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Pinar Selek : résister, c’est être heureuse

Guillaume Gamblin

Rencontrer Pinar Selek est une expérience marquante. Derrière sa présence chaleureuse et débordante de générosité bouillonne l’intelligence pétillante de la sociologue. Mais surtout d’une femme turque engagée auprès des minorités et qui paye cette solidarité par une invraisemblable persécution judiciaire.

C’est à Strasbourg que cette chercheuse francophone poursuit actuellement un doctorat de sociologie après avoir passé deux années en Allemagne. L’exil forcé, c’est le thème de son petit livre au ton poétique Loin de chez moi… mais jusqu’où ?. (1)

Ateliers avec les enfants des rues

Issue d’une famille engagée, Pinar suit des études de sociologie et oriente très vite ses recherches sur des sujets tabous en Turquie. Elle travaille sur et avec des communautés exclues : les gitans, les travestis et les transsexuels, les personnes prostituées, « tout ce qui était trop sacré pour être questionné publiquement ». Pinar devient petit à petit une sociologue de combat, engagée et pas seulement observatrice.
En 1996, elle fonde L’atelier de la rue à Istanbul avec des enfants des rues. Elle vit avec eux et s’engage à leurs côtés avec cet atelier de recyclage d’objets récupérés dans des poubelles pour les transformer en œuvres artistiques. Participent également des gitans, des personnes transsexuelles, des sans-domiciles, des personnes « qui ne se ressemblent pas mais qui sont dans les rues ». Ils lancent une activité de théâtre de rue qui rencontre un énorme succès, et pour se financer publient une revue, L’invité, diffusée à 3000 exemplaires.

Travail avec les Kurdes et arrestation

En 1998, Pinar débute une recherche sur le PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan. Elle s’attaque là à un sujet particulièrement brûlant et tabou. Elle travaille à partir d’une méthode d’ « histoire orale » : recueillir la parole des gens d’une manière populaire et non-académique. Elle est arrêtée en août 1998. La police confisque ses recherches et lui demande de révéler les noms des Kurdes qu’elle a interviewés. Mais elle leur a garanti le secret et refuse. La police la torture durant des jours et des nuits, mais elle parvient à ne donner aucun nom. Pinar ne souhaite pas valoriser l’héroïsme de ceux qui ne parlent pas sous la torture. « C’est la police qui est à critiquer, pas ceux qui parlent ».
En prison, elle apprend en regardant la télévision qu’elle est accusée d’avoir posé une bombe qui serait responsable de l’explosion meurtrière du marché égyptien d’Istanbul du 9 juillet 1998. Elle est présentée comme une terroriste. Mais cette accusation est un prétexte pour légitimer une répression contre son travail qui dérange le pouvoir politique. Et « un avertissement aux intellectuels et chercheurs » qui voudraient poursuivre dans la même voie.

Une invraisemblable persécution judiciaire

Pinar est gardée en détention durant les deux ans et demie de l’enquête sur l’explosion. Deux choses l’aident à survivre : la volonté d’être heureuse, et le fait de ne jamais se sentir seule. De nombreuses personnes viennent la soutenir, par des lettres, devant la prison, lors de ses procès, en prenant des risques : depuis les intellectuels les plus renommés jusqu’aux personnes marginalisées qui sont devenues ses amies. Elle résiste aussi grâce à l‘écriture mais on lui retire ses écrits et son journal intime. La prison, par les échanges entre prisonniers, est aussi pour elle « une vraie école ».
Elle est ensuite libérée puis jugée et relaxée car l’enquête démontre que l’explosion du marché d’Istanbul est due à une fuite de gaz. C’est le début d’un acharnement judiciaire. Les pouvoirs publics contestent le jugement et imposent une nouvelle enquête. En 2006, la Haute Cour criminelle prononce l’acquittement, cassée un an plus tard par la Cour Suprême. En 2008, la Cour Criminelle l’acquitte pour la deuxième fois. La Cour Suprême annule de nouveau la décision et réclame la prison à perpétuité. En 2011, Pinar est acquittée pour la troisième fois, mais la Cour Suprême fait Appel.
Pinar Selek doit quitter la Turquie en 2008 pour échapper à cette persécution. Elle est menacée d’arrestation si elle retourne dans son pays. Elle s’exile deux ans en Allemagne, avant de venir à Strasbourg où elle réside actuellement. Elle témoigne que l’exil est difficile. « J’ai perdu le sentiment de sécurité. Mais cela me rend aussi plus révolutionnaire, plus légère. Quand tu as la sécurité, tu es plus lente ». « Mes valises deviennent de plus en plus petites. Avec l’exil, j’apprends à donner ce que j’ai. ».

Un engagement féministe

La Turquie a une histoire originale avec le féminisme (2). Dans les années 90, diverses organisations féministes se lient entre elles : mouvements de femmes kurdes, mouvements lesbiens-gays-bi-transsexuels (LGBT), etc., et une solidarité se forge entre eux.
C’est en partie dans le mouvement et la revue féministe théorique et politique Amargi que Pinar s’engage. Celle-ci est diffusée à 3000 exemplaires. Amargi analyse le lien entre patriarcat, capitalisme, nationalisme, militarisme, écologisme,… « Je ne peux pas me définir comme simple féministe, explique Pinar, mais je n’ajoute aucun suffixe à mon féminisme ». Il s’agit d’un « féminisme acrobatique » qui fait toujours le lien, par exemple, entre violences sexuelles domestiques et militarisme.
Que pense Pinar du voile ? Elle a fait une conférence de presse voilée pour soutenir leurs droits, mais elle lutte en même temps contre les oppressions religieuses sur les femmes. « Le problème n’est pas l’Islam mais le néoconservatisme ». Et la prostitution ? « On ne peut pas lutter contre la prostitution sans les travailleuses du sexe, sinon on discute seulement entre femmes de classe moyenne ».

Décloisonner les luttes

Pinar Selek agit dans un esprit de décloisonnement. Au sein de l’organisation Amargi, des discussions ont lieu entre femmes kurdes, lesbiennes, transsexuelles, arméniennes, de classes pauvres, etc., sur les hiérarchies existantes entre elles. Elles se demandent quel type de féminisme peut répondre à leurs situations respectives. Cela les mène à analyser les articulations entre les pouvoirs dans la société : patriarcat, nationalisme, capitalisme, hétérosexisme, militarisme… Il est impossible de les détacher les uns des autres car ils se nourrissent entre eux. L’académisme est un de ces pouvoirs : le refus de la représentation politique s’allie au refus de la représentation académique. « Vivre est le plus grand travail académique ». Il faut reprendre le pouvoir des mains des politiciens… et des universitaires. L’autonomisation est la base de la critique de tous les pouvoirs, y compris le patriarcat.

Une plateforme d’écologie sociale à Istanbul

Les membres d’Amargi et d‘autres associations LGBT et antimilitaristes souhaitent approfondir leur critique de l’anthropocentrisme. Parallèlement, Pinar a beaucoup lu Murray Bookchin (3) en prison. Avec l’association Amargi et d’autres associations LGBT, kurdes et un syndicat de travailleurs au noir, ils créent au début des années 2000 une plateforme d’écologie sociale à Istanbul. « Nous vivons à Istanbul, quelle est notre relation à ce qui nous entoure : bâtiments, êtres vivants,… ? ». Leur discours est axé sur le local. Ils discutent, entre autres, des dominations au sein de leurs mouvements, par des ateliers où les un-e-s sensibilisent les autres à la situation des gays et lesbiennes, et en retour à celui des travailleurs au noir, etc., et développent des solidarités entre leurs mouvements. En parallèle, ils développent une réflexion sur Istanbul, ville en phase de déconstruction et de destruction écologique pour être transformée en ville globale. La plateforme s’arrêtera au bout de deux ans faute de temps et d’énergies pour la faire vivre, mais laissera des traces durables dans les esprits.

Service militaire et masculinité

Pinar est engagée en parallèle dans les réseaux antimilitaristes et d’objecteurs de conscience. « Etre une militante et chercheuse féministe m’a conduit à réfléchir sur les moyens de changer le système patriarcal. Pour cela il fallait comprendre les codes du système et entre autres la construction de la masculinité ». Elle se rend compte qu’« il ne sert à rien d’arrêter les assassins, mais il faut changer le système qui transforme les bébés en assassins ». Elle décide donc de travailler sur le service militaire, qui permet de voir beaucoup de choses : comment l’Etat construit le genre et la masculinité ; comment l’armée constitue un terrain « homosocial » qui réduit à un seul genre les différents types de patriarcat qui imprègnent des hommes venant de toutes régions et tous milieux sociaux… Pinar Selek cherche à comprendre la construction des violences grâce à l’approche féministe. Avec deux amis masculins, elle parcourt la Turquie durant plus d’une année pour recueillir l’histoire orale des hommes confrontés au service militaire. « Les hommes vivent toute leur vie une expérience de la frustration. Ils se font humilier et gardent un ressentiment face à ces sévices », constate-t-elle. Elle en tire en 2008 un livre intitulé Devenir un homme en rampant, qui crée un énorme débat en Turquie. Il sera réédité cinq fois. Suite à cela, elle commence à recevoir de nombreux appels téléphoniques d’insultes sexistes, menaces de mort, de viol, de sévices… Ce qui dérange dans son enquête, selon elle, c’est qu’elle écrit sur le fascisme ordinaire. Elle décrit les pratiques sexuelles à l’armée, etc, ce qui est plus dangereux que de parler seulement des épisodes de guerre. (4)

Pinar Selek touche à tous les thèmes qui ont à voir avec la liberté, la justice, le bonheur. Pour elle, il est important de « mettre la priorité partout, alors qu’avec la guerre au contraire, tout tend à devenir secondaire ».
Elle continue par ailleurs à faire l’objet depuis 14 ans déjà d’une persécution des autorités turques, qui persistent à réclamer la prison à vie contre elle durant les nouveaux procès du 22 novembre 2012 et du 24 janvier 2013.
Aujourd’hui, depuis son exil français, Pinar continue à suivre au mieux les luttes en Turquie et ses recherches engagées, et souhaite continuer à écrire également de la littérature (elle est déjà l’auteure d’un roman et de contes pour enfants). En effet, explique-t-elle, « J’aime beaucoup danser entre les manières de comprendre, de dire les choses ».

Propos recueillis par Guillaume Gamblin

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