Article Alternatives Finances et économie solidaire

Une monnaie locale c’est pas de l’argent !

Marie-Pierre Najman

Dans le bassin de vie Romans-Bourg-de-Péage, dans la Drôme, la Mesure a été lancée en juin 2011 par un collectif citoyen, après un an de préparation (1). Elle a connu une évolution rapide jusqu’à rassembler aujourd’hui, avec six comptoirs pour échanger des euros en mesures, environ 300 utilisatrices et utilisateurs et 55 prestataires, du maraîcher au café-bar en passant par le psychothérapeute ou le fabricant de chaussures. Son 1er anniversaire vient d’être fêté sur le marché de Romans, où nous étions présents…

Petit à petit, les associé/es se rassemblent, autour d’une jolie carriole cubique vert-pomme, surmontée d’un parasol carré assorti, bricolée par un des prestataires et quelques bénévoles. On met au frais la Clairette et le jus de pomme bios chez le pâtissier voisin qui offrira le gâteau. Les plus impliqué/es sont arrivé/es en premier, dont Pierre et Annie, les deux salarié/es (en emplois sociaux complétés, entre autres, grâce à une subvention de la CRESS (2).
Au début, l’association s’était divisée en trois groupes de travail parallèles mais elle vient de revenir à des assemblées plénières qui, s’il le faut, se partagent pendant leur déroulement : on sait immédiatement et mieux ce que décident les sous-groupes et surtout on fait le plein d’énergie conviviale, le moteur humain par excellence. Le bar Le Central a adhéré en changeant de propriétaire et il accueille réunions et animations diverses.

Vive la convivialité !

Ce dimanche, Hafsa adhère et réalise son premier échange de 20 euros en Mesures. C’est un ami présent qui lui a fait connaître ce projet. Elle déclare "bien aimer tout ce qui est environnement, pas de gaspillage, pas de circulation de produits qui font des km… Et il y a le lien aussi qui est important !" Ses yeux s’éclairent alors, son sourire s’élargit : "Ici, c’est convivial, regardez !" On vient en effet de souffler la bougie et de déboucher la Clairette, et les parts d’un superbe fraisier sont distribuées aux alentours.
Les passants sont maintenant nombreux à s’arrêter, beaucoup découvrent la Mesure et, après avoir discuté, repartent avec un dépliant. Les questions et les réactions sont variées, on a vu la Mesure à la télé : "c’est vrai, je paye en euros, ça part, je sais pas où ça va", "ça marche pour l’essence ?", "est-ce que je pourrai l’utiliser au quotidien ?", "c’est utopique et comme tout système alternatif, c’est toléré tant que ça reste confidentiel", "pas facile de quitter son confort pour de l’inconnu" mais "c’est une bonne idée. On a encore envie de dialoguer avec des êtres humains, pas comme à l’hypermarché…"
Un prestataire explique avoir acheté des chaussures chez un autre, découvert grâce à la Mesure. Une adhérente montre les billets multicolores dans son porte-monnaie ("il faut en mettre avant de sortir !") et un autre se réjouit : "Au départ, je n’avais pas pensé au côté "réseau" : ah bon, vous êtes aussi à la Mesure, alors on peut faire des trucs ensemble ! Il y a une âme, dont témoigne la Charte (3)." Mais à la question "participez-vous aux réunions ?", beaucoup d’adhérent/es déclarent être peu disponibles...

Un défi : se sentir associé/es, prendre des initiatives

"Parmi les bénévoles, nous dit Marie-Pierre, les retraité/es ont plus de temps pour être actifs". Elle se présente comme une des indispensables "petites mains" qui "aident les deux salarié/es et Michel (4)" qui doivent maintenant traiter un "volume excessivement important de travail".
Effectivement, les deux salarié/es avouent se dépenser sans compter leur temps. Il semble que l’heure soit venue de questionner la division du travail dans l’association et d’encourager plus d’initiatives bénévoles, individuelles ou en petits groupes : par exemple, pour démarcher des prestataires, faire connaître le projet etc.
La Mesure s’est surtout développée sur Romans (35 000 hab.) où vivent les adhérent/es les plus actifs, et peu sur Bourg-de-Péage (15 000 hab.). Mais à Saint-Donat, gros village du bassin de vie, les adhérent/es de la Mesure sont en pourparlers avec la MJC pour bénéficier d’un lieu proche où être visibles, pouvoir échanger et démarcher des prestataires locaux, ce que les salarié/es n’ont plus le temps de faire.
Pierre invite une nouvelle prestataire à chercher à connaître les autres (il en connaît un qui n’avait jamais consulté la liste !), et à élargir leur groupe dans des domaines qui répondent à leur besoins professionnels (aujourd’hui les prestataires reconvertissent 50% de leurs gains). Pourquoi ne pas aider des entreprises à s’installer ? Imprimerie, fabrication d’emballages… Il faudra alors définir un projet, démarcher l’administration, la chambre de commerce etc. Deux salarié/es n’y suffiront jamais, l’heure est bien à des initiatives entre associé/es !
Désormais, les prestataires vont se réunir entre eux une fois par mois. Une adhérente, Barbara, aimerait pouvoir acheter du vin bio et local, elle connaît un revendeur et Pierre l’encourage à prendre ce projet en mains.
De fait, la Mesure recherche aujourd’hui plus d’adhérent/es. Michel signale que c’est un souci partagé par beaucoup d’autres monnaies locales, et qui mérite réflexion. La Mesure a besoin, non pas de consommatrices ou de consommateurs, et pas même d’usager/es, mais d’associé/es. Une assemblée récente a conclu qu’il fallait davantage explorer le milieu "militant" local, qu’on était loin d’y avoir fait le plein… "On devra accepter les lenteurs (discussion en bureau, vote de l’AG…)" et "attention, rassembler son camp ne veut pas dire exclure les autres !" Et devant "la difficulté d’expliquer la monnaie complémentaire" pour de nombreux bénévoles, formations et binômes sont mis en place.

L’enjeu du sens de la monnaie et ses aléas

Une monnaie comme le SOL, davantage liée aux institutions (5), est beaucoup citée dans les médias, elle investit des subventions dans la communication, par exemple des vidéos. Michel estime que la Mesure, et plus largement les monnaies citoyennes comme la Luciole (Lot) ou la Bogue (Ardèche) devraient rechercher des finances ensemble pour pouvoir faire connaître leur spécificité : indépendance et projets de transition, souci démocratique permanent.
La première dévaluation semestrielle de la Mesure (ou fonte), en mars 2012, a donné lieu à des débats qui se poursuivent encore. C’est en recevant un timbre coûtant 2% de leur valeur que les billets pouvaient servir encore. "Des gens ont trouvé ça compliqué, ne comprenaient pas pourquoi un billet pouvait devenir non valide, avec le sentiment de se faire avoir." Pierre avait fait un courriel à l’avance, sûr qu’il y aurait des cafouillages mais décidé à témoigner de l’absence totale de malveillance, "car dès qu’on parle d’argent…" Bilan : "aujourd’hui on débat encore de la fonte, mais on y tient !" : la fonte a été revotée sans problème lors de la dernière AG de commune-Mesure. C’est le « turbo à faire circuler la monnaie » et, pour les prestataires, un « outil marketing pas cher ». La femme d’un commerçant nous dit pourtant sa "peur de perdre"…
Jean-Luc, illustrateur, a mis sa compétence au service de l’association. Il voit surtout dans la Mesure, qu’il utilise peu, l’occasion de "réfléchir sur les mécanismes monétaires" : "La crise économique et politique actuelle cache un problème de "monnaie" dont il faut débattre." Un des deux représentants des prestataires dans l’association, le président de Planet’aiire, réalise des conférences et des ateliers payables en Mesures. Pour lui, la recherche de nouveaux associé/es demande une meilleure communication et plus de réseau car "c’est une monnaie relationnelle". "Il faudrait, suggère-t-il, plus d’initiatives qui n’accepteraient que la Mesure et qui seraient liées aux valeurs qui nous rassemblent." Comme le dit une adhérente : "La mesure, c’est pas de l’argent !".

Donner ou prêter, mais pas investir !

Yanouch dirige la Maison de Quartier Saint-Nicolas. Pour "élargir le milieu", elle juge important l’effort actuel de parvenir à une équivalence entre la Mesure, les Clous (monnaie des SEL) et le Tic-Tac (monnaie-temps utilisées dans des projets sociaux). "On y parvient pour certaines choses". Avec parfois quelques déboires : l’Amap (dont les paniers sont payables en Mesures) est en train de réviser sa formule "sociale". Des légumes gratuits étaient jetés, on n’avait pas forcément un frigo, ni le temps de cuisiner ou on ne savait pas le faire. Mais "on va ré-essayer avec plus d’accompagnement, et moins de contraintes sur les produits". Dans un autre quartier, "ils ont obtenu une subvention pour ça, mais nous, on préfèrerait être plus ensemble, trouver un moyen de solidarité comme le paiement selon le quotient familial". Et l’équivalence Tic-Tac-Clous-Mesure serait mise à contribution. L’occasion de fêter le prochain anniversaire au marché du quartier populaire ?
Pierre est en pourparlers avec le trésorier payeur de la mairie pour que certains tarifs puissent être réglés en Mesures, par exemple la piscine. "Et pourquoi pas payer le placier en Mesures ?" suggère une maraîchère qui hésite à adhérer. L’idée est aussitôt notée !
Si la Mairie accepte d’être garante de 50% du fonds de réserve, soit 4000 € (l’autre moitié étant vouée au remboursement éventuel des prestataires), l’association pourrait prêter sans intérêts à quelques projets, "à des gens pas solvables au sens bancaire", en s’associant aux Cigales ou à la Nef : par exemple, à un paysan d’Amap qui veut acheter des chevaux de trait, ou à la Boucherie Chevaline, un lieu culturel qui a besoin d’une avance de trésorerie. La possibilité de créer des Mesures sans équivalent euro, juste pour permettre une transaction échelonnée, est également envisagée. Elles seraient détruites au fur et à mesure de leur remboursement. Des discussions sont en cours avec plusieurs structures d’économie sociale et solidaire.
Enfin, plus directement, Yanouch évoque la proposition d’une coiffeuse adhérente d’apprendre aux femmes du quartier qui manquent d’argent à se couper les cheveux. Des cours de cuisine pourraient également être offerts par les restaurateurs et les producteurs pourraient mettre à disposition, comme ils l’ont proposé, leurs surplus de récolte…

Donner le goût de réfléchir à ce qu’on fait

Ce dimanche, Philippe réalise son premier échange, convaincu par Annie : "on ne comprend pas bien ce qu’elle dit mais on lui fait confiance !" C’est ainsi qu’à Romans "on est allé super vite", mais il semble que ce soit surtout en faisant le plein par affinités, entre personnes se connaissant déjà. Désormais, il s’agit de rassembler plus largement autour du sens de la Mesure, pas tant en l’expliquant qu’en le donnant à comprendre par des initiatives concrètes.
Répandre l’envie et le goût de réfléchir à ce qu’on fait, de passer de la vente au don mutuel : un travail de longue haleine, tant nous sommes porté/es à déléguer et à consommer. Les personnes déjà "militantes" sur des thèmes socio-politiques sont sans doute les premières accessibles. Car commune-Mesure est convaincue qu’"aborder la monnaie par le pouvoir d’achat, c’est n’en avoir qu’une vision économique", que "la monnaie avant d’être un outil économique est la manifestation du lien social." "C’est cette approche-là de la monnaie que nous devons creuser pour envisager ce que pourrait être une monnaie sociale."
Bientôt, aura lieu une fête de quartier sur le thème de la Métamorphose, ce sera l’occasion de mettre en avant la Mesure. Enfin, la crise suivant son cours, de plus en plus de gens pourraient réaliser, comme ce nouvel adhérent : "pouvoir me mettre en opposition avec les banques, ça m’arrange bien !"

Marie-Pierre Najman

(1) Cf. dans Silence n°394, un premier dossier consacré aux monnaies sociales.
(2) CRESS : Chambre régionale de l’économie sociale et solidaire.
(3) Brève et lisible sur le site de l’association commune-Mesure (monnaie-locale-romans.org). Elle est composée de 3 collèges : des prestataires conventionnés chaque année (26% des pouvoirs), des utilisateurs (26 %) et des fondateurs (48 %), un collège qui évolue par parrainage de 2 membres au moins.
(4) Un des fondateurs, et le webmaster de l’association.
(5) Monnaie promue par Patrice Viveret, expérimentée dès 2004 grâce à des subventions européennes : cf. Silence n°394. A Toulouse un projet est en cours mais le trésorier payeur municipal vient de refuser d’accepter le sol-violette alors que la Banque de France et le trésorier payeur régional avaient notifié l’absence de problème !

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer