Dossier Françafrique Nord-Sud

Quand la bagnole du riche affame le pauvre

Thomas Borrel

Deux citations espacées de presque trente ans permettent de caractériser les échanges économiques entre l’Afrique et les pays occidentaux, au premier desquels la France : « L’agriculture ne sert plus à nourrir les populations, mais à produire des devises »1 ; « Que deviennent ces revenus pétroliers ? Pourquoi la population n’en bénéficie-t-elle pas ? »2. Les biocarburants s’inscrivent dans la suite logique de deux « inventions » majeures du 20e siècle, la révolution verte et l’exploitation industrielle de l’or noir : c’est le miracle du pétrole vert.

On ne présente plus les ravages écologiques et sociaux de la révolution verte et de l’industrie pétrolière. Tout le monde ou presque sait aujourd’hui que la manne financière des gisements pétroliers ne profite pas aux populations des pays où ils se trouvent, accaparée par les industriels, leurs actionnaires, et quelques potentats locaux corrompus. Et, depuis l’affaire Elf, chacun peut se documenter concrètement sur la façon dont la recherche d’indépendance énergétique a contribué au choix gaulliste de confisquer l’indépendance des colonies d’Afrique francophone avant même son avènement3.

Agriculture, énergie : la base du développement... des devises étrangères

En revanche, il semble toujours nécessaire de préciser que l’exportation massive de denrées agricoles depuis des pays où l’on souffre de la faim ne sert en aucun cas leur « développement ». Des économistes plus humanistes que d’autres, et surtout plus honnêtes, ont en effet mis en lumière depuis longtemps que des développements économiques « miraculeux », comme celui de la Côte d’Ivoire jusqu’à son implosion, ou celui du Brésil, n’ont servi qu’à générer des devises étrangères dont l’immense majorité de leur population ne profite pas4. Cette précision initiale est là pour rappeler que notre consommation de certains produits exotiques, et notamment africains, contribue à maintenir une agriculture de rente, c’est-à-dire d’exportation, au détriment d’une agriculture vivrière. Cette utilisation des terres agricoles à des fins financières (des bénéfices records pour les entreprises productrices, le remboursement sans fin de la dette publique extérieure des États les accueillant) contribue à expliquer qu’aujourd’hui, non seulement la faim continue à progresser, mais que 80 % des 854 millions de personnes qui en souffrent dans le monde sont des familles paysannes vivant en zone rurale5.

« Une nouvelle révolution »

Après la révolution du pétrole et la révolution verte, celle du pétrole vert assombrit encore l’avenir des peuples africains. Dans une logique d’indépendance énergétique renforcée par la raréfaction annoncée du pétrole, on cherche à substituer du biodiesel (comme le Diester) au fuel ou de l’éthanol à l’essence. Pourtant, en France, on sait déjà que l’utilisation de la totalité de nos terres agricoles à des fins énergétiques ne suffirait pas à faire rouler le parc automobile français6. Pour l’heure, notre gouvernement n’a fixé un objectif de substitution « que » de 10 % à l’horizon 2015. Mais, comme le rappelle l’Institut français du pétrole (IFP), « 10 % de substitution des consommations d’essence et de gazole en Europe et aux États-Unis nécessiteraient respectivement de l’ordre de 20 % et de 25 % des terres arables dans ces régions »7. A moins d’importer ces biocarburants... prendre sur les terres arables des autres, en somme. Les « autres » ont déjà sérieusement commencé à convertir des millions d’hectares... pris à la fois sur les t e r r e s agricoles et sur les forêts primaires, comme en Indonésie (pour le palmier à huile) ou au Brésil (pour le soja et la canne à sucre). Mais l’Afrique n’a aucune raison d’être en reste, si on en croit Abdoulaye Wade, le président sénégalais, qui à l’issue d’une rencontre avec Lula, son homologue brésilien, était fier d’annoncer en mai 2007 que « le biocarburant va provoquer en Afrique une nouvelle révolution. Tout le continent est disposé (...) à être le grand producteur de biocarburants »8.

Charles Millon et les experts

C’est dans cette idée qu’experts et investisseurs se pressent aux très officielles rencontres telles que la conférence internationale Biofuels Markets Africa qui s’est tenue en Afrique du Sud les 5 et 7 novembre 2007, ou encore son équivalent francophone Enjeux et perspectives du biocarburant en Afrique qui a eu lieu du 27 au 29 novembre 2007 au Burkina Faso. A cette occasion, on apprend que « 300 experts et représentants de pays africains, européens et américains » ont estimé que « l’Afrique doit s’engager dans la production de biocarburants en prévision d’une raréfaction des énergies fossiles » 9. Une rencontre co-organisée par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), organisme public français de « recherche agronomique au service des Pays du Sud » qui a encouragé et encadré le développement des cultures de rente depuis les indépendances.
Parmi ces experts se trouvait vraisemblablement Charles Millon. Ce politique lyonnais, ancien ministre de la Défense de 1995 à 1997, qui avait ensuite prétendu présider la Région Rhône-Alpes en s’alliant au FN, a été nommé en 2003 ambassadeur de la France auprès de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), du Fonds international pour le développement de l’agriculture (FIDA) et du Programme alimentaire mondial (PAM). Un poste clé pour participer au lobbying en faveur des biocarburants... On apprend qu’il s’est par exemple rendu en octobre 2006 en mission officielle au Bénin pour, entre autres, « étudier avec les entreprises béninoises et les banques les opportunités d’investissement dans les domaines suivants : agricole, agroalimentaire, énergies renouvelables, biocarburants, ressources naturelles »10. Six mois plus tôt, il vantait aux journalistes les bienfaits du Jatropha curcas, dont la plantation sur des milliers d’hectares en Afrique de l’Ouest (10 000 ha pour le seul Mali) allait permettre de produire une huile aux multiples utilisations : insecticide, savon... et carburant. « Un biocarburant qui demain participera au développement », d’après lui11. Après quatre ans de bons et loyaux services, M. Millon a démissionné, le 31 août 2007, de son poste d’ambassadeur. Pourtant, fin novembre 2007, il était bien présent au Burkina Faso, pour y signer avec le Ministère de l’agriculture une convention cadre prévoyant l’implantation d’une usine de production de biocarburants. C’est que, depuis quelques mois, M. Millon était devenu membre du Conseil de surveillance de la société française Agro-Energie Développement, alias AgroEd. Née 8 mois plus tôt, cette jeune société prétend « devenir un opérateur significatif du développement de la bioénergie » dans les pays en développement, selon Jean- Claude Sabin, président du conseil de surveillance de l’entreprise (et, accessoirement, ancien haut responsable de la FNSEA, initiateur de la filière Diester et pilier du lobbying pro-biocarburant en France)12. La chargée de communication peut se vanter que « l’un des principaux avantages de l’entreprise (...) est la qualité des compétences réunies au sein d’Agroed » et parler du travail qui sera mené en partenariat avec l’Agence française de développement (AFD) et le FIDA : Charles Millon a sans doute de bons contacts pour assurer la réussite du « système basé sur un partenariat public-privé » qu’elle évoque13...

L’arbre ne cache plus la forêt

M. Millon n’est bien sûr pas le seul à se ruer sur l’or vert : au Cameroun, 30 000 ha de forêt ont été défrichés entre 2001 et 2006, pour la production d’huile de palme, et 50 000 ha de plantations supplémentaires sont prévus d’ici à 2010 ; en République démocratique du Congo, la société chinoise ZTE a obtenu du gouvernement d’en planter pas moins de 3 millions d’hectares !14. Aujourd’hui, les projets concernent toute l’agriculture, de la culture de rente (canne à sucre, huile de palme..) à la culture vivrière (le Nigeria, premier exportateur africain de pétrole, développe la production d’éthanol à partir de manioc, pour le substituer à l’essence sur son marché intérieur !). On observe déjà de graves distorsions sur les cours mondiaux, susceptibles d’aggraver les problèmes de malnutrition y compris dans les zones de production. Ainsi, selon l’International Food Policy Research Institute (IFPRI, aux États-Unis), la hausse de la production des biocarburants devrait amener le cours du maïs à augmenter de 20 % d’ici 2010 et de 41 % d’ici 2020, et celui du manioc, de 33 % et 135 % sur les mêmes périodes15. Cette envolée correspond à un marché juteux... mais provoque désormais de véritables révoltes de la faim au Burkina Faso, au Cameroun, au Sénégal, en Côte d’Ivoire16. Des troubles sociaux reconnus par la directrice du Programme alimentaire mondial, qui avertissait, le 6 mars 2008, les députés européens que « le changement d’orientation (de nombreux exploitants) en faveur de la production des biocarburants a détourné des terres de la chaîne alimentaire. (...) Les prix alimentaires atteignent un tel niveau que celui de l’huile de palme en Afrique est désormais au niveau des prix du carburant »17.
Demain, pour répondre à la demande toujours croissante d’énergie, seront développés les « biocarburants de 2e génération », actuellement à l’étude, qui utilisent la matière lignocellulosique : les pailles, mais aussi le bois. Ça tombe bien, il reste encore un peu de forêt tropicale... L’Afrique n’a pas fini d’aiguiser les appétits.
Thomas Borrel
Association Survie.

1. Robert Linhart, Le Sucre et la Faim : enquête dans les régions sucrières du Nord-Est brésilien, Editions de Minuit, 1980
2. Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d’État à la Coopération, le 15 janvier 2008. A peine plus de 2 mois après ce discours, dans lequel il mettait en cause la « gouvernance » de certains États africains (sans nommer lesquels) et réclamait une « rupture » dans les relations France- Afrique, un remaniement ministériel l’éjectait aux Anciens combattants, à la grande satisfaction d’Omar Bongo, « dictateur-président » du Gabon depuis plus de 40 ans.
3. Sur ce sujet, lire l’ouvrage de référence Françafrique : le plus long scandale de la République, François-Xavier Verschave, Stock, 1998 ou voir ou lire la pièce de théâtre de Nicolas Lambert Elf, la pompe Afrique (http://charlie.noe.free.fr/)
4. Les devises étrangères produites sont notamment nécessaires au remboursement de la dette publique extérieure, odieuse voire illégitime. Lire à ce sujet Damien Millet, L’Afrique sans dette, CADTM-Syllepse, 2005.
5. Chiffres du Réseau d’information et d’action pour le droit à se nourrir, FIAN (www.fian.fr). Voir aussi les vidéos en ligne sur www.sosfaim.be.
6. Alain Grandjean et Jean-Marc Jancovici, Le Plein, s’il vous plaît !, Seuil, 2006.
7. Anne Prieur-Vernat et Stéphane His, fiche panorama 2007 : Les Biocarburants dans le monde, 24 novembre 2006. Téléchargeable sur www.ifp.fr.
8. Propos rapportés par le quotidien marocain l’Economiste, http://www.leconomiste.com/article .html ?a=78422
9. Romandie News, http://www.romandie.com/news/
10. Site de l’ambassade de France au Bénin, http://www.ambafrancebj. org/article.php3 ?id_article=475
11. Rhonealpespeople.com, 27 mars 2006 : www.rhonealpespeiple.com/news/ p1_millon_rome.html.
12. Fabrice Nicolino, La Faim, la bagnole, le blé et nous : une dénonciation des biocarburants, Fayard, 2007.
13. http://www.afrik.com/article 12996.html
14. Ces exemples et bien d’autres sont détaillés dans l’ouvrage de Fabrice Nicolino, op. cit.
15. http://www.lautrequotidien.com /article.php ?id_article=5278. L’auteur rappelle que le manioc « satisfait un tiers des besoins caloriques des populations d’Afrique subsaharienne. C’est l’aliment principal de plus de 200 millions d’Africains parmi les plus pauvres, soit plus d’un quart de la population du continent ».
16. Voir le numéro d’avril 2008 de Billets d’Afrique, www.billetsdafrique. info
17. Dépêche de l’AFP du 6 mars 2008.

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