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Voyager, c’est déplacé

Dorothée Fessler

S’interroger sur le sens de nos voyages peut nous amener à plus apprécier ce qui se passe… au coin de la rue.

Pourquoi voyager, à quelles fins ? Quand voyageons-nous ? Voici d’emblée deux questions auxquelles de nombreuses recherches ont tenté de répondre. Les voyageurs d’aujourd’hui ne sont plus du tout les mêmes que les premiers grands explorateurs, courageux, un peu fous, et qui en leur temps ont parcouru de grands espaces, ont franchi les océans pour découvrir le monde. Un monde qu’on n’aurait pas cru tout rond alors, une rondeur qui lui enlève toute limite, toute fin, car enfin on peut toujours tourner, tourner… Quoique, la fin du monde ?
Quelques siècles plus tard, nous en connaissons un rayon, de ce monde, et nos chercheurs actuels traversent de longs couloirs de laboratoires pour explorer l’infiniment… petit !
« La mesure du monde est notre liberté. Savoir que le monde autour de nous est vaste, en avoir conscience, même si on ne pratique pas ce monde, est un élément de la liberté et de la grandeur de l’homme » nous dit très habilement Paul Virilio (1). Et pourtant, au fur et à mesure que les moyens de transport ont amélioré leur capacité de vitesse, nous sommes allés plus loin, plus souvent. Certes pour connaître l’autre et l’ailleurs, mais surtout pour fuir l’ici et… nous-même. Virilio nous dit encore que « la mise en œuvre de la vitesse absolue nous enferme infiniment dans le monde. Le monde se restreint et déjà émerge un sentiment, que les jeunes ne ressentent peut-être pas encore, d’incarcération. Le grand renfermement de Foucault ne date pas du dix-huitième siècle, mais du vingt et unième. Quand nous aurons toutes les interactivités que nous voulons, quand nous irons à Tokyo en deux heures grâce aux avions hypersoniques, il est évident que le sentiment de l’étroitesse du monde deviendra insupportable. Nous aurons perdu la grandeur de la nature. De même qu’il y a une pollution de la nature, il y a une pollution de la grandeur nature. C’est un événement insupportable ». Et nous continuons de chercher les réponses à nos questions existentielles, mais nous remettons toujours à plus tard ce grand voyage intérieur qui nous fait si peur.

L’avion, destructeur du monde

Certains n’hésitent pas à parcourir des milliers de kilomètres en avion, sans se soucier de sa consommation de kérosène, de la pollution atmosphérique qu’il génère. Bien que de nombreuses destinations soient joignables par trains, on lui préfère l’avion, de plus en plus pour de courtes distances. Même la SNCF nous incite à prendre des courts et moyens courriers sur son site Internet pour traverser la France tout en nous rabâchant son slogan « à nous de vous faire préférer le train », c’est à n’y rien comprendre. L’avion est le symbole du grand voyage car il permet d’aller à l’autre bout du monde : là où nous aurions besoin de plusieurs années à pied, de plusieurs mois en bateau, de plusieurs semaines en train, en moins de 48 heures l’avion nous y conduit.
Mais nous oublions que pour profiter de cet exploit, des milliers de personnes souffrent quotidiennement de la proximité d’un aéroport, que les nuisances sonores sont réelles et présentes partout. Des études ont montré que les enfants scolarisés dans un établissement exposé au bruit d’un aéroport ont un retard dans l’acquisition du langage. Il n’est quasiment plus possible aujourd’hui de passer une journée sans entendre le ronronnement d’un moteur de gros zinc ou sans voir sa trace blanche fendre le ciel. Cela nous est devenu tellement familier que l’on n’y prête pas plus attention qu’au ronronnement du moteur d’un réfrigérateur. L’avion, cette grosse carlingue qui vole, exerce une sorte de fascination sur l’homme. Que cette masse énorme puisse voler conserve un caractère un peu magique pour beaucoup et permet d’oublier son caractère tragique. Tragique lors de sa chute bien sûr, et tragique pour l’environnement.
Chaque heure de vol coûte en moyenne 125 kg de gaz carbonique à l’atmosphère ; l’association suisse Myclimate ou plus récemment l’association française Geres proposent des « billets climat » pour financer des projets compensatoires de cette pollution, mais n’est-ce pas là encore le principe du pollueur-payeur qui n’a même plus de scrupules à le faire puisqu’il réalise une bonne action en payant un peu plus cher son billet (2).

Il nous faut aller vite pour aller loin, et il nous faut aller loin pour oublier.

Une évidence de mobilité

Aujourd’hui, tout est prétexte à voyage : le travail, les vacances et même nos activités militantes. Il n’y a qu’à voir les déplacements massifs vers les rassemblements comme le G8 ou le Larzac en 2003. Là, la contradiction des propos écologiques qui y sont tenus avec les kilomètres d’embouteillage aux abords de Millau y était flagrante. Il est même à se demander si le récent afflux aux obsèques du pape ne serait pas lié aussi à la facilité avec laquelle on envisage des déplacements, à une certaine « évidence de mobilité ».
Les distances travail-domicile augmentent au même rythme que le confort des automobiles, et des trains dans une moindre mesure. Ce confort permet d’accepter des temps de déplacements plus longs, mais surtout des distances bien plus grandes qu’autrefois. Ces « déplacements » ne sont la plupart du temps pas considérés comme des « voyages ». Ce sont juste des « trajets ». Paul Virilio explicite ce phénomène lorsqu’il écrit « jadis, le voyage comprenait trois étapes : le départ, le trajet et l’arrivée. Aujourd’hui, l’arrivée généralisée a dominé tous les départs » (1). Pour sa part, Franck Michel va encore plus loin dans cette réflexion lorsqu’il affirme que « (...) le voyage n’existe pas, sauf au moment crucial du retour où il se transforme comme par enchantement en souvenir » (3). Ainsi le voyage s’est réduit au mieux au temps passé sur le lieu de destination. On accorde toute l’importance à la destination au risque de ne prêter aucune attention au moyen d’y arriver. La durée et le confort sont devenus les éléments majeurs du choix du mode de déplacement. Son impact écologique n’est qu’un facteur accessoire de ce choix.
La montée du prix du baril de pétrole nous inquiète le temps des informations, mais il nous faut bien remplir de souvenirs nos quelques semaines de congés payés. « On dit toujours que le temps, c’est de l’argent, mais on oublie de dire que la vitesse est hors de prix » nous disent Aurélia et Dagobert dans leur génial Ramolino (4). Il nous faut aller vite pour aller loin, et il nous faut aller loin pour oublier notre travail, pour s’oublier. Le voyage est donc très souvent lié aux vacances et les vacances au tourisme.
Un vrai casse-tête pour les sociologues que de définir le touriste, le vacancier et le voyageur. Mais peut-on de manière certaine établir une hiérarchie entre ces trois types de « déplacés ». Le touriste est une personne qui voyage pour son plaisir, le vacancier lui est en vacances dans un lieu de villégiature et enfin le voyageur est une personne qui effectue un déplacement, d’après les définitions du Larousse. Le voyageur n’est pas toujours en vacances, donc pas forcément un touriste ; par contre la distinction entre un touriste et un vacancier est moins évidente. Et surtout, si on se limite à cette définition du vacancier, qu’en est-il de celui qui préfèrera rester chez lui ? (ou ne pourra pas faire autrement). Faut-il toujours partir pour se sentir en vacances ? Les vacances par définition ne sont autres qu’une « période légale d’arrêt de travail des salariés ». Rien oblige donc au déplacement, à l’exil. Les vacances pour être réussies doivent permettre de se déconnecter du quotidien, de la routine ou de travail. Il n’est pas nécessaire de « partir » de chez soi pour changer son rythme de vie, ses habitudes. Pour certains, il suffirait d’éteindre la radio ou la télévision pour sortir d’un cercle « info-météo-dodo » et occuper ce temps coupé des ondes par la lecture, la rêverie, une marche dans le quartier, une discussion.

Prendre son temps

En effet, les « vacances voyageuses » systématiques entraînent à terme une méconnaissance de son environnement proche, un appauvrissement du regard porté sur lui, un abandon d’une joie de vivre spontanée au profit de plaisirs programmés, de souvenirs futurs prédigérés. Selon Karl Kraus « on ne voyage pas pour voyager, mais pour avoir voyagé » (5). Alors, préférons les « vacances curieuses » pendant lesquelles nous prendrons le temps, le temps d’observer le détail qui révélera toute la beauté ou la complexité de notre environnement immédiat. Il y a maintenant près d’un siècle, le philosophe Alain exprimait déjà cette idée de vitesse et de boulimie qui entache la qualité du voyage et qui nous font ignorer la beauté, la curiosité et l’intérêt de ce qui nous entoure, tout simplement : « En ce temps de vacances, le monde est plein de gens qui courent d’un spectacle à l’autre, évidemment avec le désir de voir beaucoup de choses en peu de temps. Si c’est pour en parler, rien de mieux ; cela remplit le temps. Mais si c’est pour eux, et pour réellement voir, je ne le comprends pas bien. Quand on voit les choses en courant, elles se ressemblent beaucoup. Un torrent, c’est toujours un torrent. Ainsi celui qui parcourt le monde à toute vitesse n’est guère plus riche de souvenirs à la fin qu’au commencement. La vraie richesse des spectacles est dans le détail, s’arrêter un peu à chacun, et, de nouveau, saisir l’ensemble d’un coup d’œil. Pour mon goût, voyager, c’est faire à la fois un mètre ou deux, s’arrêter et regarder de nouveau un nouvel aspect des mêmes choses. Souvent, aller s’asseoir un peu à droite ou à gauche, cela change tout, et bien mieux que si je fais cent kilomètres » (6).

Il y a mille façons de voyager sans quitter son environnement familier.

« Au pied de mon arbre »…

Nous ne pouvons pas faire le tour dans ce dossier de toutes les nuisances visibles ou cachées dues à nos voyages intempestifs sur de longues distances, pour de lointaines destinations. Le problème de l’impact sur les populations nécessiterait à lui seul un dossier complet. Rappelons-nous toutefois que les démarches de « tourisme équitable » qui se mettent en place depuis quelques dizaines d’années restent bien timides et n’empêchent pas que 90% des recettes du tourisme mondial retournent dans les caisses des pays du Nord !
Nous préfèrerons plutôt chercher comment voyager près de chez soi, au coin de la rue, au bout du chemin. Il y a mille façons de voyager sans quitter son environnement familier. La lecture est un des premiers réflexes à avoir pour s’évader, la musique et ses rythmes venus des quatre coins du monde, la cuisine et ses recettes des plus locales aux plus excentriques sont des moyens de voyager que l’on peut faire émerger facilement de notre quotidien.
Le voyage sensuel et amoureux peut être une bonne formule, très économique, pour faire le plein de sensations, mais nous n’en parlerons pas ici !
Une visite à la bibliothèque, les temps d’attente à l’arrêt du bus, les récits de vie avec ses voisins, les commentaires d’un album photos ou encore le temps de la rêverie sous un arbre sont autant d’occasions de laisser son esprit vagabonder. « Présent à tous les moments de la vie domestique et culturelle du monde rural, l’arbre apparaît bien souvent chargé d’une fonction tout autre que purement productive. Planté pour marquer une naissance, endeuillé lors de la mort d’un membre de l’exploitation, l’arbre de la cour des fermes, l’arbre du coin de la maison fut jusqu’à une époque récente un lieu de culte familial. Il symbolise encore la propriété et en marque les limites » (7).
Et maintenant, bon voyage au pays de chez soi !

Dorothée Fessler

(1) Cybermonde, la politique du pire, Paul Virilio, éditions Textuel, 1996.
(2) Voir le dossier : Quel tourisme pour une planète fragile ?, Revue Durable n°11, été 2004.
(3) Désirs d’ailleurs, Franck Michel, éd. Presses universitaires de Laval, 2004.
(4) Ramolino, précis de cuisine et d’art de vivre à l’usage des nomades, paresseux et gourmets, Aurélia et Dagobert, éditions du Rouergue, 1993.
(5) In Magazine littéraire, n°432.
(6) Propos sur le bonheur, Alain, éditions Gallimard, 1928.
(7) Symboles et pratiques rituelles dans la maison paysanne traditionnelle, Hervé Fillipetti et Janine Trotereau, éd. Berger-Levrault, 1978.

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