Dossier Françafrique Nord-Sud

Françalgérie : déclin ou mutation

Lounis Aggoun

On nous parle d’un peuple réfractaire à la modernité, qui nie tout progrès scientifique, enferme ses femmes derrières des cages de tissu et les prive d’éducation, refuse la démocratie et préfère le joug de “traditions” introuvables dans aucun siècle passé. Un peuple qui hait tout étranger ou non-musulman. Pis, un peuple qui se hait tant lui-même qu’il veut s’infliger une vie de privation et de douleur, de maladie et de mort. Ce peuple masochiste, ce serait le peuple algérien.

Depuis 1992, la violence qui ravage l’Algérie nous est présentée comme une guerre d’intégristes islamistes contre des militaires qui se battent pour sauver la démocratie. Quant à la France, elle se serait contentée d’une bienveillante “neutralité”. Aujourd’hui, ce scénario apparaît comme une vaste construction médiatique. C’est ce que montrent, preuves à l’appui, Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, les auteurs de Françalgérie, crimes et mensonges d’Etats (La Découverte, 2005). Pendant six ans, ils ont enquêté en Europe et Algérie, recueillant des dizaines de témoignages, recoupant des centaines de sources. Ils montrent ainsi comment, dès 1980, un petit groupe de généraux algériens a conquis progressivement le pouvoir, tout en développant les réseaux de corruption de la “Françalgérie”. Depuis 1988, ces hommes ont instrumentalisé l’islamisme radical, notamment pour s’assurer le soutien durable de Paris. Et, depuis 1992, ils ont lancé une terrible “troisième guerre d’Algérie” en multipliant les opérations “attribuées aux islamistes” : assassinat du président Boudiaf, meurtres d’intellectuels, massacres de civils et de militaires... Pour faire pression sur la France, leurs services secrets ont organisé de spectaculaires et meurtrières actions de “guerre psychologique” contre des citoyens français, en Algérie comme dans l’Hexagone. Pour la première fois, ce livre démonte les rouages de l’extraordinaire machine de mort et de désinformation conçue par les généraux algériens et les complicités dont ils ont bénéficié en France pour cacher à l’opinion publique occidentale le seul but de la guerre qu’ils mènent contre leur propre peuple : se maintenir au pouvoir à tout prix, pour conserver les milliards de dollars de la “corruption pétrolière”. Dans l’article qui suit, nous avons demandé à Lounis Aggoun de nous présenter l’Algérie d’aujourd’hui.

Ce peuple prétendument belliqueux, terroriste, inculte, incompétent, arriéré, n’aspirerait de surcroît qu’à empoisonner l’Europe et le reste du monde démocratique de sa violence, de ses idées passéistes, de sa drogue, à souiller ses côtes de cadavres de naufragés et, pour les rescapés, à grossir les rangs de la “racaille” incendiaire qui grouille dans les banlieues françaises. C’est ce portrait que dressent de lui par petites touches les médias français, bien inspirés en cela par les généraux algériens.
Ce portrait qui défie l’entendement ne devrait faire illusion chez personne. Mais nous sommes dans une ère aux consciences égarées. Le mensonge dispose de moyens illimités pour se promouvoir et l’islamophobie, la xénophobie, la peur du terrorisme, l’insécurité et tant d’autres fléaux sont articulés pour annihiler en chacun toute velléité d’esprit critique. En France, une brochette d’”experts” et de directeurs d’”observatoires” — qui sont autant d’officines des services secrets — disposent de toute la couverture pour prêcher le dogme : les Algériens sont de dangereux terroristes, avérés ou aspirant à l’être. Tant pis si tous les attentats qui ensanglantent le monde impliquent Saoudiens, Jordaniens, Tunisiens, Marocains, Pakistanais et rarement des Algériens. Il suffit de présenter les résultats des enquêtes en mouillant “la filière algérienne” ; qui exigera des preuves ? Que ces accusations gratuites soient démenties systématiquement par les faits importe peu, puisque les Algériens ne disposent d’aucun levier pour exiger réparation contre cette atteinte continuelle à leur intégrité morale collective ; d’autant qu’une affaire n’est jamais close qu’une autre occasion n’offre déjà de salir à moindre frais leur réputation.

L’Algérie bidonville : la victime, c’est le coupable

On aura rarement vu, dans l’histoire de l’humanité, un régime qui voue une telle haine au peuple sur lequel il s’exerce. Après 45 ans d’horizons fermés, les Algériens qui le peuvent encore sacrifient leurs ultimes deniers, misent leur vie, dans une fuite éperdue pour rejoindre les côtes européennes salvatrices. Leurs femmes se prostituent pour nourrir leurs enfants, leurs fillettes sont livrées en esclavage à des familles de nantis. La drogue ravage les jeunes, des contingents de mendiants et de SDF hantent les rues des villes, des bidonvilles poussent comme des champignons, des dépotoirs sauvages s’étendent à perte de vue dans les campagnes, des maladies rivalisent d’ardeur, que nul ne songe à soigner ou à prévenir — sida, choléra, peste, tuberculose, gale, botulisme, trachome… Le pouvoir d’achat a été divisé par 20 depuis 1990, pour un coût de la vie équivalent à celui du 16e arrondissement de Paris. Le chômage frise des sommets insoupçonnés ; des ingénieurs acceptent des salaires misérables, l’équivalent de 25 euros par mois, qui ne suffisent pas aux besoins d’un seul jour. La criminalité atteint des proportions effarantes, avec son cortège d’enlèvements louches ; la violence d’Etat redouble comme au bon vieux temps de la colonisation, et la violence privée pis qu’au Moyen-Age. L’Algérie, c’est le chaos en dorures.

L’Algérie - Club des pins : Etat criminel abouti

C’est un pays sur lequel les dirigeants peuvent faire déferler la barbarie dix ans durant, faire tuer 200 000 innocents, faire disparaître 18 000 d’entre eux, réduire son économie en miettes, vouer son peuple à la calamité, détruire les moindres ressorts sociaux, et recevoir les félicitations des “grands” du “monde libre”. Et une licence mondiale “to kill”.
L’Etat algérien ? Une bande de brigands qu’aucune loi ne restreint, qui se servent dans le Trésor public à volonté. Alors que l’affaire aux 7 milliards d’euros de détournements de la banque privée Khalifa n’en finit pas de s’enliser, on découvre que les banques publiques n’avaient rien à lui envier. Les montants en cause ont l’allure de budget d’Etat. Les coupables ? Les directions même de ces organismes, lampistes aux commanditaires intouchables. Dossiers à classer…
Une économie réduite à la portion congrue, les produits du sous-sol, comptent pour 97 % de ses sources de revenus. De quoi vouer un pays à la banqueroute. Par un de ces hasards sordides, des milliards à n’en plus finir tombent du ciel, grâce à la flambée des prix du pétrole ! Affectés à l’éducation et à la santé, à l’économie et à ses infrastructures ? Nenni ! Détournés pour étouffer dans l’oeuf toute velléité d’émancipation du peuple, pour acheter les outils de sa répression, pour entretenir une faune internationale de prédateurs impitoyables, d’appétits insatiables, engagés dans des spoliations et des convoitises totalitaires. Des milliards de dollars brûlés dans des projets grotesques, comme si une course contre la montre imposait des transactions titanesques pour tout claquer au plus vite, tout en veillant à ce que nul Algérien n’en tire le moindre profit : Chakib Khelil (agent de la Banque mondiale et accessoirement ministre de l’Energie et des mines) investit 8 milliards d’euros dans la construction d’un pipeline vers le Nigeria, qui ne semble avoir pour intérêt que de permettre demain à Texaco, Chevron, BP, Exxon, Anadarko et autres Total d’évacuer le pétrole algérien par le sud, lorsque les révoltes qui séviront au nord menaceront les installations qui traversent les régions peuplées d’”indigènes”. Puis il achète le plus grand méthanier du monde, comme s’il fallait se hâter de vider le sous-sol de sa moindre vapeur, sachant que les 32 millions de parias qui grouillent dans le pays finiront fatalement par contrarier cette saignée. Puis ce sont 11 milliards de dollars cash qui sont misés sur la construction d’une route. Aussitôt, le ministre des Travaux publics se plaint de pressions ; pour cause, au tarif minima de 15 %, le pot-devin friserait 1,65 milliards d’euros…

Le mensonge dispose
de moyens illimités
pour se promouvoir
et l’islamophobie,
la xénophobie, la peur
du terrorisme,
l’insécurité et tant
d’autres fléaux sont
articulés pour annihiler
en chacun toute
velléité d’esprit
critique.

Du “tout-import”, générateur de commissions, l’économie algérienne s’est muée en “tout-corruption”. La matière même sur laquelle se greffe d’ordinaire la corruption a disparu. Le pays est offert en concessions, comme au bon vieux temps de Léopold II, le Sahara pour les multinationales et les meilleures terres agricoles et côtières pour les magnats du Golfe. Les étrangers à Hassi Messaoud souffrent-ils de la promiscuité des 80 000 Algériens qui y vivent ? Qu’à cela ne tienne : Chakib Khelil entreprend de construire pour ces derniers, selon les bons procédés de l’apartheid, une réserve toute neuve, dans un no man’s land égaré, où il projette de les planter. Ne reculant devant aucun sacrifice pour ses amis américains, il décide ensuite de privatiser la ville pour l’extraire de la souveraineté du ministère de l’Intérieur algérien. Un régime qui a dressé ses frontières comme une gigantesque prison dont il est l’indétrônable geôlier, supplétif au service d’intérêts hostiles au pays. Il ne reste plus à la propagande qu’à sévir pour expliquer que ce peuple mérite bien toutes ces gémonies.

Le rôle de la France : la désinformation, c’est l’information

Et les “intellectuels” algériens ? Ils ont des rapports d’addiction avec la dictature. Lorsqu’on les convie en France pour s’exprimer, ce n’est jamais pour condamner les forces destructrices qui se coalisent contre leurs concitoyens, ce n’est pas pour offrir leur miséricorde aux victimes, c’est au contraire pour les accabler davantage, pour les faire apparaître d’autant plus dangereux qu’ils se montrent dociles et impuissants à se défendre. De l’ordre du sadisme. Charge ensuite à Bruguière, Sarkozy, Pujadas, Sfeir, Jacquard, etc., de documenter cette fiction, chacun dans son registre, pour blanchir la dictature, présentée comme seule capable d’empêcher ce peuple de semer la désolation sur la planète…
Le résultat spectaculaire de la collaboration de l’Etat français avec cette oeuvre morbide est que jamais la moindre image dérangeante sur le régime algérien ne crève les chroniques. Mieux, la communauté algérienne en France est totalement invisible, sinon pour alimenter les passions islamophobes véhiculées par des reportages bidonnés, par des intervenants caricaturaux, des imams moyenâgeux, des “médiateurs” et autres féministes arrivistes, des pseudo-intellectuels pyromanes et des bouffons du roi faiseurs d’opinion au gré de “sorties DVD”. Qu’en reste-t-il une fois cette dizaine de propagandistes patentés écartés ? Rien. Du néant, victimes d’une Françalgérie œuvrant comme le prolongement du DRS (1) en France, impliquant polices, politiques et médias, multiples facettes d’une haine tenace qu’entretient encore une frange des pouvoirs français à l’égard de ce peuple qui semble avoir commis un péché capital qui le voue au tourment éternel. Mais…

Retour de manivelle

L’une des raisons qui ont amené de Gaulle a se “dégager” de l’Algérie est prosaïque : il n’imaginait pas faire de dix millions d’Algériens les égaux des Français, avec leur religion, leur culture et leur faciès tellement peu gaulois. Sacrifier un million de colons, le Sahara et son pétrole, pour ne pas voir le sol français “pollué” de tant d’hommes en gandoura. Quarante ans après, ce sont déjà 3,5 millions d’Algériens qui vivent en France, poussés pour l’essentiel par cette persistance coloniale inavouable. Des chiffres que ne feront que grossir, en dépit de tous les murs et politiques répressives, à moins d’imaginer une citoyenneté à deux collèges, un “Code de l’indigénat” en quelque sorte pour les “musulmans”, qui leur interdirait toute alliance avec des étrangers et restreindrait leur prolifération par décret.
Combien de fléaux qui affligent la France pourraient trouver leur solution en une simple politique digne, qui consisterait à renoncer à soutenir le régime des généraux algériens ? Une Algérie démocratique verrait un afflux des centaines de milliers d’exilés, ce qui inverserait de façon substantielle la tendance migratoire actuelle. Un récent scandale a mis au jour le trafic de drogue en provenance d’Algérie, dont les commanditaires sont les plus hauts dirigeants — dont le général Kamal Abderrahmane, ami de Charles Pasqua, créateur des escadrons de la mort — un commerce qui introduit chaque année en France 300 tonnes de cannabis, pour ne parler que de cette substance. Pour se constituer le pactole avec lequel Mittal Steel a pu acheter Arcelor, l’industriel indien s’est offert, pour une bouchée de pain, le plus grand complexe sidérurgique d’Annaba, avec en prime les mines de fer qui l’alimentent. L’argent provenant du dépeçage de l’économie algérienne fait ainsi tôt ou tard son chemin pour ruiner l’économie française et son marché du travail. Le terrorisme algérien est pour l’essentiel l’oeuvre des généraux amis de la France. Comment peut-on croire un instant que l’on puisse se mettre à l’abri du terrorisme en en soutenant les principaux promoteurs ? Les polémiques récentes autour de la “mémoire” prouvent que la dictature n’est jamais un interlocuteur viable. En niant toutes ces évidences, les dirigeants français compromettent durablement les assises sociales, économiques et sécuritaires de leur pays.
Or cette Françafrique qui perdure dans ses ressorts les plus abjects ne fait que s’accentuer. On pouvait espérer que la présidentielle prochaine apporte quelque changement. Hélas, les candidats offrent peu de raisons d’y croire. Si Sarkozy est notoirement l’héritier des réseaux Pasqua et Foccart, l’ami de tous les magnats qui saignent l’Afrique, Ségolène Royal — d’où pouvait venir le salut — s’est entourée d’un cabinet réunissant les ex-conseillers de Mitterrand, architectes de la ruine de l’Algérie depuis 1981 : Jean-Louis Bianco, Jacques Attali, Hubert Védrine, Jack Lang…
Alors, déclin ou mutation de la Françalgérie ? Une chose est sûre : l’horizon des Algériens n’a jamais été aussi sombre en deux mille ans d’histoire ! Si leur malheur tient à des facteurs endogènes, la France est loin d’être hors de cause. Sauf que la Françalgérie, initialement conçue comme une voie à sens unique, a muté pour gangrener en retour le sol français… Une affection qui n’a qu’un vrai remède : l’information.
Lounis Aggoun

(1) Le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), plus connu sous le nom de Sécurité militaire, est un service de renseignement de l’armée algérienne spécialisé dans la lutte antiterroriste. Ce service opère dans le plus grand secret. Aucune institution civile n’exerce de véritable contrôle sur les pratiques du DRS. Voir http://web.amnesty.org/pages/stoptorture-060710-features-fra.

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