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Sans internet : éditer sans internet ?

Marie-Pierre Najman

Ecrire un essai ou même une fiction en se passant d’internet pour se documenter est une gageure. A fortiori, peut-on l’éviter quand on publie aujourd’hui des livres ou des revues ?

N’importe qui, avec de l’argent, peut éditer un livre à compte d’auteur et chercher à le vendre tout seul. Mais, pour une maison d’édition, qui a le plus souvent envie de vendre largement ses publications, se passer d’un diffuseur-distributeur (1) qui démarche et approvisionne les librairies est assez suicidaire. Or, ces derniers ont tous un site internet qui renvoie à celui des éditions qu’ils distribuent et, parfois, expose leur catalogue. Donc, aucun éditeur distribué n’échappe à internet. Cependant, dans la mouvance libertaire néoluddite qui milite contre la dépendance à la société industrielle, nous avons trouvé un éditeur qui n’a pas en plus son propre site : les éditions de la Lenteur (2). Nous leur avons envoyé une lettre postale…

La passivité, premier pas de la résistance

« S’il s’agit des e-mails ou de la communication de fichiers informatiques, nous utilisons bien internet. Mais nous n’avons pas consacré de temps ni d’argent à élaborer un site. Certaines nouvelles technologies apparaissent comme des contraintes et d’autres nécessitent une adhésion active : nous sommes restés passifs. »
Ce choix découle sans débat nécessaire des valeurs du collectif de la Lenteur et de sa position critique : « Depuis 30-40 ans, l’évolution vers un marché de masse utilisant des moyens de masse a bouleversé la presse et l’édition. Nous, notre effort consiste à nous concentrer sur la qualité de ce qu’on publie, dans le choix des textes comme dans la fabrication. Nous n’avons pas de salarié.e ni d’objectif financier, sinon celui de limiter nos pertes. » Les ouvrages de la Lenteur alimentent le débat sur notre asservissement aux techniques industrielles, et leur diffusion progresse essentiellement grâce à des rencontres et des articles dans certains journaux et revues. « Notre distributeur propose nos livres sur Amazon, mais nous allons lui dire d’arrêter. Contrairement à d’autres éditeurs, notre chiffre d’affaire y est peu important. » Pas de livre numérique en vue ? Evidemment non, et la Lenteur nous encourage plutôt à signer le manifeste des 451 (3) !

Même le Canard !

Quand Silence a lancé son projet de dossier « sans internet », le Canard enchaîné avait juste un courriel mais pas de site ni de compte Twitter. Or, fin août, une amie nous soutient que c’est fini et nous découvrons en effet (sur internet…) un site du Canard et l’existence d’un compte Twitter. Le 11 juillet 2012, d’après la rédaction du journal contactée par le Huffington Post, 2000 abonnés se sont inscrits en moins d’une heure sur ce tout nouveau compte officiel : « Un petit plaisantin avait créé un compte au nom du Canard enchaîné. Comme on n’avait pas envie qu’il plaisante trop longtemps sur notre dos, nous avons décidé de créer notre propre compte. (…) Il sera géré collectivement. » Le Canard n’envisage pas de mettre d’information sur internet, à part « le mardi, très tard, les sur-bandeaux de l’édition du lendemain. » Ce sont des élèves d’un lycée de Castres qui ont réalisé ce site, que le Huffington Post juge évidemment « famélique ». Pour l’instant, le journal papier ne signale pas son site et n’en a même pas, semble-t-il (4), annoncé l’existence.

Il semble que résister à internet soit devenu un sacrifice impensable pour qui édite des revues, des livres ou un grand journal. Néanmoins, deux choses pourraient progresser à l’avenir et contrarier cette tendance : la relocalisation de l’activité politique et, dans le meilleur des cas, un refus grandissant de la compétition économique et culturelle à grande échelle. A partir de là, on peut imaginer le renouveau de médias locaux, tels les affiches, les journaux muraux et les brochures, et peut-être un jour de la presse et des livres, avec des écrits qui iraient droit au but, dans une langue aussi commune que possible et sans parade culturelle superflue. On les trouverait dans les rues, les bars, les boulangeries… mais pas sur internet. Pourquoi ? Parce qu’informer n’est pas communiquer. Ce qui passe entre humains excède de beaucoup la simple « information » et il faut donc se rencontrer le plus possible, et se regarder et s’écouter, pour construire des idées communes et agir ensemble !

Marie-Pierre Najman

(1) Le diffuseur (qui fait connaître les publications) et le distributeur (qui les expédie) sont souvent la même entreprise.
(2) 127 rue Amelot, 75011 Paris. C’est le seul éditeur sans site dans la liste de son diffuseur ! Meilleure vente : « Ecole, la servitude au programme », revue Notes & morceaux choisis n°10 (2010), cf. Silence n°393.
(3) …sur internet donc pas encore visité !
(4) D’après l’épluchage des numéros de mi-juillet et d’août en bibliothèque...

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