Article Décroissance Politique

De la décroissance soutenable à la décroissance sociale

Philippe Laporte

Derrière les beaux discours sur le développement, les pays les plus puissants du monde, pour maintenir un partage inégal des richesses, mettent tout en œuvre pour organiser la misère des pays les plus faibles et pour piller leurs ressources naturelles.

Il ne sera pas possible d’inventer une économie de décroissance soutenable sans une compréhension même sommaire de l’économie de croissance. Or cette compréhension fait parfois défaut aux militants écologistes. Par exemple au cours du colloque sur la décroissance soutenable qui s’est tenu à Lyon les 26 et 27 septembre 2003 (1), une remarque émanant du public évoqua l’opportunité d’accepter l’actuel démantèlement de la protection sociale européenne dans un souci de décroissance. Dans l’esprit de la personne qui faisait cette remarque, une diminution des retraites entraînerait logiquement une baisse de la consommation.
Cette remarque aurait probablement fait sourire un économiste libéral : c’est bien au contraire pour relancer la croissance des entreprises européennes et favoriser les exportations que la France, l’Italie et l’Allemagne allègent leur coût du travail par un démantèlement des systèmes de retraites, d’assurance chômage ou d’assurance maladie. Le but recherché n’a évidemment jamais été la décroissance mais à l’inverse une relance de la compétitivité européenne qui stagne en raison d’un coût du travail élevé.
Une objection vient cependant à l’esprit, d’où la remarque citée en introduction : une diminution du coût du travail dans les pays riches, donc des revenus des travailleurs, diminue le pouvoir d’achat des plus gros consommateurs du monde.
Cette diminution devrait donc affecter la croissance mondiale et les débouchés commerciaux des entreprises. Si les économistes libéraux pensent que la consommation mondiale n’en sera pas affectée, c’est parce qu’ils espèrent que les débouchés commerciaux augmenteront dans les pays pauvres en cours d’industrialisation, la Chine notamment. En effet dans ces pays le coût du travail est si bas que son augmentation qui accompagne l’industrialisation n’affecte pas vraiment la compétitivité mondiale des entreprises.

Pourquoi la croissance mondiale est en panne

Les économistes pensent donc détenir dans ce simple raisonnement la recette de la croissance : diminuer le coût du travail et le pouvoir d’achat des pays producteurs pour pouvoir exporter vers les pays pauvres dont le pouvoir d’achat augmente. La réalité, cependant, ne donne pas raison aux économistes libéraux. Pour que les débouchés commerciaux augmentent à l’échelle du Monde, il faut que le pouvoir d’achat augmente lui aussi à l’échelle du Monde, et pas seulement qu’une augmentation en Chine compense une baisse en Europe.
C’est ce qu’avaient compris les économistes keynésiens au milieu du vingtième siècle. Ils estimaient que la meilleure technique pour relancer la croissance consistait à accroître le pouvoir d’achat des travailleurs par des augmentations salariales, et leur méthode a fait ses preuves. Mais les keynésiens ne raisonnaient qu’à l’échelle d’une nation parce qu’à l’époque les coûts des transports et des communications interdisaient la concurrence internationale. Les frontières étant fermées, relancer la consommation d’un pays était encore facile : il suffisait d’augmenter les salaires, les gens achetaient plus et l’économie tournait à plus fort régime.
Aujourd’hui l’économie keynésienne a la réputation de ne plus fonctionner parce que les frontières sont ouvertes. Si l’on augmente les salaires d’un pays, ses habitants achètent davantage mais au lieu d’acheter ce que produit leur pays qui du coup est devenu trop cher, ils préfèrent acheter ce que produisent les enfants esclaves du tiers-monde et qui coûte beaucoup moins cher. Les entreprises qui consentent à des augmentations salariales ne font donc plus qu’offrir des débouchés commerciaux aux pays pauvres mais n’en trouvent plus pour elles-mêmes.
A l’échelle mondiale cependant le raisonnement keynésien fonctionne toujours avec la même logique implacable : une stagnation globale des salaires implique toujours une croissance nulle. Seule une augmentation mondiale du pouvoir d’achat relancerait la croissance. Mais il faudrait pour y parvenir que les pays pauvres s’enrichissent bien davantage qu’ils ne le font afin de dépasser l’effet des licenciements et des compressions salariales des pays riches.
Or si les pays pauvres s’enrichissent bien davantage ils cesseront d’être pauvres, et deviendront de dangereux concurrents face aux rares pays qui se partagent avidement le petit gâteau des ressources planétaires.
C’est donc toujours sur le même obstacle que semble buter le raisonnement des économistes : ils peinent à prendre en compte la limitation des ressources terrestres. Mais leur inconscience de cette imitation est-elle au fond si totale ?
Lorsqu’ils disent compter sur “l’enrichissement des pays en voie de développement” pour relancer la croissance mondiale, souhaitent-ils vraiment cet enrichissement ? Ou sont-ils en réalité conscients que plus de convives autour du même gâteau réduirait la part de chacun ?

La croissance est un pillage

Ils comprennent en réalité plus de choses qu’ils n’en disent et gardent un silence pudique sur certains secrets de polichinelle. Ils sont beaucoup plus conscients qu’ils ne l’avouent de la limitation des ressources planétaires et savent pertinemment que l’Europe, les Etats-Unis et le Japon ne sont riches que de leur politique néo-coloniale et de leur pillage des richesses du tiers-monde. Les ressources naturelles de notre planète sont toutes en voie d’épuisement. Peu de pays se les partagent et leur politique vise secrètement à affaiblir les pays pauvres afin qu’ils ne puissent jamais revendiquer leur part.
Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement des ressources non renouvelables. L’épuisement de richesses renouvelables comme l’eau potable, les réserves de pêche océanique, le taux de CO2 que l’atmosphère peut absorber sans dommages, la couverture de terre arable et les forêts tropicales, adviendra bien avant celui des ressources non renouvelables comme le pétrole, le gaz naturel, la houille ou l’aluminium.
C’est pourquoi derrière leurs beaux discours sur le développement, les pays les plus puissants du monde, qui ne tirent leur opulence que d’un partage inégal des richesses, mettent tout en œuvre pour organiser la misère des pays trop faibles pour se défendre et profiter de leurs ressources naturelles.
Si le moindre crédit pouvait être accordé aux discours officiels des économistes sur le développement, tous les pays riches de la planète s’empresseraient au chevet du tiers-monde pour abolir la dette qui l’étrangle. Chacun des sommets de l’OMC et à chaque G8 seraient l’occasion d’élaborer des stratégies pour vaincre le sida, le paludisme, la famine, la mortalité infantile, la mortalité en couche et l’analphabétisme dans les pays pauvres.
Le Programme des Nations unies pour le développement, qui se fixe précisément ces objectifs et n’exigerait qu’un faible effort budgétaire, serait une priorité pour les pays riches, égoïstement conscients que sans cette aide, la misère des pays pauvres leur interdira à jamais de consommer suffisamment pour offrir des débouchés commerciaux aux pays producteurs.

Pourquoi la croissance ne reviendra jamais

Mais les pays riches sont plus égoïstes encore et au lieu de cela, les entreprises américaines, européennes ou japonaises massacrent et déplacent les populations locales pour exploiter le sous-sol africain, moyen-oriental ou sud-américain. Elles arment des coups d’Etats pour mettre en place des dictateurs qui en échange de quelques subsides les laisseront piller le pays sans aucun bénéfice pour les populations locales. Les laboratoires pharmaceutiques refusent aux pays affamés le droit de fabriquer les médicaments qui sauveraient des millions de vies. Les services secrets des grandes puissances organisent des guerres civiles pour renverser les chefs d’Etats trop indépendants. Ils écrasent les avancées démocratiques et sociales des régions les plus pauvres du globe afin que l’analphabétisme et la corruption leur interdisent à jamais de sortir de la misère. De nombreux auteurs révèlent les dessous de la géopolitique mondiale qui affame le tiers-monde et réprime dans le sang les avancées démocratiques et sociales, et parmi lesquels je ne citerai que les ouvrages de Joseph Stiglitz (2) et de Michel Chossudowsky (3) sur la Banque mondiale et le FMI, ceux de François-Xavier Verschave (4) sur la politique française en Afrique et ceux de Noam Chomsky (5), de Peter Franssen (6) et de Michel Chossudowsky (7) sur la politique étrangère des Etats-Unis.
La misère du monde n’est certainement pas une fatalité mais elle est au contraire cruellement entretenue par des chefs d’entreprises et de gouvernements dont le cynisme ne connaît aucune limite. La croissance mondiale ne reviendra donc jamais parce que le cynisme des plus favorisés ne permettra pas à la partie pauvre du Monde de s’enrichir. Le gâteau est trop petit pour assouvir l’avidité de tous.

Mathématiquement, la croissance c’est celle des inégalités

Mais invitons-nous au pays des utopies : à l’inverse, le vrai partage de ces ressources terrestres, non seulement entre tous les pays, mais aussi avec nos descendants, serait évidemment l’entrée en décroissance, c’est-à-dire la fin du pillage. Il est donc paradoxal que la plupart des militants de l’écologie radicale se désolent à l’avance du petit nombre de personnes capables de la prise de conscience qui amène à l’idée de décroissance, alors qu’une portion si importante de l’humanité souffre de l’inégalité du partage des richesses mondiales.
En effet la politique de croissance est avant tout une politique d’inégalité et de pillage : puisque que les ressources naturelles s’amenuisent de jour en jour et que la population mondiale augmente sans cesse, la portion de l’humanité qui parvient à se maintenir dans une économie de croissance ne peut mathématiquement le faire qu’au prix de la croissance des inégalités. Elle ne peut donc que diminuer en nombre et grandir en cynisme. Sa politique ne peut qu’appauvrir de plus en plus non seulement les pays pillés, mais également les exclus et les précaires des pays riches victimes des délocalisations et de la compression du prix du travail au nom de la compétitivité et de l’enrichissement des spéculateurs.
Peu de militants de l’écologie radicale semblent conscients de l’écho que leurs idées rencontreraient probablement chez les exclus, chez les précaires et dans le tiers-monde s’ils savaient expliquer que l’idée de décroissance est celle d’un partage équitable des richesses. C’est celle d’un coup d’arrêt au pillage de la planète par de cyniques gangsters en col blanc et d’une redistribution des ressources terrestres, dans l’espace et dans le temps. Les pauvres de tous les pays gagneraient à unifier leur lutte car la cause de leur misère est partout la même.
Or, comment procéder à cette redistribution ? Bien peu de solutions ont été proposées jusqu’ici et les rares idées timidement émises visent seulement à taxer les transports ou les mouvements d’argent des spéculateurs. Il est vrai que des taxes rendraient plus difficile aux spéculateurs d’investir là où le coût du travail est bas, aux entreprises de délocaliser leur production en Asie et aux camions de l’importer. Du coup nous achèterions par exemple moins de jouets parce que nous les paierions plus cher.
Mais au fond si ce timide projet de taxe rencontre une telle audience c’est peut-être parce qu’il laisse de côté le fond du problème. En effet nous consommons trop, simplement parce que nous avons trouvé des gens qui travaillent pour moins cher que nous, ce qui nous permet d’acheter plus avec la même somme. Le phénomène de croissance est donc indubitablement lié à celui de l’inégalité du coût du travail. Et il n’existe probablement pas d’autre solution qu’une hausse du coût moyen du travail, donc des prix, pour freiner notre boulimie de consommation. Le travail et les marchandises retrouveraient alors leur vrai prix, celui du travail humain.

Tourner autour du pot ou poser le vrai problème

Le vrai problème ne se situe donc pas là où on le cherche trop timidement. L’idée de taxer les transports et les mouvements d’argent des spéculateurs n’est pas fondamentalement mauvaise, mais elle a le tort de laisser pudiquement de côté l’essentiel, c’est-à-dire la raison d’être des transports et de la spéculation. C’est en effet avec la baisse du coût du travail que s’enrichissent les spéculateurs et les entreprises qui délocalisent. C’est-à-dire avec l’appauvrissement du plus grand nombre et l’accroissement des inégalités, seule stratégie possible pour maintenir en croissance une portion de plus en plus faible de l’humanité.
Le fond du problème se situe dans l’inégalité du coût du travail, à laquelle ni les gouvernements ni les altermondialistes trop timides n’osent toucher. Si les routiers ramènent des jouets d’Asie et des tomates d’Espagne même en pleine saison, c’est bien parce que là-bas le travail coûte moins cher, donc les marchandises aussi. Ce n’est pas simplement pour le plaisir de faire rouler des camions, le gasoil ne leur coûte pas cher mais quand même.
Toutes les difficultés de la mondialisation viennent de l’hypocrisie de nos lois qui imposent en Europe des congés payés, une assurance chômage, une assurance vieillesse et une assurance maladie, donc un coût du travail élevé, tout en autorisant l’importation de marchandises fabriquées par des travailleurs dépourvus de la moindre protection sociale. La même hypocrisie se retrouve dans les lois qui interdisent en Europe l’utilisation de certains herbicides, engrais ou pesticides trop toxiques, mais autorisent l’importation de fruits et légumes traités avec eux.
Nos lois protègent certaines espèces végétales et animales européennes et protègent ainsi nos forêts, mais autorisent l’importation massive de bois exotiques et le pillage des forêts tropicales. Comment pouvons-nous rester aveugles sur la naïve absurdité d’un tel système législatif qui veut importer les marchandises en exportant les nuisances de leur production ? Comment pouvons-nous ne pas comprendre à quel point le boomerang de notre hypocrisie ne peut que nous revenir avec violence, ce qu’il ne manque pas de faire avec les délocalisations ? Une telle incohérence législative ne peut qu’engendrer un démantèlement radical de notre système de protection sociale. Si nous tenons à le conserver, nous n’avons pas d’autre recours que d’exiger au plus vite une réforme radicale des règles de l’échange commercial avec l’interdiction d’importer des marchandises fabriquées ou transportées par des travailleurs sans un salaire et une protection sociale au moins équivalents à ceux du pays importateur. Sinon le coût du travail ne pourra que continuer à baisser en Europe jusqu’à ce qu’il ait rejoint celui des travailleurs précaires sans retraite, sans congés payés, sans assurance chômage et sans assurance maladie. Tout cela pour le seul plaisir de quelques spéculateurs. Est-ce un manque d’imagination de la part des altermondialistes, ou une trop grande soumission aux dogmes économiques qui leur interdit d’aller droit au but et de viser une véritable réforme des règles de l’échange commercial, pour préférer se polariser sur une simple taxation de la spéculation et des transports ? Pourquoi craindre l’utopie, l’abolition de l’esclavage et le suffrage féminin n’étaient-ils pas utopiques en leur temps ?

L’utopie ou la mort

Dans l’hypothèse – utopique certes – de cette réforme des règles de l’échange commercial, les multinationales ne pouvant plus exploiter la main-d’œuvre bon marché des pays pauvres, cesseront de les détourner des cultures vivrières comme elles le font en Amérique latine en les privant de terre, ou en Afrique en occupant les sols par leurs cultures de la banane, de la canne à sucre, du café, de l’arachide, du cacao ou du coton, destinées à l’exportation. Les exportations de ces produits chuteront vertigineusement car leur cours montera dans la même proportion que les salaires des ouvriers agricoles qui les produiront.
Le pillage du tiers-monde prendra fin, celui de la planète également, alors que le cours mondial du travail s’élèvera. La hausse des prix des produits importés fera chuter les transports de marchandises et la consommation matérielle dans son ensemble. Les consommateurs européens devront donc faire face à une hausse spectaculaire des prix des produits que le pillage du tiers-monde leur procure actuellement à peu de frais.
C’est le prix à payer pour que les délocalisations deviennent sans objet : plus aucune entreprise ne trouvera d’intérêt à faire fabriquer des vêtements par des ouvriers chinois gagnant autant que les ouvriers français pour avoir ensuite à convoyer sans bénéfice des tonnes de chemises vers la France. L’Europe retrouvera donc le plein emploi qu’elle a perdu et son système de protection sociale sera sauvegardé.
De telles mesures ne peuvent évidemment s’envisager qu’à un niveau au moins européen, mais ce serait une bonne occasion de redonner un projet à la gauche européenne qui en est pour l’instant singulièrement dépourvue. Et à l’heure de la mondialisation des marchandises, mais également des idées, un tel projet pourrait trouver droit de cité dans tous les forums altermondialistes et devenir un objectif mondial.

Philippe Laporte

(1) On peut écouter ou lire l’intégralité des interventions et débats de ce colloque sur www.decroissance.org
(2) La grande désillusion, Fayard, Paris, 2002.
(3) La mondialisation de la pauvreté, Ecosociété, Montréal, 1998.
(4) La Françafrique Stock, Paris, 1998 ; Noir Silence, Les Arènes, Paris, 2000 ; L’envers de la dette Agone, Marseille, 2001.
(5) Pouvoir et terreur, Le Serpent à Plumes, Paris, 2003 ; Les dessous de la politique de l’oncle Sam, Ecosociété, Montréal – EPO, Anvers – Le Temps des
Cerises, Pantin, 1996.
(6) Pourquoi ils ont laissé faire les pirates de l’air le 11 septembre, EPO, Anvers, 2002.
(7) Guerre et mondialisation, à qui profite le 11 septembre, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer