Dossier Aménagement du territoire Environnement

Lyon-Turin : un gouffre financier, une lutte acharnée

Marie-Pierre Najman

Trop de camions traversent les Alpes, c’est indiscutable. Faut-il pour autant creuser deux fois 57 km de tunnel et réaliser une nouvelle voie ferrée « à grande vitesse » entre Lyon et Turin ?

Non, répondent les opposants français et italiens : « Ce projet a plus de 20 ans et on voit aujourd’hui que les lignes existantes suffisent amplement. » Mais comme pour tous les GPII, on continue à gonfler l’estimation des besoins et les prévisions de croissance, et on sous-évalue le financement…
La ligne existante entre Lyon et Turin a été modernisée entre 2003 et 2012 pour en augmenter la capacité, qui est aujourd’hui de 20 millions de tonnes (Mt) annuels pour Réseau ferré de France. Avec un trafic actuel qui n’était que de 3,4 Mt en 2011 et a encore baissé, pas de problème pour transférer les 15 Mt transportées par camion ! Et le passage routier par la côte méditerranéenne pourrait être reporté en mer, avec des commandes pour les chantiers-navals (1). Quant au nombre d’emplois promis, il varie selon les interviewés : 3000, 30 000, 6000, mais un tunnel équivalent de 57 km sous le Saint-Gothard n’a créé que 1800 emplois, la plupart n’ayant duré que le temps du chantier. Côté environnement, 1500 ha de terres agricoles et de zones humides seraient détruits, ces dernières faisant tampon lors des crues (par ex. de l’Arc, en amont de Modane).

Peu d’intérêt mais un coût faramineux

Le coût de cette LGV a d’abord été évalué à 12 milliards d’euros, puis à 26 milliards par la cour des comptes (en valeur 2010), soit probablement plus de 30 milliards à ce jour, non compris de probables aléas géologiques en 15 ans de travaux ! C’est énorme : 60 fois le coût de Notre-Dame-des-Landes… Même l’ancien directeur de la SNCF, Philippe Essig, a déclaré que ce projet ne pouvait être prioritaire car les augmentations de trafic ont lieu maintenant sur l’axe Nord-Sud, en France comme en Italie, et à des niveaux plus de 10 fois supérieurs au Lyon-Turin. Par un référé envoyé à Matignon en août 2012, la cour des comptes exige une certification par un tiers extérieur « n’ayant pas eu à travailler sur le dossier et n’ayant pas de conflit d’intérêt au regard des suites du projet ».
Malgré ce bilan démotivant, Hollande et Monti ont réitéré leur accord pour le Lyon-Turin en décembre 2013. Pourquoi tant d’acharnement ?

Enjeu politique, répression et tromperie

Parmi les commissaires enquêteurs, on trouve le frère du directeur d’une société de BTP intéressée par le projet. Mais encore ? Depuis 1991, un véritable lobby, présidé par le PDG de Danone, n’a cessé de vanter la Transalpine, « maillon central du corridor ferroviaire européen Lisbonne-Kiev », pendant que les présidents se succèdent en France et en Italie.
Il semble également que l’enjeu de domination politique ne soit pas négligeable, particulièrement en Italie où l’opposition s’est très tôt et très efficacement organisée, comme un véritable contre-pouvoir citoyen face à l’Etat. Les manifestations rassemblent facilement des dizaines de milliers de personnes, en dépit de la répression gouvernementale (emprisonnements, bannissements du Val-de-Suse) (2). Les soi-disant chantiers sont « entourés de barbelés et plein de militaires », témoigne la délégation de No-Tav Savoie en visite à Chiomonte en juillet 2012.
Mais en cas de visite officielle des travaux, on n’hésite pas devant l’esbroufe. Paolo Prieri, de la coordination italienne Presidio Europa, opposée aux grands projets, nous raconte comment, juste avant l’arrivée des notables, on voit soudain s’activer les tractopelles et comment tout s’arrête quand ils sont partis, par exemple pour quelques sénateurs français, le 5 février 2013 (3).
Pendant ce temps, à Florence, sur le chantier d’une autre LGV, la justice est intervenue en décembre 2012 contre des malversations mafieuses : escroquerie aux dépens de l’administration publique, corruption et gestion abusive des déblais...

Une lutte franco-italienne et pluraliste

« Du côté italien, les gens ont plus de vie communautaire, ils se sont plus vite et mieux rassemblés que nous », explique une militante du collectif d’opposants au Lyon-Turin. « En 20 ans, ils ont beaucoup retardé les travaux et les retardent encore.Ils ont obtenu une modification du trajet et une nouvelle gare, mais pas l’abandon du projet. Ils nous aident et nous les aidons pour les grosses manifestations. » Le collectif qui nous parle ici ne comprend pas les célèbres No-TAV (4). « Nous nous coordonnons avec eux mais nos activités et nos contacts ne sont pas tout-à-fait les mêmes. Il y a des gens qui détestent les tags sur les panneaux ou l’affichage sauvage et n’acceptent pas de parler ouvertement de politique… Ils peuvent néanmoins être opposés au Lyon-Turin. » Côté No-TAV, on revendique l’intérêt d’aller jusqu’au débat de société, chaque fois que c’est possible, mais aussi l’impératif de se coordonner entre opposants, conscients d’être d’accord sur l’essentiel : non à la LGV Lyon-Turin.
« Depuis deux ans, nous avons ensemble popularisé le débat, se félicite un acteur de No-Tav Savoie. Au début, la Confédération paysanne ou la FASE (5) n’étaient pas contre, faute d’avoir vraiment débattu, et 100 % d’EE-LV soutenaient la LGV ; mais ce n’est plus le cas ! »

Du plomb dans l’aile ?

Il est nécessaire de participer aux réunions publiques, mais plus encore d’aller provoquer le débat dans des « points névralgiques », là où il y aura des dégâts sociaux et environnementaux : des maisons qui vont sauter, des cultures qui vont disparaître. « Actuellement, on va beaucoup en Maurienne, là où le tunnel de base doit démarrer, avec des explosions, un trafic incessant de camions pleins de matériaux y compris amiantés ou radioactifs, avec une modification possible de l’écoulement des eaux… »
Entre une opposition grandissante et la crise en Europe, « ce programme a du plomb dans l’aile ». En octobre 2012, le gouvernement italien a réservé 790 millions d’euros au Lyon-Turin sur son budget triennal 2013-2015 (6). Qu’y ajouteront la France, la Banque européenne d’investissement et des emprunts obligataires ? Suspense...
Côté No-Tav, on s’implique dans une lutte plus générale contre tous les projets inutiles imposés en Savoie, avec des rencontres à Chambéry en avril 2013. « Nous voulons pouvoir décider ensemble, aussi directement que possible, de nos conditions de vie et de travail. Des paroles d’expert.es sont utiles, mais il ne faut surtout pas les privilégier. L’important, pour la dynamique de la lutte, c’est d’aller au contact d’un maximum de gens et se coordonner entre mouvements, en respectant nos différences ». Car le projet Lyon-Turin n’est pas une solution, c’est un problème !

MPN

(1) Une ligne Toulon-Rome par bateau a capté bon nombre de camions qui relient le sud de l’Italie au nord de l’Europe. Et le trafic de poids lourds baisse, du fait de la délocalisation des entreprises : les produits qui viennent de Chine arrivent par bateau.
(2) Ils étaient encore 80 000 le 23 mars 2013.
(3) La tromperie fut, paraît-il, filmée par la BBC...
(4) Veut dire « Non au TGV » en italien !
(5) Fédération pour une alternative sociale et écologique.
(6) Les nouveaux élus du Mouvement 5 étoiles ont déposé, en mars 2013, un projet de loi pour demander l’annulation de l’accord franco-italien datant de 2001.

Pour en savoir plus
• Coordination des opposants au Lyon-Turin  : lacoordinationcontrelelyon-turin.overblog.com
• No-TAV Savoie à Chambéry : www.no-tav-savoie.org
• Vivre en Maurienne, proche des Colibris et du mouvement de la Transition : Vivre en Maurienne Villarbernon 73140 Saint-Michel-de-Maurienne.

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