuts officiels modernes : pacs, union civile, partenariat enregistré, etc. En France, le mariage est une institution obsolète permettant à une majorité de la population d’obtenir des avantages fiscaux supérieurs à ceux des pacsés, d’une part, et des célibataires, d’autre part, avantages qui s’ajoutent à ceux procurés par le simple fait de partager un logement, ce que peuvent obtenir de simples colocataires comme des couples non-mariés. Du point de vue des célibataires, le mariage est une institution qui ponctionne une bonne partie des revenus par une surtaxation tous azimuts (davantage d’impôts, un loyer à payer seul, aucune facture partagée, etc.).
Dans certains pays, le mariage reste ce qu’il était en France au 19e siècle : une comédie sociale, un masque. Les rois donnaient l’exemple, et Louis XIV faisait coexister la reine et ses maîtresses au vu et au su de tous. Pourquoi ne pas abandonner ce masque ? L’article 212 du code civil proclame que « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours, assistance ». En dehors de la fidélité, qui n’a plus grand sens à notre époque strausskahnienne, le respect, le secours et l’assistance, ne les doit-on pas à notre voisin de palier, à nos parents, à nos enfants, au mendiant du coin de la rue ou de l’autre bout du monde ?

Et qu’en est-il du couple ?
Le couple se porte assez bien en France ; c’est le mariage qui est en faillite. Si l’on additionne les chiffres annuels du pacs et ceux du mariage, on obtient un résultat supérieur au nombre de mariages enregistrés avant le pacs. Par exemple, selon l’Insee, dans les années 1970, environ 400 000 mariages sont célébrés chaque année. Puis, c’est le déclin ; en 1990, 295 000 mariages ont été conclus. En 2011, on était descendu à 250 000, mais y en ajoutant les 205 000 pacs prononcés, on retrouve le niveau de l’après-guerre et du début des années 1970.

En 2012, avant l’adoption de la loi sur le mariage entre personnes du même sexe, vous publiiez Le Contrat universel : au-delà du mariage gay. Dans ce livre, vous proposez une réforme des mœurs. Pouvez-vous l’expliquer ?
Pas tant des mœurs que de la loi. On aurait pu prendre au mot le désir d’égalité, et faire un vrai « mariage pour tous » qui, sans retirer grand-chose aux inconditionnels de la monogamie, aurait, d’une part, permis de réduire la ponction fiscale sur les célibataires, et d’autre part, autorisé d’autres formes novatrices — et minoritaires — de vie commune. Le choix de la forme du contrat plutôt que du mariage me semblait s’imposer. Contrairement à la poignée de militants homos qui ont monopolisé le débat, je considère que le pacs n’était pas du tout un sous-mariage, mais au contraire un sur-mariage, si on procédait, au fil des années, à des améliorations et des extensions de ses possibilités, ce qui est désormais rendu impossible par l’extension du mariage, qui sonne le glas du pacs. Quelques exemples : des contrats entre trois ou quatre personnes homos ou hétéros, désireuses d’élever ensemble des enfants. Le mariage exclut la tierce personne : le « donneur » qui a permis à deux lesbiennes d’avoir un enfant, ou la « porteuse » qui l’a permis à deux hommes. Pourquoi, dans ces cas de filiation à trois ou quatre, favoriser la seule solution du mariage à deux, qui est si évidemment contraire au bien de l’enfant ? Autre exemple : des contrats entre oncles ou grands-parents veufs et une autre personne plus jeune, membre de la famille ou non, permettant de cohabiter, d’échanger des soins ou une compagnie contre un logement, et de permettre un héritage moins défavorable. J’y vois un gain social potentiel énorme, une économie de places en maisons de retraite, de soins médicaux ou paramédicaux. La possibilité, aussi, de contrats amoureux à trois ou à quatre, qui permettraient d’éviter des drames de séparation quand la survenue d’un amant ou d’une maîtresse n’entraîne pas le désamour de l’union précédente. Quand on évoque cette possibilité, on se fait aussitôt insulter par des gens qui nous prennent pour des partisans de la polygamie à la musulmane, et ne réfléchissent pas un quart de seconde à la différence entre un contrat à sens unique entre un homme et plusieurs femmes, et un contrat à égalité entre trois ou quatre personnes que chacun des contractants peut rompre du jour au lendemain par lettre recommandée, comme c’est la règle dans le pacs.

Et quelle serait la place des enfants dans de telles configurations ?
Cela fait belle lurette que dans les établissements scolaires où j’exerce, on ne parle plus guère de « père » et de « mère », parce que sur une classe de trente élèves, on a une chance sur trois de se planter quand on parle à un élève de convoquer son « père » ou sa « mère ». Beaux-parents, éducateurs, oncles jouant le rôle de tuteur ou de référent, cela est plus fréquent qu’on ne le pense. La possibilité de contrats à plus de deux permet de laisser une place à des solutions de vie alternatives, sans les enfoncer de force dans la monogamie.

Elargir ainsi le concept de famille ne remet-il pas en question les notions de filiation et de transmission, qui règlent les héritages ? Comment vont s’établir les filiations ? Proposer un « contrat universel » ressemble à une attaque fondamentale des principes qui régissent notre société.
Il y a dans l’héritage une grande injustice sociale et une grande inégalité. La possibilité pour les célibataires, par exemple les personnes âgées dont je parlais plus haut, de transmettre une partie de leur héritage à des jeunes qu’elles auraient choisis, n’est pas une absolue nouveauté. Longtemps, l’adoption l’a permis. Sartre et Beauvoir, par exemple, ont « adopté » Arlette Elkaïm pour l’un, Sylvie Le Bon pour l’autre.
Dans le cas de couples stériles, le contrat à trois offrirait à ce couple la possibilité de laisser un patrimoine à quelqu’un à qui ils pourraient s’unir avant leur mort, et qui, du coup, bénéficierait de droits de succession moins défavorables qu’un héritier sans lien de filiation. Le contrat que je propose, c’est aussi la possibilité pour les 3, 5 ou 10 % de la population qui ne se reconnaissent pas dans la vie de couple, de vivre autrement sans être surtaxés. Les 97 % ou 90 % qui le veulent pourraient continuer de signer des contrats à deux, faire hériter leurs enfants. Ce n’est pas plus une remise en cause fondamentale que le pacs : c’est la suite logique d’une évolution vers plus de liberté des uns, qui ne nuit pas à celle des autres, et que je trouve compatible avec l’idée de fraternité qui constitue le troisième pied de notre devise.

Mais pourquoi contractualiser ? Ne pourrait-on pas imaginer des unions libres entre individus, sans avoir besoin de graver son nom au bas d’un parchemin ?

Ne pas être marié n’est pas une garantie pour ne pas se séparer. En l’absence de contrat signé au moment de l’idylle, comment se passe la séparation ? Si, quand on s’aimait d’amour, comme cela arrive chez les gens mariés, l’un des deux a sacrifié sa carrière pour l’autre, pour les enfants, et se retrouve sans retraite ou pire ? Si le logement commun où l’on a vécu pendant vingt ans est au nom de celui qui avait le plus gros salaire, que fait l’autre le jour où on lui dit « casse-toi, pauvre con(ne) » ?
Le contrat signé par les deux parties devant notaire protège le plus faible des deux. Tant qu’il n’y a pas d’enfants, que les deux sont en bonne santé, qu’ils ont un salaire égal, on peut tenter l’union libre, mais mieux vaut un contrat qui prévoie d’avance ce qu’on fait en cas de rupture car, dans bien des cas, quand on se déchire, on ne se parle plus du tout. Au moins, dans le cadre du mariage (ou d’un contrat), il y a un juge et un avocat pour vous aider. Et si ça coûte cher, il n’est pas dit que l’absence de tiers n’entraîne pas de dégâts plus onéreux. Dans le cas de l’union libre, c’est le plus riche des deux qui décide et l’autre ferme sa gueule, ou bien recourt à la violence ou au suicide...

Propos recueillis par Eva Thiébaud

A lire :
Le Contrat universel : au-delà du « mariage gay », Lionel Labosse, Ed. A Poil, 2012
Sur Internet :
Le site de Lionel Labosse http://www.altersexualite.com/

Témoignage de Patricia et Olivier

Patricia, 51 ans, est mariée avec Frédéric, 50 ans. Il y a trois ans, après dix-sept ans d’exclusivité, ils ont ouvert leur couple. Depuis dix-huit mois, Patricia vit également une relation avec Olivier, 60 ans, marié lui aussi.

Pourriez-vous décrire la façon dont vous vivez vos relations affectives ?
Patricia : Frédéric et moi, on a toujours pensé qu’on pouvait avoir d’autres relations si on les appuyait sur notre « couple racine ». Si ce couple va mal, si individuellement nous allons mal, il ne peut pas y avoir d’autres relations. Alors, on fait très attention à nous, perpétuellement.
En pratique, aujourd’hui, notre famille polyamoureuse est stable à trois — c’est-à-dire Olivier, Frédéric et moi — et tout autour, il y a des relations satellitaires qui viennent et qui s’en vont. Dans cette structure, il n’y a pas d’interdits. On se fait confiance, notamment sur la façon d’entrer en relation.
Olivier : L’outil principal de mes relations amoureuses est le dialogue. Le deuxième outil est le plaisir comme guide vers la recherche du bonheur.

Qu’est-ce que la famille, pour vous ?
Olivier : La famille est le premier groupe social de tous les apprentissages, et donc de toutes les transmissions.
Patricia : Une famille élargie. Maintenant, nos familles et nos amis sont tous au courant. Pour les rassemblements, les fêtes de famille, c’est avec Olivier et Frédéric ou sans moi. C’est ça, pour moi, la polyfamille. On passe Noël tous ensemble avec les enfants, c’est un format familial assez idéal.
Mais le moment où on a parlé à la famille de notre fonctionnement amoureux a été douloureux. Certains nous ont tourné le dos. Certains ont été très violents dans leurs paroles. Tout se résout avec le temps. Le polyamour est peu connu, donc — mal — interprété. Cela réveille aussi des histoires d’adultères, d’amours perdues...

Avez-vous des enfants ?
Olivier : Avec ma femme et son amie, nous avons été trois parents pour notre fils. Comme nous avons parlé avec lui de notre manière de constituer notre famille, il n’imagine pas qu’il aurait pu mieux vivre son enfance ou son adolescence, tout en restant lucide sur certains manques — notamment le fait qu’il soit resté fils unique.
Ce qui a été positif, c’est que nous n’avions pas de dépendance par rapport à lui. Le fait d’être trois a permis de répartir la charge de travail et de sortir plus facilement le soir. C’était assez génial, en fait. Et ça a bien participé de nos rapports tranquilles avec lui.
Patricia : Un fils de 31 ans et une fille de 24 ans. Notre changement de structure amoureuse a eu une énorme influence sur eux. Une fois qu’ils ont eu vérifié qu’on allait vraiment bien, la relation a évolué vers plus de confiance, plus de profondeur. Les deux nous ont dit la même chose : « On n’a plus peur. On doit pouvoir aimer toute sa vie. »

Que pensez-vous du contrat universel ?
Patricia : Si je dois manifester un jour, ça sera pour ça. Un contrat matériel entre des personnes qui ont envie de vivre ensemble. Avec une protection, par exemple, pour ceux qui n’ont pas de travail mais qui contribuent à l’épanouissement de la famille par d’autres moyens.
Propos recueillis par Eva Thiébaud

A voir
• Jules et Jim, François Truffaut, 1962. Une histoire sentimentale entre une femme et deux hommes inspirée de faits réels.
• Shortbus, John Cameron Mitchell, 2006. Une tentative de démystification du sexe avec des relations dans tous les sens.
• Nuits d’ivresse printanière, Lou Ye, 2009. L’histoire d’un ménage à trois, obsessionnelle et érotique.
A lire
• La liberté nous aime encore, Dominique Desanti et Jean-Toussaint Desanti, Odile Jacob, 2004. Le témoignage d’un vieux couple qui a su rester libre en amours comme ailleurs.
• Contre l’amour, brochure qui analyse la culture de l’amour et présente d’autres modèles affectifs possibles. Téléchargeable sur : http://infokiosques.net.
• Les vertus du polyamour, Yves-Alexandre Thalmann, 2006
• La polygamie, pourquoi pas ?, Catherine Ternaux, 2012
• Au-delà du personnel, textes rassemblés par Corrine Monnet et Léo Vidal, 1997
• L’amour fissionnel - le nouvel art d’aimer, Serge Chaumier, 2004
• La camaraderie amoureuse, Emile Armand, 1934
A surfer
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