Dossier Femmes, hommes, etc. Monde

La grande amoureuse

Eva Thiébaud

Journaliste engagée, elle passait, en 1978, une nuit aux côtés des militant-e-s écologistes sur un pylône proche de la centrale de Fessenheim. Aujourd’hui auteure de deux livres phare dans le paysage pluriamoureux français, Françoise Simpère rencontre Silence pour parler d’amour et d’écologie...

Silence : Pour une écologie amoureuse est le sous-titre de votre Guide des amours plurielles. Pourriez-vous définir ce qu’est, pour vous, l’« écologie amoureuse » ?
Françoise Simpère : Il s’agit de respecter des principes écologiques dans le but de créer un « écosystème amoureux » harmonieux d’où sont bannis au maximum les rapports de pouvoir (je dis « au maximum » car ils demeurent néanmoins, l’amour étant un concept propice aux rapports de forces). Parmi ces principes : accepter les saisons de l’amour. Il y a des moments « avec » et des moments « sans » dans une vie amoureuse, et il est aussi absurde de tout plaquer dans un moment où « ça ne va pas » qu’il serait absurde de couper un arbre en hiver en oubliant que revient le printemps. Respect du temps : il faut du temps pour aimer, à l’opposé de la passion qui naît en une seconde et peut mourir en une seconde. Utilisation de tous les sens : les pluriamoureux ne sont pas obsédés par le sexe, mais par la relation, qui peut être sensuelle, avec des plaisirs tactiles, goûteux, odorants, visuels, auditifs... sans qu’il y ait forcément « coït ».

Vous parlez notamment de « non-appropriation du vivant » et de « respect de la biodiversité sentimentale ». Pourriez-vous développer ces points ?
Les écologistes s’opposent à la brevetabilité des gènes parce que c’est une appropriation du vivant. Appliquée aux relations amoureuses, la non-appropriation du vivant consiste à ne pas se croire propriétaire d’une personne, à ne pas penser qu’on a des droits sur elle sous prétexte qu’elle est votre partenaire. Plus j’avance dans la réflexion, plus je pense que l’amour est un choix individuel alors que la notion de couple est un choix social.
Respect de la biodiversité : dans un champ, pour améliorer la qualité de la terre, on fait se côtoyer diverses espèces, on plante des fleurs sous les arbres fruitiers pour favoriser la pollinisation par les abeilles. Bref, il faut des acteurs multiples pour que les plantes s’épanouissent. En amour, c’est pareil : nous avons besoin de multiples rencontres pour enrichir notre connaissance des autres et la connaissance de nous-mêmes (selon les amours, on n’est pas la même personne, car chaque rencontre est une alchimie unique). C’est cela, la biodiversité amoureuse.

Quelle(s) différence(s) feriez-vous entre la notion d’amour et celle d’amitié ?
Elles sont très proches, si ce n’est que l’amour ajoute la dimension du désir et du sexe dans la relation. En revanche, la passion, qui veut s’approprier totalement l’autre, me semble à l’opposé de l’amour.

Pensez-vous qu’il existe une sorte de désinformation relative à l’amour ?
Après L’Amour dure trois ans, de Beigbeder, beaucoup se sont dit : « Ah, d’accord, cela ne dure que trois ans... ». Mais ce n’est pas l’amour, c’est la passion qui dure entre un et trois ans. La passion au sens pathologique du terme. Après, les hormones s’apaisent. C’est une période tout à fait agréable, mais dont il faut avoir conscience qu’elle ne dure pas. Et ce n’est pas de l’amour ! L’amour vient après. J’ai toujours dit aux hommes que je rencontrais : « Je saurai si je t’aime dans cinq ans. »
L’amour est souvent présenté comme une passion tragique, à la Roméo et Juliette. Quant aux contes de fée, ils se terminent sur « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants », alors que l’histoire commence seulement.
A contrario, ceux qui sont restés longtemps ensemble sont souvent représentés de façon déprimante. Dans Le Chat de Pierre Granier-Deferre, Jean Gabin et Simone Signoret forment un vieux couple qui se déteste tellement qu’il communique à coup de petits mots griffonnés. Dans la mythologie, Philémon et Baucis s’aiment, Baucis tricote dans un coin, Philémon allume le feu... C’est d’un ennui profond. Beaucoup pensent alors que l’amour, celui qui vient après la passion, n’est qu’une routine ennuyeuse, et qu’il ne peut pas durer ainsi. L’amour sur le long terme, ce n’est pourtant pas seulement ces visions accablantes. Mais on comprend que les gens , nourris de ces représentations, divorcent…

Les amours plurielles, est-ce politique ?
C’est éminemment politique, tout comme le couple est un choix politique qui avait à l’origine pour objectif de réunir les biens de deux familles et d’assurer que les héritiers seraient bien issus du mari (d’où la monogamie obligatoire, surtout pour les femmes !). Politique, parce que les amours plurielles ne fonctionnent que s’il y a une égalité parfaite entre homme et femme. Politique, parce qu’elles ouvrent les possibles mais laissent à chacun le soin de construire sa vie pluriamoureuse. C’est une vision libertaire mais pas laxiste de la vie amoureuse. Politique, car le sexe y est libre et gratuit : on prône des relations amoureuses sans que l’argent soit un facteur déterminant, c’est exceptionnel dans les sociétés capitalistes, où l’argent compte aussi bien au sein du couple que dans des relations tarifées. Politique, parce que les pluriamours apprennent aux gens la liberté mais aussi l’insécurité, donc obligent à être très autonome dans sa tête, à l’opposé des politiques qui encadrent et infantilisent les peuples.
Politique, de par la réflexion qui m’a été faite un jour : « Si tout le monde pensait comme toi, le monde serait ingouvernable ! »

Propos recueillis par Eva Thiébaud

Pour aller plus loin
A propos de pluriamour :
Aimer plusieurs hommes, Editions de la Martinière, 2002 ; nouvelle édition revue et augmentée, éd. Autres Mondes, 2010
Guide des amours plurielles, Pocket, 2009

Roman :

Jouer au monde, J’ai Lu, 2012

Romans érotiques :
Le Jeune Homme au téléphone, Robert Laffont, 1996
Les Latitudes amoureuses, Editions Blanche, 2003/]

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