Dossier Sciences Société Technologies

Sans internet : demain ?

Michel Bernard

Et si nous n’avions fait qu’être en avance sur notre temps ? Et si demain, internet s’arrêtait pour tout le monde ? Quelques questions à Fabrice Flippo, philosophe et spécialiste des questions des nouvelles technologies.

Silence : quel pourcentage de personnes sont non connectées en France ? Dans le monde ?

Fabrice Flippo : Il n’est pas facile de donner des chiffres avec précision, car les usages et les équipements évoluent très vite. Néanmoins, l’Eurobaromètre spécial technologies de l’information qui a été publié en 2010 donne quelques indications intéressantes. Concernant la téléphonie, 2 à 3 % des Européens n’ont ni téléphone fixe, ni téléphone portable, 11 % ont un téléphone fixe mais pas de mobile, 25 % un mobile mais pas de fixe et 62 % ont les deux. En France, on en serait à près de 100 % d’équipement en mobile. Ce dernier chiffre est trompeur car environ 20 % de la population n’a pas de téléphone mobile… mais d’autres en ont plusieurs. L’élément le plus remarquable est la percée des Smartphones, ces téléphones qui sont de véritables mini-ordinateurs permettant l’accès à internet. Dans le monde, on trouve désormais plus de téléphones mobiles que de fixes car le coût de déploiement (lignes câblées ou « stations de base », antennes-relais) en est bien plus faible. Les chiffres tournent autour de 5 milliards d’abonnés au mobile contre 150 à 200 lignes fixes pour 1000 habitants.
Du côté internet, le « fossé numérique » est bien plus conséquent, puisque l’équipement est plus coûteux : machine, écran, approvisionnement en courant de bonne qualité, ou à défaut un onduleur et une batterie de secours, pièces de rechanges, ligne fixe pour internet ou satellite à coût élevé… Les chiffres convergent autour d’un usager d’internet pour quatre habitants sur la planète. Cet usage peut être très occasionnel du fait de la multiplication des « cybercafés ». Il est nettement plus élevé que le nombre moyen de possesseurs de machines. En Europe, deux tiers des ménages possèdent un ordinateur, avec des disparités : 37 % en Bulgarie, 42 % en Roumanie, 48 % au Portugal… jusqu’à 92 % aux Pays-Bas. En France, 72 % des ménages en ont un. Tous n’ont pas accès à internet puisque la moyenne tourne autour de 60 %, avec par exemple moins de 40 % en Grèce, et jusqu’à 90 % aux Pays-Bas, les mieux équipés. En France, nous en sommes à 65 %.
La ligne fixe est loin d’être mise hors course par le mobile, car elle permet maintenant de faire passer la télévision, internet et peut-être dans l’avenir… la téléphonie mobile !

Que se passerait-il si internet s’arrêtait ?

S’il s’arrêtait d’un coup, les sociétés seraient d’autant plus désorganisées qu’elles dépendraient d’internet. Je ne sais pas si l’hypothèse est crédible. Ce qui est plus probable, c’est d’aller vers des coupures ou des ralentissements épisodiques, du fait de l’accroissement extrêmement rapide du nombre de données transportées, qui met au défi les opérateurs, privés ou publics, de parvenir à augmenter la capacité du réseau dans les mêmes proportions. L’Observatoire du numérique estime ainsi que le trafic mondial va être multiplié par quatre entre 2011 et 2016, pour atteindre 300 milliards de gigaoctets (1). L’une des grandes causes de cette augmentation, ce sont les vidéos et les Smartphones. On les envoie comme s’il s’agissait de simples messages, alors que ce sont des messages qui pèsent plusieurs centaines de fois plus lourds qu’un simple texte (des dizaines de mégaoctets). Alors bien sûr, les réseaux font des progrès, sur le plan de l’efficacité énergétique, je pense en particulier à la fibre optique, mais comme le dit la phrase célèbre, une croissance infinie ne peut avoir lieu dans un monde fini.

Quelles alternatives à internet ? Pourrait-on se passer de technologies complexes ? Est-ce que cela remettrait en cause la mondialisation ?

Etant donné que la moitié de la population mondiale n’a pas accès à internet, cette moitié utilise d’autres moyens, elle ne s’est pas arrêtée de communiquer parce qu’internet a apparu quelque part aux Etats-Unis dans les années 70. Cette partie de la population serait vraisemblablement peu affectée par une disparition soudaine d’internet. Elle serait même probablement soulagée, car cette disparition n’irait pas sans une chute massive de la consommation des plus riches, ce qui libèrerait autant d’espace pour les plus pauvres. Et oui, ce serait la fin de la « mondialisation » au sens économique du terme. Mais pas plus que la mondialisation économique n’a rendu la planète sphérique, sa disparition ne signifierait la fin des voyages et d’une certaine forme de cosmopolitisme, qui est ancré dans l’humanité depuis qu’il y a des écrits qui peuvent en témoigner.

Un projet écologique peut-il envisager de sortir en douceur d’interne — par exemple dans le cadre d’une transition énergétique — avec quels avantages ?

Les technologies sont des ensembles sociaux, avant tout. Ces ensembles sociaux organisent et régulent des flux matériels et énergétiques, générant et stabilisant des séries d’usages, à grande échelle. Il est difficile à l’individu d’avoir prise sur ces usages, de manière isolée, car c’est pour les grands nombres qu’ils sont générés et entretenus, pas pour un individu. C’est tout particulièrement le cas avec les technologies de l’information. Rien ne sert d’avoir un téléphone si personne n’est connecté. Je me rappelle de la BD des Bidochon sur internet : le voisin de monsieur Bidochon le connecte à internet et lui déclare qu’il a désormais accès au monde entier, mais monsieur Bidochon se trouve plutôt paralysé qu’autre chose. Que faire du « monde entier » en effet pour monsieur Bidochon qui regarde le journal de TF1 et n’a pas souvent dépassé les limites de son village ? C’est si immense ! Le voisin des Bidochon est le type même de l’individu qui ne voit que les moyens et pas les fins. Ces moyens déterminent tout de même un ensemble de fins possibles, au détriment d’autres. L’individu n’a qu’une prise limitée sur l’évolution des usages, comme en témoigne le caractère obligatoire qu’à pris le téléphone portable. Qui l’a décidé ? Personne en particulier, et aucune assemblée démocratique ! Cela ne veut pas dire que l’individu n’a pas de prise du tout. C’est un peu comme le vote et les manifs, ce n’est pas une personne isolée qui fait l’effet de masse.
C’est plus difficile avec l’économie « de marché », cela parce qu’au nom de la démocratie, le marché clame que chacun doit choisir comme il l’entend, et considère donc volontiers comme antidémocratiques les mouvements qui critiquent les usages, surtout s’ils ne prennent pas la forme d’un parti. C’est très biaisé, car la consommation est largement organisée au travers de la compétition que les entreprises se livrent entre elles, dans les cadres de l’Etat. Les gens n’achètent pas parce que la publicité les convainc, mais parce qu’ils veulent faire un cadeau, parce qu’il n’y plus d’alternatives, ou parce que ces alternatives sont décrédibilisées. L’effet est de biais : les gens ne sont pas forcés, mais le milieu pousse un nombre non négligeable d’entre eux dans une direction, comme un chien de berger, une direction qui finit par être unique quand tous les autres possibles se sont refermés. D’où ce que dit le philosophe Hans Jonas sur les commencements. Il peut être très difficile ensuite, de changer. Je crois qu’avec internet, on est dans un vrai gros problème, car le copier-coller n’a aucune limite théorique.

Entretien réalisé par courrier et téléphone par Michel Bernard.

(1) Un octet définit un caractère (soit une touche du clavier). Cela correspond en électronique à 8 interrupteurs (bit) où le courant passe ou non. Pour chiffrer le volume d’un document qui circule sur internet, on utilise des multiplicateurs : 1 ko (kilooctet) vaut mille octets, 1 Mo (méga- ou million d’octets vaut mille ko), un Go (giga- ou milliard d’octets vaut mille Mo), un To (téraoctet vaut mille Go)…

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