Article Décroissance Politique

Libres leçons de Gandhi sur l’autonomie

Guillaume Gamblin

Voilà un peu plus d’un siècle que Gandhi, alors avocat en Afrique du Sud, publiait son ouvrage Hind Swaraj (L’autonomie de l’Inde) (1), dans lequel il exposait les bases de la pensée politique originale qui allait caractériser son combat durant le reste de sa vie. En lisant ce dialogue, on est frappé de sa singulière résonance avec les enjeux et débats actuels sur l’autonomie, la technique et les stratégies de lutte socio-politiques.

C’est en 1908 que Gandhi (1869-1948) publie ce dialogue à bâtons rompus sur la libération du peuple indien, qui va avoir un impact important et le faire connaître dans toute l’Inde. Il y traite de l’autonomie de l’Inde, le swaraj. Ce dernier terme, de langue hindi, est tiré du suffixe swa-, "par soi-même", et de raj-, "gouvernement". Il a été parfois traduit de manière trop restrictive par "indépendance", et a plus généralement été traduit par "autogouvernement" ou "gouvernement par soi-même". Cependant tout au long de cette étude nous emploierons le plus souvent le terme d’ "autonomie", concept qui nous a paru proche de la conception gandhienne élargie de ce terme, qui en fait une émancipation indissociablement politique et morale, personnelle et collective.
Gandhi emploie ici une méthode de dialogue étonnante, répliquant aux questions de son interlocuteur par une série d’autres questions, qui permettent de faire éclater les contradictions des théories auxquelles il s’oppose, dans un esprit très "socratique". Les réflexions contenues dans cette brochure ne peuvent prétendre résumer la pensée politique ou économique de Gandhi, mais tout juste donner un aperçu de sa vision des choses à une époque de sa vie, vision qui sera amenée à évoluer et à s’adapter aux circonstances et aux rapports de force.

Rompre avec le mimétisme

Pour Gandhi, l’autonomie (swaraj) ne correspond pas au retrait pur et simple des Britanniques du territoire indien, comme le réclament bon nombre de partisans de l’indépendance. Alors que son interlocuteur considère le fait d’expulser les occupants britanniques du sol indien comme un but en soi, qui permettra aux Indiens de s’organiser comme ils l’entendent, avec leurs propres Constitution, gouvernement, armée, pour rompre avec un système injuste et forger leur "propre splendeur", Gandhi réplique que c’est en effet le système mis en place qui est injuste : l’ennemi est donc le système de domination, et non les Britanniques eux-mêmes. Pour lui, distinguer les personnes de leurs actes et du système de domination auquel ils participent, discerner et laisser ouvertes des possibilités d’évolution de leur part, ainsi que reconnaître la conscience et la liberté de la personne adverse par rapport à ce qu’elle est en train d’accomplir est le fondement de toute non-violence active. Sans cette liberté, il ne reste plus en effet qu’à exercer sur l’adversaire la même force physique qu’on exerce sur un objet…
Ce refus de rejeter les personnes pour mieux adopter leurs schémas de pensée et d’action, est l’un des points fondamentaux de son désaccord avec les partisans d’une lutte dirigée contre les Britanniques eux-mêmes : "si l’Inde copie la Grande-Bretagne, je suis intimement convaincu qu’elle sera détruite". Une Inde qui adopte les mêmes formes de pensée, valeurs, logiques d’action, institutions que la Grande-Bretagne, n’aura plus d’intérêt à être défendue en tant que telle, car elle se sera aliénée en profondeur tout en se libérant en superficie. L’autonomie est avant tout culturelle et spirituelle. "Vous voulez la loi anglaise, sans les Anglais, accuse-t-il, ce n’est pas l’autonomie que je veux". En adoptant les règles du jeu de l’adversaire, on a déjà perdu.
Ainsi, "armer l’Inde à grande échelle, c’est l’européaniser". Cela signifierait qu’elle devrait adopter la civilisation technicienne et les valeurs militaires européennes, et si c’est cela que veulent les Indiens, alors la meilleure chose est encore pour Gandhi d’accepter les Anglais ! C’est cela aussi qui motivera son refus de moyens de libération armés : "en utilisant des moyens similaires, nous ne pouvons obtenir que la même chose que ce qu’ils [les Britanniques] ont obtenu", et devenir semblables à eux-mêmes. Or pour Gandhi, la civilisation européenne est "malade".

La « civilisation », une maladie doublée d’une illusion

Pour l’ancien immigré londonien, la condition de la Grande-Bretagne est tout sauf désirable. Le pays vit sous un régime parlementaire, que Gandhi rejette vigoureusement dans le cadre de l’Inde colonisée, car il "n’a pas donné une seule chose bonne". Le parlement, englué dans des logiques stériles de partis, n’est qu’ "un gouffre d’argent et de temps", un "jouet coûteux de la Nation". En outre le peuple britannique vit en condition de grande misère morale, de domination par les puissances économiques et d’assujettissement à des formes de production aliénantes pour l’être humain, transformé en "esclave" dans les usines. L’Inde aurait tort de vouloir l’imiter en tout cela !
Plus largement, cette situation est symptomatique de la "civilisation", qui est assimilée à une maladie de ceux qui "font du bien-être corporel le seul but de la vie", et au système mécanicien occidental. On ne peut pas s’empêcher de penser aux critiques contemporaines du développement en lisant qu’ "un homme travaillant sous la bannière de la civilisation est un homme qui rêve". Or "un homme, alors qu’il est en train de rêver, croit en son rêve". La civilisation est vue comme une illusion qui nous "hypnotise" à tel point que "la superstition religieuse est inoffensive comparée celle de la civilisation moderne". Gandhi n’a de cesse de mettre en garde contre cet ensorcellement.

Les assises technologiques et institutionnelles de la domination

La civilisation mécanise l’ensemble des activités humaines, et agit ainsi en sens inverse de l’autonomie souhaitable. Elle fait des humains des "demi-hommes" affaiblis et isolés. C’est pourquoi pour lui il faut "cesser de condamner les Anglais. Ils méritent plutôt la sympathie" et la compassion, en ce qu’ils sont
affligés de cette maladie débilitante qu’est la civilisation…
Or l’Inde est en danger de perdition culturelle et spirituelle en succombant à l’illusion mimétique et en adoptant la culture européenne : "je pense que l’Inde se fait aplatir non par le talon britannique, mais par celui de la civilisation moderne".
D’une part, "c’est la mécanisation qui a appauvri l’Inde", qui transforme les travailleurs des usines en "esclaves" et va faire de l’Inde "un pays malheureux". Ce n’est pas en "reproduisant Manchester en Inde" que les Indiens s’émanciperont de la domination britannique. D’autre part, l’enrichissement de quelques uns basé sur l’iniquité du commerce et de l’industrie, est à rejeter lui-aussi : "Il serait insensé, estime Gandhi, d’affirmer qu’un Rockfeller indien serait meilleur qu’un Rockfeller américain". Un maître est un maître, quelle que soit sa nationalité. Au final, "nous n’avons pas à nous réjouir de la perspective de l’accroissement de l’industrie". On sait que Gandhi lui préfère le développement de l’artisanat local autosuffisant dans le cadre de l’autonomie des villages et d’une limitation des besoins.
Une base technique particulièrement puissante de la domination britannique en Inde est le développement du chemin de fer : "Sans les chemins de fer, les Britanniques ne pourraient avoir une telle mainmise sur l’Inde". Censé libérer le peuple indien, le rail est en réalité utilisé avant tout par le pouvoir comme un outil efficace de maillage et de domination. Un siècle plus tard, les mêmes questions se posent avec les nouvelles technologies : "Les chemins de fer ont également accru la fréquence des famines car, étant donnée la facilité des moyens de locomotion, les gens vendent leur grain et il est envoyé au marché le plus cher", au lieu d’être auto-consommé ou vendu sur le marché le plus proche. Comment ne pas y voir une critique avant-gardiste des effets délétères de la mondialisation libérale des échanges ? Pourtant le chemin de fer est en même temps un instrument de communication utile aux échanges entre régions, que Gandhi utilisera très souvent lorsqu’il sera de retour en Inde, pour se déplacer et aller à la rencontre de son peuple.

Nature et racines de la servitude

La raison profonde pour laquelle il ne suffit pas de se battre pour "seulement" reprendre l’Inde aux Anglais, c’est que "les Anglais n’ont pas pris l’Inde, nous la leur avons donné". En effet, "ils ne sont pas en Inde à cause de leur force, mais parce que nous les gardons". Une fois mise à jour la vraie nature de la domination, qui est celle de la servitude volontaire, les moyens de la libération viennent en conséquence. Mais regardons comment cette domination s’est établie, cela pourrait rappeler d’autres choses…
Les Britanniques sont d’abord arrivés en Inde par le commerce. Et alors "qui a acheté leurs biens ?". L’Histoire témoigne que ce sont les Indiens, avides de profiter de cette richesse, qui ont accueilli les compagnies commerciales anglaises "à bras ouverts". Dès lors que le commerce britannique était florissant,
le gouvernement anglais a très logiquement envoyé des forces militaires en Inde pour protéger les marchandises : le loup était dans la bergerie. Ainsi, selon Gandhi, "il est plus juste de dire que nous avons donné l’Inde aux Anglais, que de dire que nous l’avons perdue". Et encore aujourd’hui, "nous gardons
les Anglais pour notre intérêt propre. Nous apprécions leur commerce
", dans une volonté de profiter des retombées positives de cette manne. D’où l’importance de se libérer des illusions de la civilisation et de la cupidité matérielle qui la caractérise, pour pouvoir agir à la racine des causes de la domination britannique.

La "vraie nature" de l’autonomie

La véritable autonomie ne consiste pas dans le départ physique des Britanniques, mais dans la capacité qu’aura le peuple indien à se gouverner. Gandhi associe ici autonomie politique et capacité personnelle d’autonomie morale : "Si nous devenons libres, l’Inde est libre. Et dans cette pensée vous avez une définition du swaraj (autonomie). Il y a autonomie quand nous apprenons à nous donner notre propre loi". C’est pour cela que l’autonomie est "dans la paume de nos mains", et non au bout du fusil. Il appelle à une autonomie qui ne soit pas un rêve futur, mais qui se réalise dès maintenant dans une autonomisation
des pratiques : "Une telle autonomie doit être expérimentée par chacun, pour lui-même. Un homme qui se noie n’en sauvera jamais un autre. Esclaves nous-mêmes, ce serait très prétentieux de penser libérer les autres".

Des moyens pour agir

Face à la coopération volontaire avec la domination anglaise, Gandhi appelle à la non-coopération. Les Britanniques seuls ne pourraient administrer l’Inde sans la coopération active des avocats, magistrats, fonctionnaires indiens, achetés par l’appât de gros salaires qui les transforment en privilégiés. Sans cette coopération, affirme-t-il, "la loi anglaise se briserait en un jour".
"Quand nous n’aimons pas certaines lois, nous ne brisons pas la tête des législateurs mais (…) nous ne nous soumettons pas aux lois". En effet, "il est contraire à notre humanité d’obéir à des lois qui répugnent à notre conscience". Les exemples sont nombreux où la majorité a tort et où une minorité a raison. Selon Gandhi "toutes les réformes tirent leur origine de l’initiative de minorités en opposition à des majorités".
L’utilisation de moyens d’action non-violents est également une exigence de cohérence : "Les moyens peuvent être comparés à une graine, les fins à un arbre ; et il y a la même relation inviolable entre les moyens et la fin qu’entre la graine et l’arbre". Le choix de la violence amènerait donc inévitablement à desservir la fin qu’elle est censée servir. Pour cela "la résistance passive (…) est supérieure à la force des armes". (2) Elle lui est également supérieure démocratiquement en cela que "même un homme faible corporellement est capable d’offrir cette résistance".
Ainsi Gandhi tient à se distinguer radicalement autant des partisans d’une lutte armée pour la libération par l’expulsion des Britanniques du territoire indien que des réformistes qui adoptent les cadres institutionnels et culturels britanniques pour réclamer timidement des réformes. La révolution armée et son imaginaire militaire, autant que le réformisme parlementaire strict, lui paraissent colonisés par l’imaginaire et la culture occidentales. Face à cela, la meilleure manière pour les Indiens de se réapproprier leur culture et leur autonomie est encore de n’obéir dès maintenant, en toutes choses, qu’aux lois qu’ils se donnent eux-mêmes en toute… autonomie. C’est ce principe d’action qu’il tentera de vivre et d’incarner politiquement tout le restant de sa vie, jusqu’à l’indépendance de l’Inde en 1947 et sa mort l’année suivante.

Guillaume Gamblin

(1) Hind Swaraj, or Indian Home Rule, Navarijan Publishing house, Ahmedabad-14, 1938.
(2) Dans ce dialogue datant de 1908, Gandhi emploie encore le terme de "résistance passive",
concept qu’il va très vite cesser d’employer en raison de son ambiguïté. Il lui préférera le terme de satyagraha, "force de la vérité". Il est cependant regrettable que cette expression soit restée en occident attachée à la non-violence gandhienne, venant souvent en dévoyer le sens même.

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