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Déchets, chantier, art et autres clichés

Eva Thiebaud

Un déchet, c’est quelque chose d’inutilisable, quelque chose qu’on rejette. Quelque chose de déchu. Un trognon. Une rognure. Tout ce qui peut avoir été recréé avec ces résidus semble chargé du poids de la honte, empesté de relents de poubelle ; le ré-emploi du déchet a un côté « cheap », et l’art du recyclage ne donne pas toujours envie. Entre deux canapés dépareillés et un mur de vieux pneus, la ré-utilisation du rebut, notamment en art, a un arrière-goût de collier de nouilles. Et pourtant...

Et pourtant certains ont l’oeil pour détecter le potentiel de ces matériaux déclassés. Mais commençons par le commencement. En France, selon les chiffres officiels, en 2009, nous avons produit 770 millions de tonnes de déchets(1). Tellement énorme qu’inconcevable. Par contre, ce qui est bien compréhensible, c’est la répartition de ces déchets : 31,9 millions de tonnes correspondent à nos déchets de tous les jours, les déchets des ménages. C’est peu au regard des 253 millions de tonnes des déchets - soit un bon tiers de la production nationale - de la construction et du BTP(2). Le bâtiment tout seul, c’est 38,2 millions de tonnes. Et alors ces gravats, chutes et autres infâmes scories, qu’en fait-on ? Aujourd’hui, une partie des déchets inertes est valorisée comme matériaux de construction : remblais, sous-couches de route, réaménagements de carrières. C’est déjà ça, car les déchets inertes - c’est-à-dire en fait les gravats - représentent la majorité du gisement (72%). Il reste des déchets dangereux, infimes en proportion, et des déchets non dangereux : métaux, bois, plâtre, plastique, isolant... Point de salut de nos jours pour tous ces restes de matériaux, si ce n’est la décharge(3). Les choses bougent. La vieille Europe, dans sa directive 2008/98/CE sur les déchets, traduite en droit français par une ordonnance de décembre 2010, fixe un objectif de 70 % de recyclage des déchets de construction et de déconstruction à l’horizon 2020. On en est bien loin pour le moment. Du tri sur les chantiers, pour recycler et ré-employer

Alors, certains prennent le bulldozer par les rétroviseurs. C’est le cas de Pierre Guyot qui a fondé en 2008 l’entreprise d’insertion EIMA (Environnement, Initiative, Multi Activités). A travers la Meuse et la Meurthe-et-Moselle, la vingtaine de salariés d’EIMA déconstruit et trie. Cette collecte conduit à la mise à disposition de ressources de seconde main, qui peuvent être valorisées grâce au recyclage. Par exemple, de vieilles fenêtres en aluminium vont être complètement démontées, afin de récupérer le métal et le verre de façon différenciée et de recycler ces matériaux. Mais l’entreprise ne se contente pas de trier, elle stocke aussi une partie des matériaux extraits des chantiers sur un espace dédié : 6000 mètres carrés à destination des particuliers, des associations, et des petites entreprises. Il est question de recyclage, mais aussi de ré-emploi direct ; pourquoi pas récupérer des portes, des dalles de faux-plafonds, des poutres, et reconstruire avec tout ça ? Car l’un des enjeux fondamentaux de ces diverses récupérations, c’est bien de pouvoir construire à bas coût, en économisant sur le prix des matériaux. Une maison pas chère... Un autre point crucial, c’est de privilégier le ré-emploi, qui ne demande quasiment aucune énergie additionnelle, par rapport au recyclage, qui, a contrario, va réclamer de l’énergie pour la transformation. La bouteille en verre, on peut la ré-utiliser, ou bien la casser, la fondre... et refaire une bouteille en verre. Au choix. Pourtant, le ré-emploi n’est pas si aisé qu’il y paraît. Chez EIMA, les expériences de ce type sont encore rares. Par exemple, cette bibliothèque de séminaire, démontée puis remontée dans une maison ancienne. Certains cas sont à cheval entre recyclage (transformation) et réutilisation (de matière) : la mezzanine en bois d’un entrepôt abandonné, transformée en volets. Ou encore toutes ces palettes, qui deviennent placards et étagères... Difficile en effet de gérer un stock mouvant, dont on ignore à la base de quoi il sera composé. Chaque démolition est différente, composée de matériaux divers, avec lesquels il va falloir traiter. Ensuite, en ce qui concerne le ré-emploi, aujourd’hui, en France, il n’existe pas de certifications sur les matériaux de construction de seconde main. Aucune assurance n’est capable actuellement de prendre en charge un bâtiment construit avec des parpaings déjà utilisés : la question de l’expertise est posée ici. Au final, c’est bien la quasi-inexistence de la filière qui pose problème : très peu d’acteurs, pas de retours d’expérience, peu d’expertise, pas de structuration ; les difficultés sont nombreuses quand on est seul. Pas si seul que ça... A Vénissieux, Nader El Houweij, et Malek et Nader Oueslati sont en train de créer l’entreprise 6e Sens Global Service, qui a été récompensée par le prix "Talents des cités". Née de 6e Sens, entreprise créée en 2008 et spécialisée dans le nettoyage de chantier, l’idée a germé du constat de grandes quantités de déchets évacués sans aucune forme de procès. Le projet 6e Sens Global Service vise à continuer l’activité de nettoyage, tout en proposant, en prime, récupération et tri des indésirables afin de mettre en adéquation un besoin et une matière première de seconde main. Ainsi, par exemple, papiers et cartons vont chez le papetier, tandis que les palettes sont transformées en mobilier urbain. Pour Nader Oueslati, les freins sont avant tout politiques ; seules des réglementations strictes, locales et nationales, permettront d’améliorer tri et recyclage sur les chantiers. Les bonnes volontés environnementales ne semblent pas suffire. Souhaitons donc ardemment la réalisation des objectifs de la Directive 2008/98/CE, qui, exigeant une diminution importante de l’enfouissement, représente des milliers, voire des dizaines de milliers d’emplois ; de quoi faire émerger cette filière encore balbutiante, et peut-être apprendre à privilégier le ré-emploi.

Merci à Pierre Guyot (fondateur d’EIMA), Nader Oueslati (fondateur de 6e Sens Global Service), Sandrine Andreini (directrice de La Réserve des Arts) et Nancy Roquet (coordinatrice de TRANS305) pour leurs réponses aux questions de Silence.
■■ La Réserve des Arts, 14, rue Prévost Paradol. 75014 Paris (jusqu’au 30 mars 2013), lareservedesarts.org.
■■ TRANS/2, 14, passage Hoche, 94200 Ivry-sur-Seine, www.trans305.org.

(1) Rapport Déchets. Edition 2012. Chiffre-clés de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME). Téléchargeable sur le site de l’ADEME.
(2) Ibid. Les déchets des collectivités représentent 5,3 Mt, les déchets d’activité 106 Mt et les déchets de l’agriculture et de la sylviculture 374 Mt.
(3) Site de l’ADEME : www2.ademe.fr
4) Zone d’Aménagement Concerté
(5) Caisses à structure métallique remplies de sable ou de cailloux

La Réserve des Arts, ou comment l’art nous précède

Notre perception, notre sensibilité au concept de déchet, n’est sans doute pas étrangère aux difficultés rencontrées par les précurseurs du débris et du reliquat. En témoigne les synonymes pas forcément positifs employés dans cet article... De l’ordure à l’épluchure, c’est peu dire que le déchet a mauvaise presse ; et tout ce qui est refabriqué avec passe dans le même sac. Mais cette longue phase de déconsidération touche sans doute à sa fin. Un des rôles de l’artiste, c’est d’avoir une vision transversale sur une problématique donnée. C’est aussi un rôle de pionnier, d’ouvreur de conscience. La Réserve des Arts à Paris glane certaines chutes et rebuts de grandes entreprises - du BTP en passant par le luxe - pour les proposer à prix réduit à ses neuf cents adhérents, professionnels du secteur culturel uniquement. Forts de cette ressource d’occasion, artistes et créateurs utilisent la matière pour leur production. Loin des stéréotypes sur l’art du recyclage et ses arbres en rouleaux de Sopalin, bien malin qui saura identifier dans les oeuvres produites l’ombre d’un reliquat de poubelle. Nous sommes bien face à une matière première, une matière première secondaire, commuée par un savoir-faire précis en oeuvre artistique ou en création. Cette matière a fait l’objet d’un ré-emploi. Encore lui. L’expérience de la Réserve des Arts est presque unique. Fondée en 2008, son objectif principal consiste à soutenir le secteur culturel. Sandrine Andreini, directrice, nous explique l’importance de l’expertise des « valoristes », permettant d’identifier si un déchet est réutilisable ou non par les adhérents. L’association sensibilise également ses partenaires à ce ré-emploi - toujours lui -, qu’elle défend avec fougue et professionnalisme. Occupant aujourd’hui une boutique à l’espace limité, et nécessitant plus de place pour assurer son développement, la Réserve des Arts se prépare pour un déménagement dans un local plus grand. Pourtant il n’a pas été facile du tout de le dénicher. La réalisation de l’adéquation entre un loyer raisonnable et un emplacement accessible n’a pas été aisée, et l’appui politique incontournable. E.T.

Travail en condition difficile

Dans la démolition, la France a été le dernier pays européen à accorder une qualification aux scieur-carotteurs de béton, pourtant indispensables. La pression du "moindre coût" est énorme. Dans Le Monde du 8 février 2012, le ministère de l’écologie reconnaît que sur les 1300 décharges accueillant des déchets inertes recensées début 2011 en France, seules 557 disposaient d’une autorisation préfectorale : 239 attendaient une régularisation et les autres étaient illégales.
Même dans les entreprises légales qui tentent un recyclage, trop d’emplois restent au rabais, de l’"insertion" aux intérimaires, et les conditions de travail sont peu désirables. "Près d’un salarié sur onze accidenté du travail" titrait la revue Travail et Sécurité dans un dossier récupération-récyclage en octobre 2008. En témoignent également les luttes des riverains face aux nuisances (camions, bruit, poussières) délaissées au nom de la "rentabilité".
MPN.

Déculpabilisons le déchet !

Ce rebut que vous avez osé produire n’est peut-être pas si rebutant que ça ; le voilà
monument, bijou, collage ; le voilà beau. En pratique, promenons-nous du côté du chantier de la ZAC(4) du Plateau à Ivry-sur-Seine, théâtre en pleine reconstruction qu’a choisi TRANS305, atelier fondé par Stefan Shankland et Raum Architectes comme observatoire, et comme "laboratoire de recherche et de création pour la ville en transformation".
C’est là-bas qu’a été créé "Marbre d’Ici", lauréat du prix COAL Art&Environnement en avril 2011. Ce "marbre", nouvelle matière première locale, est fait de la transformation de gravats de chantier. En novembre 2012, le "Marbre d’Ici" est coulé pour la réalisation du monument "Marbre d’ici prototype#1" sur une promenade plantée de la ZAC.
Un déchet visible par tous, magnifié. Peut-on encore l’appeler déchet ? De façon générale, la réutilisation des déchets de chantier bat son plein dans un espace sous l’emprise de TRANS305 : les locaux de l’atelier mobile sont construits d’échafaudages, de conteneurs maritimes, de palissades de chantier, de gravats… Durant l’été 2012, un Plateau d’Été est organisé, sur lequel architectes, étudiants, artistes, enfants et riverains viennent construire la maquette de la ZAC, échelle 1/25e. Cette sculpture est faite de gabions (5) remplis de sable, de gravats... Et de bois de coffrage acheté à la Réserve des Arts... Une arène artistique où l’oeuvre témoigne des évolutions de notre temps. E.T.

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