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Les zones grises de la non-violence

Xavier Renou

Les militants qui s’inscrivent aux stages organisés partout en France par le collectif des Désobéissants depuis 2007 ont dans leur grande majorité déjà fait leur choix : leur engagement dans l’action directe sera résolument non-violent. Ils ont encore, à ce stade, l’illusion d’une ligne claire permettant de distinguer toujours facilement entre violence et non-violence.

Le premier atelier du stage, dit de « positionnement philosophique », les initie à la complexité des situations limites, lorsque les convictions morales les mieux établies se trouvent bousculées par le réel, le groupe ou les réactions inattendues de l’adversaire. Ecarter toute atteinte à l’intégrité physique de son adversaire ne suffit pas à faire d’une action directe un acte nécessairement non violent. Il existe un large éventail d’actions possibles dont la nature peut faire l’objet d’une évaluation très différente d’un militant à l’autre, et a fortiori, dans l’opinion publique.
Les violences psychologiques, symboliques, culturelles, qualifiées de structurelles et subies par les « dominés » de nos sociétés inégalitaires ne sont pas moins dures que les violences physiques. Les formes de discrimination (au travail, à l’école, dans la rue…) en raison de la couleur, de l’orientation sexuelle, du genre, du manque d’éducation ou bien sûr de la classe sociale ; l’exploitation dans le travail, l’inégalité sociale, le chômage, l’assignation à résidence dans un quartier de relégation, sont autant de violences structurelles qui consument à petit feu l’individu, ses relations aux autres comme son « estime de soi ». Subissant ces violences au quotidien, il est parfois conduit à adopter des comportements destructeurs, pour son entourage ou lui-même. Les dégâts sociaux peuvent être très graves : ils affectent non seulement la personne visée mais également son entourage, et la collectivité qui doit en assumer le coût, et débouchent en dernier lieu, aussi, sur des formes de violences physiques (automutilations, suicides, violences domestiques, crimes).
Ces éléments analysés par les sciences sociales obligent à considérer dans leur intégralité les conséquences de nos actions, pour faire des choix que nous serons capables d’assumer politiquement. Car les situations d’actions comportent toujours des imprévus, et risquent donc de soulever des questions d’ordre tactique ou philosophique aux activistes.

Que s’autorise-t-on ?

Proscrire la violence signifie-t-il que l’on doive s’interdire les paroles d’intimidations, et toute contrainte reposant sur la peur physique que l’on inspire à l’adversaire ? Sans doute, mais c’est mieux d’en discuter avant si l’on veut s’assurer d’un comportement unanime des militants… Surtout s’il s’agit de rendre possible un dialogue avec un patron qui jusqu’ici fuyait la rencontre avec des grévistes… et que ceux-ci voudraient retenir dans son bureau le temps nécessaire à l’ouverture de négociations favorables. La privation de liberté est évidemment une forme de violence faite à l’individu. En l’espèce, la forme compte beaucoup pour réduire le degré de violence, ou augmenter le degré de non-violence d’une action. Ce qui pourrait être qualifié de séquestration par un juge, un journaliste et un patron « victime », parce que des menaces auront été proférées, des mauvaises conditions de rétention imposées, passera au contraire pour une simple réunion un peu forcée si les travailleurs ont pris soin de montrer le plus grand respect pour la personne humaine en face d’eux, veillant à son confort, la rassurant de quelques plaisanteries, lui portant le thé avec le sourire sous les objectifs des photographes de presse témoins de la scène.

S’interdire toute atteinte à l’intégrité de la personne ?

L’interdiction des violences physiques s’étend-elle à toute notion d’atteinte à l’intégrité physique de la personne visée, même temporaire, comme dans le cas d’un entartage (tarte à la crème posée sur le visage de l’adversaire) ou d’un zap (jet ou déversement de vrai ou faux sang sur un adversaire ou un lieu) ? Ces deux méthodes d’interpellation, de harcèlement et de dénonciation, certes spectaculaires, n’impliquent pas de conséquences physiques pour les personnes visées. Les traces peuvent être effacées très vite. Reste que l’humiliation d’une mise à l’index aussi brutale sur le plan symbolique demeure. Violence, ou pas ? La question mérite d’être largement discutée avant l’action, pour être certain de l’assumer sur la durée, et devant les juges, par la suite.
Que dire maintenant des violences verbales, toujours possibles lorsque la colère ou la souffrance sont grandes, et que l’attitude odieuse de l’adversaire, ou l’intervention brutale du policier, y encouragent ? Faut-il laisser libre court à notre rancoeur, convertir notre colère en haine, chercher l’humiliation par la parole blessante ? On risque alors de provoquer la violence de l’adversaire, de donner une image discutable de nos motivations et de la légitimité de notre lutte, mais aussi de révéler chez nous des blessures intimes, un ressentiment qui, pour être évidemment le fruit mauvais d’humiliations et de violences structurelles subies au préalable, n’en sont pas moins difficiles à assumer politiquement. Attention aussi à ne pas glisser dans le mépris de classe ou toute forme de racisme de l’intelligence, en s’instituant en procureur coupeur de têtes, sévère avec les contradictions d’autrui mais jamais avec les siennes.

Pas de conséquences irréparables pour autrui

La logique de la non-violence, parce qu’elle se met à la place de l’adversaire contre lequel elle ne nourrit aucune haine, mais aussi parce qu’elle a une approche modeste des choses, en considérant que le militant, comme son adversaire, est faillible, peut donc se tromper ou être trompé, s’interdit toute conséquence irréparable pour autrui. L’individu peut en revanche décider de prendre de grands risques pour lui-même, sur le plan professionnel, juridique, de sa santé ou de sa sécurité. S’il met par exemple son corps en travers d’une voie de chemin de fer pour empêcher le passage d’un convoi de déchets nucléaires, ou devant un bulldozer pour empêcher la destruction d’une maison palestinienne, s’il se suspend sous un pont avec une banderole géante, ou s’il plante sa tente rouge de militant sans logis au bord de la Seine pour dissuader l’intervention de la police, qui risquerait de provoquer sa chute dans l’eau glacée… il sait qu’il prend un risque important. C’est précisément ce qui donne à son action cette force morale supérieure, dont parlait Gandhi, et qui lui permet d’espérer établir un rapport de force avec un adversaire sensible à l’image renvoyée par une éventuelle bavure. Mais si l’irréparable est commis, c’est le militant seul qui devra en assumer les conséquences pour lui-même, en terme de souffrance notamment, et non son adversaire. Non-violence oblige.
Dans ce cadre, la grève de la faim ou, plus brutale encore, la grève de la soif, apparaissent comme la forme la plus extrême de la violence faite à soi-même par le militant non violent. En tant que telles, elles ne doivent évidemment pas être dévalorisées par un usage inconsidéré, et requièrent de larges soutiens dans l’opinion et dans les milieux militants pour conserver quelques chances de succès.

Détruire un bien, c’est mal ?

Autre zone grise par excellence de la non-violence, la question de la destruction des biens. Doit-on s’autoriser à neutraliser le champ d’OGM qui contamine l’environnement, l’avion militaire qui part bombarder l’Afghanistan, le bulldozer qui s’apprête à construire le camp de rétention ou la centrale nucléaire, le panneau publicitaire légal ou non qui défigure le paysage, etc. ? Le fait que les biens appartiennent à un particulier, à une entreprise à but lucratif ou à l’Etat fait-il une différence en terme de permission morale, et de caractère violent ou non ?
La société de violence nous a appris à considérer que le degré de violence de l’adversaire, souvent élevé, pouvait justifier un certain degré de violence défensive du côté des militants. Ce n’est pourtant pas parce que les camps de rétention, la précarisation et la traque des étrangers sont une grande violence faite à des malheureux, et à travers eux, à l’humanité toute entière, qu’il devient légitime de mener un acte proportionnellement moins violent comme pourrait l’être l’incendie des bulldozers utilisés dans la construction d’un nouveau camp.
La notion de violence proportionnelle est un piège philosophique, qui ferait justifier le meurtre de tel ancien ministre français complice du génocide des Tutsi du Rwanda. On ne peut s’y résoudre, lorsqu’on est profondément convaincu que la personne humaine doit en toute circonstance être distinguée du rôle social conjoncturel qu’elle remplit, et que l’on est à ce titre un farouche adversaire de la peine de mort. Bien sûr, la destruction d’un bulldozer, ou de tout autre bien, n’est précisément pas celle d’un individu. Elle relève d’une zone grise, qui paraîtra violente à certains quand d’autres n’y verront au contraire qu’un acte de vandalisme politique sans gravité (autre que juridique !). Il n’est pas question ici d’exclure a priori telle ou telle forme de sabotage, mais d’expliquer que ce n’est en aucun cas la notion de violence proportionnelle qui doit justifier le recours à un tel acte. Si un acte de sabotage devait être envisagé par les militants non violents, ce serait non seulement en raison de son efficacité supposée contre tel ou tel point faible de l’adversaire, mais aussi du fait qu’il n’est plus considéré par la population visée comme un acte violent, justement, mais simplement comme un acte de défense ultime sans doute, mais profondément légitime. Il devra donc être assumé publiquement par ses auteurs

Déterminer un cadre d’action

Ce débat sur les limites entre violence et non-violence, que chacun doit avoir en son for intérieur, doit également se tenir au sein du groupe militant avant chaque action, sous peine de surgir au plus mauvais moment, pendant l’action, et de conduire les militants à improviser en menaçant la pérennité du groupe et la popularité de la cause défendue. Plutôt que de chercher à se convaincre les uns les autres, on cherchera un consensus valable le temps de l’action, une espèce de cadre philosophique duquel découlera une discipline commune susceptible d’éclairer les choix des militants pendant l’action. Le groupe rendra explicites les points d’accord, du type « on n’insultera pas l’adversaire » ou « on coupera le grillage pour pénétrer dans le terrain militaire ». Si l’action doit faire appel à un plus grand nombre d’activistes, il est sage de faire signer aux participants à l’action un engagement de nonviolence précisant le cadre philosophique qui la borne. Cela permettra qui plus est de neutraliser l’effet désastreux des « provocateurs » que la police utilise parfois pour légitimer sa propre brutalité.

Xavier Renou,
Les désobéissants - www.desobeir.org

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