Dossier Paix et non-violence Sortir du nucléaire

Marche et militantisme

Sophie Morel

Les drapeaux multicolores ondulent dans la brise du bord de mer. Tout le groupe a choisi de marcher sur la plage, les pieds dans les vagues. Je les suis longtemps des yeux avant de revenir vers Granville d’où nous sommes partis ce matin. Des randonneurs ? Non, des marcheurs. Partis de Londres le 26 avril 2008, ils arriveront à Genève le 16 juillet, après un long périple à travers la France.

Départ le jour de la commémoration de l’accident de la centrale de Tchernobyl et arrivée le jour anniversaire du premier essai au monde d’une bombe nucléaire à Alamogordo. Pas de coïncidences dans le choix des dates de cette marche internationale pour un avenir sans nucléaire, dont le but est la dénonciation du nucléaire civil et militaire. Ces dates sont un symbole fort pour mettre en évidence leurs dangers et leurs liens inextricables. Marche contre le nucléaire civil et pour la promotion des énergies renouvelables, de l’efficience énergétique et de modes de vies moins « énergivores ». Marche contre le nucléaire militaire et pour la mise en œuvre de l’abolition globale des armes nucléaires, pour la réforme profonde du Traité de non-prolifération et pour une culture de paix entre les peuples.
J’étais juste de passage pour les soutenir alors qu’ils passent dans ma région. Je le croyais du moins. En fait je vais revenir plusieurs fois « sur la Marche ». Le groupe de base – ceux qui font tout le voyage – s’enrichit ainsi, au fil des étapes, de compagnons de passage venus quelques heures, quelques jours ou quelques semaines. Pas seulement des militants, mais des gens avec des motivations très variées, même s’il y a une certaine unité globale dans leurs préoccupations. Plusieurs marcheurs sont des membres du Réseau Sortir du nucléaire, celui-ci ayant co-organisé cette marche avec l’association Footprints for Peace, et diffusant largement l’information. Parmi eux, le degré de connaissances est inégal, certains étant des militants compétents sur un aspect – ou plusieurs – du problème, d’autres ayant des notions plus générales. La vie en commun lors de la marche va offrir à chacun des occasions d’enrichir ses connaissances au contact des autres, de même avec les autres participants impliqués dans d’autres mouvements, d’autres luttes, et également avec les « accueillants », très hétérogènes aussi. Un temps fort de ce genre de connexion a été les trois jours passés à la ferme de la Batailleuse dans le Jura, où les marcheurs ont été invités à rejoindre les Rencontres de la décroissance. Les échanges ont été fort riches et plusieurs personnes ont ensuite continué avec les marcheurs jusqu’à Genève. Les marches non violentes sont en effet un mode d’action commun au mouvement antinucléaire et à celui de la décroissance. Il s’établit ainsi, au fil des jours, des liens ou des passerelles, des convergences, entre tous ces mouvements à première vue un peu disparates, mais dont le but final est de provoquer un changement global du monde. Ce ne sont pas seulement des réseaux transnationaux de militance qui se bâtissent, mais aussi des relations d’amitié car plusieurs personnes restent en contact et se revoient après une marche.

Des marches de toutes les couleurs

Lors d’un cercle de partage matinal, j’ai exprimé mon souhait de revenir avec mon fils âgé de onze ans pour les dernières semaines jusqu’à Genève. Je crains un peu qu’un enfant ne soit pas le bienvenu, risquant de gêner ou ralentir les marcheurs… Erreur ! Une ovation salue mes paroles. La marche est vraiment ouverte à tous et la participation des jeunes, vivement encouragée, est appréciée. D’ailleurs point n’est besoin d’être un marcheur entrainé. Le fourgon qui transporte les bagages et le matériel individuel et collectif de camping peut accueillir aussi les trop fatigués ou ceux souffrant de quelques maux ou trop jeunes pour faire l’étape entière. Ceux qui ne marchent pas s’occupent de l’intendance, des réparations, de la distribution des tracts dans la ville voisine ou se portent en éclaireurs chez nos hôtes pour les aider à nous accueillir. Mais, en général, chacun préfère marcher ; le rythme quotidien moyen est accessible à tous, surtout dans une ambiance conviviale, souvent joyeuse et par le soutien de l’effort partagé ensemble. Le groupe fonctionne de la manière la plus égalitaire et la plus collégiale possible. Chacun est invité à participer aux différentes taches et fonctions : porter la bannière qui précède la marche, charger le van, cuisiner, assurer la sécurité, être contact-médias ou contact-police, accueillir les nouveaux marcheurs, etc. Le cercle du matin sert à partager les informations entre tous et se conclut toujours par une accolade générale, ce qui contribue à souder le groupe.

Messages et rencontres

Une marche militante est porteuse d’un message à transmettre, pas seulement dans le registre d’une dénonciation négative, mais aussi avec des propositions constructives. Ce but implique donc d’aller à la rencontre des habitants, des villageois pour leur expliquer ce message. Pour les marcheurs, cela signifie s’engager dans une participation active aux conférences publiques, visites, réceptions officielles, rencontres avec la presse, préparées par les organisateurs locaux et les accueillants, à l’étape en soirée ou lors de nos jours de repos. Lorsque l’étape a été longue ou le temps mauvais, c’est parfois dur de ne pas arriver juste pour se reposer, diner, monter sa tente et rester entre soi dans l’intimité du groupe. Car l’accueil des marcheurs est un événement local, plus ou moins médiatisé, annoncé, donc attirant des curieux désireux de connaitre cette aventure un peu folle, ces gens venus de si loin pour dénoncer le nucléaire avec leurs pieds. D’ailleurs, après un temps consacré à l’objet de la marche, les questions s’orientent vers le vécu des marcheurs, l’organisation et la vie quotidienne pendant la marche. Les jours de repos laissent souvent peu de temps pour le farniente, juste celui de laver son linge : à proximité d’une installation nucléaire, le temps sera consacré à une action collective de protestation non violente avec les militants locaux ; ailleurs, ce sera une visite de découverte d’un lieu de vie alternatif, ou d’une expérience d’autonomie énergétique ; ailleurs encore l’occasion de se familiariser avec les tactiques de désobéissance civile, de théâtre de rue, de clowns activistes, soit par un intervenant extérieur, soit par un marcheur.

Nous ne risquons pas d’oublier notre condition de marcheurs-militants grâce à la surveillance plus ou moins discrète des forces de l’ordre. Durant les premiers jours de la marche sur le sol français, en Cotentin, « la presqu’île nucléaire », une voiture de gendarmerie nous suivait à quelques centaines de mètres. C’était un excellent début car cela a suscité l’attention des médias et contribué à lancer la dynamique d’intérêt dont nous avions besoin pour diffuser largement notre message, pour élargir les réseaux de soutien et de sympathie. Le groupe des marcheurs, par sa grande diversité d’âges, de professions, de milieux sociaux, de modes de vie, de nationalités, représente un microéchantillon de la société civile.

A 15 h tapantes, nous franchissons la frontière franco-suisse d’un seul élan, groupés derrière notre grande bannière, pour rejoindre les militants suisses qui nous attendent au-delà pour entrer ensemble dans Genève. Nous faisons halte plusieurs heures devant le siège de l’OMS en signe de solidarité avec le mouvement des vigies de « Indépendance de l’OMS » qui dénonce la soumission de celle-ci à l’AIEA et les mensonges sur les conséquences véritables de l’accident de Tchernobyl. Plusieurs marcheurs participeront aux vigies les jours suivants et certains reviendront par la suite y prendre part. A l’ONU, une délégation de marcheurs est reçue à la Conférence du désarmement pour remettre 1 000 grues en origami, symboles de la paix, ainsi qu’une motion demandant l’abolition totale des armes nucléaires au nom des peuples du monde. Par petits groupes de même nationalité, les marcheurs rencontrent aussi l’ambassadeur de leur pays, lui faisant part de leur souhait de voir leur pays s’engager concrètement en faveur du désarmement, sans toutefois se bercer d’illusions sur la portée de leur intervention, surtout en ce qui concerne les Etats nucléaires membres du Conseil de sécurité de l’ONU.
Plusieurs d’entre nous se sont retrouvés à Genève l’année suivante pour la marche jusqu’à Bruxelles, avec Footprints for Peace et le Réseau Sortir du nucléaire. Parmi nous, le même jeune adolescent est revenu aussi faire toute la marche et il marchera encore l’année d’après, pendant trois mois aux Etats-Unis, pour construire un monde plus vivable et plus sûr pour tous les enfants de la Terre.

Une action en profondeur et dans la durée

La réussite d’une marche s’évalue d’abord à ses effets visibles et immédiats : rassembler des énergies pour créer des liens d’amitié et de militance, échanger des connaissances et des expériences, et partager la joie d’œuvrer ensemble vers un même but. Sur le long terme, une marche agit comme un levain, lentement et en profondeur : le niveau de conscience global augmente progressivement, et ce qui pouvait sembler utopique finit par se concrétiser. En 1995, une marche pour un monde sans nucléaire de Bruxelles à Moscou avait, parmi ses objectifs, la création d’une agence internationale pour la promotion des énergies renouvelables. En 2009, l’IRENA (International Renewable ENergy Agency) voyait le jour ; 149 Etats ont aujourd’hui signé sa charte et 34 l’ont ratifiée.
« On n’arrête pas l’homme qui marche » comme aime encore à le répéter André Larivière, après 15 années de marche. Les empreintes des pas demeurent visibles pour ceux qui veulent se dresser à leur tour et les suivre. Et le moins visible ?

Sophie Morel
Réseau Sortir du nucléaire

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