Dossier Femmes, hommes, etc. Monde

Sexe privé / privé de sexe

Eva Thiébaud

Pour certaines personnes, la perspective de se lier affectivement et sexuellement de façon multiforme semble assez séduisante… Pourtant, la valeur attachée à l’acte sexuel rend problématique son application concrète. Quel est le coût du sexe, et comment se le réapproprier pour affranchir les relations ?

Aimer plusieurs personnes, c’est ouvrir son cœur (ou son cerveau) à la diversité nourrissante. Comme le parent qui élargit ses sentiments tandis que s’étend sa progéniture. C’est aussi refuser la tentation de posséder l’autre. Comme les copains qui ne s’offusquent guère d’une soirée passée loin d’eux. Mais tandis que foisonnent les amitiés platoniques, la mécanique s’enraye quand le désir et le sexe s’invitent à la partie. Tiens donc…
Un moment intime se monnaye en effet souvent par un retour sur investissement ; on estime parfois acquérir un droit de propriété sur le corps de l’autre, on exige fidélité, ainsi qu’une certaine forme normée de stabilité affective. Le sexe a une valeur marchande. Et quand on a payé, on veut tâter de la marchandise ! Donnez-moi donc un kilo de sexe, et je vous refile un bébé, et l’eau du bain aussi tant qu’on y est… Cette valeur mercantile de la chair, la publicité l’utilise à qui mieux-mieux pour vendre dentifrice et pâté en croûte.
Pourtant, il faut bien reconnaître que les interactions sensuelles, et en particulier celles du bas-ventre, sont riches… Non pas d’une valeur marchande, mais humaine, celle de l’échange intime, à la fois sensuel et affectif. Le sexe n’est pas une monnaie, mais une pierre de construction dans une relation sensorielle. Comme la discussion permet l’épanouissement d’une liaison intellectuelle, l’échange physique conduit à l’apprentissage du corps de l’autre. Et tout cela pour le plaisir.

Cette étrange rareté…

Cependant, en dépit de cette valeur humaine, la conception conférant au sexe le statut d’objet de troc domine. Peut-être parce que la concrétisation sexuelle épanouissante se révèle assez rare — et ce qui est rare est cher… Etrange a priori : presque tout le monde possède des organes génitaux ainsi qu’une propension biologique au plaisir. Mais dans notre système de valeurs, le sexe, c’est mal. C’est amoral. C’est sale aussi. Une nuit torride et décomplexée fait parfois naître en creux des sillons de culpabilité. Et le péril vénérien est brandi comme un épouvantail au service du refoulement : sida, hépatites, blennorragie, herpès, j’en passe et des papillomavirus, guettent l’immoral dans un mortel pullulement. Enfin, l’ignorance se place au service de la rareté à travers une éducation sexuelle biaisée, faite de soigneuses explications sur les menstruations, et d’une occultation totale du clitoris, ou de la nature de l’excitation sexuelle.

« Trouver sa moitié »

Mais voilà que surgit le couple ! Le permis pour une honnête pratique des rapports sexuels : non seulement il est moral, mais en plus il répond au désir de propriété… L’exploration des mystères dionysiaques est alors inféodée à cette structure binaire, qualifiée de normale ou de naturelle. Le couple s’accompagne en outre souvent du mythe de l’incomplétude. Mais pourquoi n’ai-je pas trouvé ma moitié ? Où est donc l’homme ou la femme de ma vie qui réglera mes problèmes et comblera tous mes manques ?
Une fois casé, on assiste sereinement à la baisse de son désir sexuel pour le partenaire quotidien, baisse parfois compensée par une augmentation de la tendresse et de la complicité. Routine, habitude, l’interaction charnelle perd de son attrait. Bref, le couple exclusif semble conduire à la frustration sexuelle. Frustration possiblement renforcée par un matraquage brûlant et systématique dans les médias et la publicité — puisque le sexe fait vendre. Qu’est-ce que qu’on en fait de cette frustration ? La consommation pourrait-elle en être un dérivatif ? Et, Chéri-e, on achète un nouvel écran plat ? J’ai vu la pub à la télé, ça avait l’air super !
Réprimer la sexualité est essentiel à tout processus de domination. Cachée dans les oreillers de couples dormitifs, la publicité n’alimenterait-elle pas en partie leur insatisfaction sexuelle ? La débauche télévisuelle n’utiliserait-elle pas la misère sexuelle au service de la consommation ?
Alors, la croissance des relations sensibles et l’enrichissement de la vie érotique pourraient apporter une piste de sortie. Pour choisir — encore une fois — d’être plutôt que d’avoir. Plutôt que de posséder.
Ces humains, humains, trop humains, tentons peut-être de les reconnaître en tant que sujets, sans élargir encore cette soif de possession qui nous habite… et batifolons gaiement dans de grandes fleurs d’éthique.

Eva Thiebaud

Faire face à la jalousie…
La jalousie peut se manifester très différemment, sous forme de chagrin, de haine, de rage ou de dégoût de soi ; elle recouvre un large éventail d’émotions. Ecouter sa jalousie, c’est apprendre des choses sur soi-même. Selon Dossie Easton, co-auteure de La Salope éthique, la jalousie masque notre conflit intérieur le plus complexe du moment. Alors, pourquoi ne pas prendre sa jalousie, la laisser traverser et la regarder pour la décortiquer ?
Le livre propose aussi, entre autres, des pistes à emprunter pour apprendre à gérer ce terrible sentiment : l’exprimer, l’extérioriser, prendre soin de soi…
« La douleur est la cassure de la coquille qui enveloppe notre compréhension. » Khalil Gibran

A lire :
La Révolution sexuelle, Wilhelm Reich, trad. par Constantin Sinelnikoff, Christian Bourgeois, 1982 (Die Sexualität im Kulturkampf, 1936).
La Salope éthique, guide pratique pour des relations libres sereines, Donnie Easton & Janet W. Hardy, trad. par Cécile Robinet et David Le Guillermic, Ed. Tabou, 2013 (The Ethical Slut, 1997

Témoignages
Geneviève :

Geneviève, 44 ans, est mariée. Chassant les idées reçues, elle a choisi de vivre ouvertement tous ses sentiments.

Comment avez-vous découvert que vous pouviez avoir des sentiments pour plusieurs personnes ?
Rétrospectivement, j’ai toujours été polyaffective. C’est seulement en 2007 que j’en ai pris conscience, à la suite d’un incident qui aurait pu être lourd de conséquences. Craindre pour la santé et/ou la vie d’un autre homme m’a amenée à comprendre la vraie nature de mes sentiments. Je dirais donc que j’ai découvert cela tardivement, et brutalement.

Comment avez-vous réagi ?
J’ai d’abord accusé le coup. Puis, ce fut au tour de mon mari de réagir. Le choc passé, il m’a dit vouloir comprendre. Nous ne connaissions pas la polyaffectivité, même si nous la vivions. Ensemble, nous avons avancé, nous avons évolué. Aliéner ses sentiments ? Se mentir à soi-même ? Nous avons raisonné en termes de bonheur individuel et d’équilibre émotionnel, pour moi, pour nous.

Avez-vous eu à affronter le sentiment de jalousie ?

La jalousie d’autrui est gérée par le biais d’une communication saine et opportune. Il faut d’abord déceler chez l’autre la peur de l’abandon, la dévalorisation, la rivalité. Puis, faire preuve d’honnêteté, de présence, d’affection, de compréhension, de connaissance de soi et de l’autre. Cependant, être à l’écoute des autres demande une attention permanente, ce qui est parfois difficile.

Comment vivez-vous vos relations affectives ?
Mon mari vit toujours à mes côtés et paraît heureux ainsi. Dans ma tête, je sais aujourd’hui qui je suis. Je comprends le langage de mes émotions et je ne me mens plus à moi-même. J’exprime ce que je ressens ouvertement.
Aujourd’hui, je me définis comme polyaffective car j’ai fait le choix de rester monosexuelle. J’ai déconstruit l’amour tel qu’il m’avait été inculqué au fil des années afin de reconstruire mon univers affectif. Si vous croisez dans la rue une femme épanouie, tenant amoureusement deux personnes par la taille, c’est peut-être moi. J’ai deux bras et « le cœur trop grand pour moi », comme dans la chanson de Julien Clerc !

Elsa :

Elsa, 21 ans, est bisexuelle. Après quatre ans de relations exclusives un peu difficiles, elle est, depuis un an, en « couple libre » avec un homme, bisexuel lui aussi.

Comment vis-tu aujourd’hui tes relations affectives ?
Ce qui est très important pour moi, dans une relation, c’est de reconnaître l’autre comme une personne différente et séparée, et qui a par essence des besoins, désirs et sentiments qui ne correspondent pas forcément aux miens. Et l’air de rien, c’est assez difficile.
J’ai en ce moment une relation principale, et je vois d’autres personnes. Mais cela est susceptible de changer à mesure que les relations se développent.

T’arrive-t-il de ressentir de la jalousie ?

Oui, ça arrive. A mon avis, la raison principale est de ne pas reconnaître l’individualité de l’autre. Cette reconnaissance est difficile à admettre car elle entre en conflit avec un mouvement fusionnel nécessaire au couple. Pourtant, si on n’admet pas que l’autre puisse avoir une vie en dehors de nous, c’est normal qu’il y ait de la jalousie !
Au début, quand mon copain voyait d’autres personnes, j’avais besoin qu’il me raconte tout en détail. C’était ma manière de contrôler. Mais maintenant j’en ai moins besoin. C’est important pour moi qu’il puisse vivre sa propre vie, garder une part de mystère, exister en dehors de moi. Ce n’est pas attirant, quelqu’un de totalement dépendant ! Du coup, ça peut même être excitant de savoir qu’il est avec d’autres personnes.
Et puis, je crois que la jalousie se développe lorsqu’on n’a pas confiance en nous-mêmes, et que l’existence d’autres personnes peut être menaçante. La meilleure chose à faire est alors d’en parler. Maintenant, en général, je suis heureuse pour lui lorsque ses autres relations se passent bien. C’est parce que j’ai de plus en plus confiance en lui, et surtout en moi. Mais lorsque je me sens fragile, je peux lui demander de ne pas me parler de ses autres histoires.
Enfin, on est tous les deux bisexuels. Du coup, mon copain peut être jaloux envers les filles, parce qu’il a peur qu’elles m’apportent quelque chose que lui ne peut pas me donner.

Penses-tu que la non-exclusivité te permet de mieux te connaître ?
Lorsque j’étais en couple exclusif, je devais sans cesse cacher le désir que je pouvais avoir. A présent, je peux être beaucoup plus sincère, sans peur de blesser.
Mais ce n’est absolument pas plus confortable, et ce n’est pas la liberté absolue, comme le pensent certains. Il faut être très à l’écoute de l’autre dans tout ce qu’il peut être. Mais cette contrainte-là, je l’ai choisie et c’est pour moi la manière la plus saine d’être en relation.

Le nouveau dogme de la non-exclusivité

"J’ai été séduite un moment par les possibilités qu’offraient ces modèles de non-exclusivité. Mais j’ai vite eu l’impression que ces nouveaux repères possibles se sont petit à petit imposés comme un nouveau dogme théorique dans mon entourage, avec finalement peu d’outils concrets pour les mettre en pratique sereinement. Et autour de moi, des ami-e-s continuaient à souffrir tout autant, voire plus. (…)
Parmi les relations que j’ai pu vivre depuis, je me suis d’ailleurs souvent retrouvée dans des rôles pas très satisfaisants. Par exemple, démarrer des relations avec des personnes qui sont déjà en couple et qui installent un système de hiérarchie. La première relation étant principale et prioritaire, moi je devenais le cheveu sur la soupe qui venait embrouiller tout ça, un rôle de maîtresse, avec l’imaginaire des couples mariés avec des trahisons amants/maîtresses. Ça donne donc, une personne qui souffre de jalousie, une autre coupée en deux par des émotions contradictoires et qui voit pas comment gérer tout ça, et moi, petit à petit, qui ne vois pas d’épanouissement là-dedans et qui finit par fuir.« Marty Roussignol, »Petits bricolages et grands travaux", texte tiré de la brochure La Fabrique artisanale des conforts affectifs, http://infokiosques.net/spip.php?article1042.

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