Dossier Monde Nord-Sud

Routes et déroutes du voyage

Franck Michel

A chaque arrivée de vacances, nous rêvons de voyages. Sur les routes beaucoup de gens se croisent, reproduisant les inégalités de la société.

«  Que vaut aujourd’hui la formation d’un jeune qui n’aurait jamais voyagé  » (1).

Au-delà des échanges de photos, de la lecture de récits d’aventure ou de l’envoi de cartes postales, disserter autour du voyage c’est surtout repenser le monde dans lequel on vit. Les chemins de l’ailleurs ont parfois d’étranges apparences et masquent souvent de terribles réalités. Voyageurs fortunés, routards esseulés, nomades exilés, le panel de l’univers en partance est exhaustif. Et si les aventuriers subventionnés et médiatisés tiennent le haut du pavé, dans un monde dominé par la communication, les voyageurs d’infortune, les peuples nomades, les gens du voyage, et autres migrants forcés ne recueillent généralement même pas les miettes d’une certaine idée, dévoyée et commercialisée, du voyage. Mais de quel voyage parle-t-on ? (2)

Sous les pavés la plage…

Parmi les voyageurs déroutés sinon sacrifiés, comment ne pas mentionner ces milliers de clandestins qui à travers le monde cherchent de nouveaux territoires pour échapper à la folie des hommes ou encore à une économie qui, elle, a oublié l’Homme. Ainsi l’Afrique par exemple, continent ravagé par trop de haine et d’histoire occultée, où les fils du sol et du vent quêtent des cieux plus cléments : ils sont des milliers qui tentent de passer le détroit de Gibraltar à bord de barques ou de canots pneumatiques ; au cours des huit premiers mois de l’année 2000, 263 d’entre eux ont échoué morts sur les rives espagnoles, et les autorités marocaines affirment qu’environ mille Africains auraient été repêchés sur leurs côtes…
Fuir à tout prix un continent déliquescent, à bout de souffle et, pire, à bout de projet… Les formes de voyages désespérés ne sont pas dissociables des tragédies contemporaines. Ne serait-il pas faire œuvre de salut public que de projeter, par exemple dans toutes les écoles et universités africaines (tout au moins de la sphère francophone, c’est-à-dire la plus désorientée), le dernier film de Raoul Peck, Lumumba ? Un reportage photo paru dans un récent numéro de Courrier International décrit mieux qu’un discours le drame de l’immigration clandestine, a fortiori lorsque celle-ci confronte le tourisme de masse en provenance du Nord ! Une des photographies montre ainsi un couple de touristes occidentaux tranquillement assis sous un parasol au bord de la plage de Zahara de Los Atunes (Maroc) et à quelques mètres seulement d’eux se trouve le cadavre d’un immigrant africain. La légende dit ceci : « Bienvenue en Europe… La protection civile espagnole a comptabilisé 260 morts sur cette partie de la côte depuis janvier 2000. La gendarmerie marocaine recense sur ses côtes 1000 morts »(3). Cet exemple, parmi tant et trop d’autres, devrait faire réfléchir tous les candidats au voyage organisé dans les camps de réfugiés palestiniens, kurdes, tibétains et autres ! Les touristes qui se pressent sur les rives marocaines sans considération aucune pour l’environnement humain qui les entoure inventent une nouvelle forme de tourisme-dérive. Et quand le voyage se fait voyeuriste, il n’est plus voyage mais conquête sur fond de regard pornographique ! Comme le souligne Jean Viard, « le tourisme est encore souvent un libéralisme au service des forts, légitime parce que puissant : quand ’l’un et l’autre’ se regardent sans parole, la régulation n’est-elle pas souvent sauvage ? » (4).

Quelle « démocratisation » du voyage ?

Dans ce contexte, parler de « démocratisation » du voyage est un leurre comme l’est également l’affirmation si courante de la part des voyagistes de « véritable rencontre avec l’Autre ». Un peu d’humilité et de modestie serait pourtant de mise dans ce domaine ! Par ailleurs, un certain tourisme de misère se développe aujourd’hui sur les marges du voyage et sur fond de crise sociale. Nos sociétés méprisent les misérables mais héroïsent à l’envi les voyageurs. Le refus de comprendre l’autre de l’ailleurs résonne tristement avec le rejet de l’autre de chez nous.
Même si, comme le note avec justesse Malek Chebel, « la société consumériste d’aujourd’hui refuse ceux qui désirent ne pas désirer » (5)… Alors que les mobilités augmentent un peu partout dans le monde dans des formes de plus en plus antagonistes, les mentalités se ferment et les nomades parlent à des murs. Des « faits divers », témoins de la misère du monde environnant, intéressent même un public de touristes-voyeurs : ainsi, les images « spectaculaires » et désormais « traditionnelles » de voitures calcinées lors de la nuit du Nouvel an à Strasbourg furent « époustouflantes », certains prévoyant déjà de « ne pas rater » l’événement l’année prochaine ! Il existe pourtant d’autres moyens d’attirer des visiteurs dans nos banlieues plus riches en culture vivante que dans n’importe quel quartier résidentiel ! Mc Solaar n’a pas entièrement tort lorsqu’il annonce la couleur dans sa chanson Paradisiaque : « Viens voir les quartiers pour trouver le paradis où les anges touchent le RMI ». Pour éviter l’incendie général, la banlieue doit sortir de la grisaille qui la mine de l’intérieur. Jamais à court d’une nouvelle idée de commercialisation touristique, le Routard en a déjà fait un guide…
De la banlieue à l’exil, il n’y a qu’un pas. Les anciens hobos, nés à la fin du siècle dernier sur les décombres de la crise économique en Amérique jetant déjà ses milliers de chômeurs dans la rue, sillonnaient les Etats en quête de chantiers pour travailler, de trains pour se déplacer, d’emploi pour exister sur le plan social et survivre sur le plan financier. Nels Anderson a pu relever dès 1923, dans son ouvrage Le Hobo, sociologie du sans-abri (1993), la culture libertaire qui sous-tendait le mode vie bohème. Le hobo n’est pas qu’un chômeur ou un travailleur nomade, il est aussi un jouisseur de la vie, un rescapé du romantisme.
On en oublierait presque que le temps de l’errance est aussi un temps de déviance et de rejet, et souvent de souffrance, un temps qui peut nous faire croire que tout est possible… Mais pour Anderson, le « bon » hobo n’est pas le travailleur mais l’oisif, celui qui met son temps au service de la vie et non du labeur, celui qui refuse le diktat économique. Nourri d’un imaginaire puissant marqué notamment par la figure d’un Jack London, il est surtout un pionnier, un éclaireur, un découvreur potentiel d’un hypothétique Far West. L’image du hobo est mythique car elle représente l’extrême voyage au bout du « tourisme moyen ». Ce n’est donc pas par hasard que tous les aventuriers originaux en mal d’ancêtres, certains ethnologues, militants ou touristes soucieux de se démarquer, revendiquent l’héritage du hobo. Ils lui attribuent le statut envié de « vrai » voyageur, voyant en lui le modèle idéal — celui que généralement, par peur ou manque de courage, on ne parviendra pas à imiter — du nécessaire détachement de nos attaches aliénantes, qu’elles soient matérielles ou affectives.
Des « vagabonds du rail » (London) aux « nomades du vide » (Chobeaux), en passant par les « clochards élégants » (Kérouac), l’univers de l’errance — dont Bruce Chatwin a décortiqué « l’anatomie » sur le mode si couru aujourd’hui du travel writing — a plus changé en degré qu’en nature. Et l’Amérique reste l’Amérique ! Il m’est par exemple arrivé, « sur la route », de partager durant quelques jours la pitance, la vinasse et le mode de vie d’un hobo « moderne », en reliant les deux extrémités des Etats-Unis. Agé d’une quarantaine d’années, Charles fait la route depuis près de dix ans. D’où vient-il et où a-t-il grandi ? « Quelque part entre New York et Boston, mais je ne sais plus trop bien ; maintenant mes seules attaches sont la route, le vent, la pluie et le soleil »… A chaque véhicule qui s’arrêtait au bord de la route, la première question de mon compagnon d’infortune ne fut pas vraiment celle du stoppeur « classique » se destinant en un lieu précis : « Bonjour monsieur, où allez-vous ? ». Les questions suivantes ne tardent pas non plus à surgir : « Pensez-vous qu’il y a du travail par là-bas ? Peut-être pourriez-vous m’aider à trouver un petit job temporaire, même si c’est mal payé ? ». Echantillons de mendicité et concessions anticipées symptomatiques d’un système qui place l’individu au bout de la chaîne du progrès. Des interrogations qui ont également laissé quelques automobilistes pour le moins interloqués. Mais comme le précise Daniel Cohen dans son essai sur nos troubles temps modernes : « Dans le monde d’aujourd’hui, ce ne sont plus les machines qui tombent en panne, ce sont les hommes eux-mêmes »… (6)

Le voyage entre bohème et boulot

Les formes que revêt le vagabondage sont multiples. Il y a les errants et les mendiants, les paumés et les désespérés, les renonçants et les expulsés. En accumulant le malheur, on peut être un peu tout cela à la fois. Mais la « bonne société » a toujours distingué les vrais vagabonds des faux. Les « vrais » : ceux qui, happés par la cruauté du monde mais prêts à se rendre utiles, restent malgré tout intégrés au sein de la communauté. Les « faux » : ceux qui fuient à la fois le travail et la communauté.
La société préfère sans aucun doute le vagabond, appauvri et même déchu de toute humanité, mais « acceptable » et présent à leurs côtés, et à qui on cède volontiers une pièce de temps en temps, au vagabond rebelle et fuyard, « inacceptable » (donc « enfermable » !) et absent (donc en quelque sorte inexistant) tenté par l’oisiveté et l’inconnu. Les comportements vis-à-vis du « vrai » SDF — version moderne du vagabond — oscillent entre charité bienveillante et compassion religieuse, quelque chose entre le Téléthon et Emmaüs. Les attitudes envers le « faux » SDF, usurpateur de la misère officiellement acceptée, expriment en revanche au mieux la méfiance au pire la haine. Après avoir été privés de citoyenneté, certains sont expulsés de la cité, d’autres sont morts brûlés ou tabassés…

Dans une économie-monde tout entière vouée au marché, les consommateurs de voyages sont mieux cotés que les gens du voyage.

L’histoire est pleine d’œuvres charitables — depuis Saint-Vincent de Paul jusqu’à l’abbé Pierre — pour les uns et de procès et d’emprisonnement pour les autres. Le « vrai » on le plaint et on l’aide, le « faux » on le stigmatise et on le rejette. Le premier aspire à la sédentarité là où le second a toujours la bougeotte. Le SDF voyageur est toujours le mauvais vagabond, celui qui refuse de se stabiliser, de s’installer, de s’adapter. Dans ce cas de mobilité, pourtant plus involontaire qu’on ne le croit, le voyage est non seulement mal vécu mais aussi mal vu… La société défend d’abord une conception du voyage héritée des congés payés, les autres formes de voyage sont suspicieuses et inconvenues, d’autant plus quand le voyage se pratique hors des sentiers battus. A ce titre, les voyageurs vagabonds sont comparés aux autres « gens du voyage » aux droits spoliés, en particulier les Tsiganes… Dans une économie-monde tout entière vouée au marché, les consommateurs de voyages sont mieux cotés que les gens du voyage. Mais qui sont les « vrais » voyageurs ? Zygmunt Bauman note, avec justesse, qu’« un monde sans vagabonds, telle est l’utopie de la société de touristes  » (7)… Dans ce cas, la question ne se pose même plus !
La vie de bohème conduit au meilleur comme au pire : si Rimbaud ou Kérouac ont laissé derrière eux de beaux textes sur la déambulation volontaire, Hitler, plus infâme génocideur de notre siècle pourtant friand en massacres, a vagabondé entre 1907 et 1912 dans les rues de Vienne à la recherche de petits boulots et d’un sens à sa vie : il deviendra même, pendant quelque temps et une fois dilapidées ses économies, clochard… Comme quoi, les parcours personnels de Hitler et de Jorg Haïder sont quand même différents ! Bref, en cette fin de millénaire, le SDF a remplacé le clochard, et l’exclusion la pauvreté. Mais les problèmes restent globalement les mêmes à la base ; d’autres mots ne suffisent pas à changer les maux à résoudre. Les jeunes quittent aujourd’hui leur campagne isolée ou leur cité invivable pour recréer du lien social et survivre à une absence de relations humaines. Ces « nomades du vide » envisagent toujours le départ mais rarement l’arrivée, leur périple est avant tout — et il risque de le rester — un voyage en aller simple. Le retour n’étant jamais garanti. Ces « zonards » rejoignent ici exceptionnellement les exilés : l’exil est un voyage imposé ainsi qu’un voyage d’aller simple.
L’histoire des nomades du vide, selon la « belle » expression de Chobeaux, est celle d’une fuite d’une réalité quotidienne insupportable pour aller à la rencontre d’autres gens dans le malheur. Si les nouveaux « zonards » sont les « hippies d’aujourd’hui », ils n’emportent pas avec eux les mêmes bagages. Leur moral n’est pas aussi bon et la route en général nettement moins longue. Par manque de carburant, de force, d’argent… On est également très loin des aventures beatniks, des périples routiers interminables et des expériences littéraires. De nos jours, l’errance et le nomadisme de certains ont perdu toute poésie qu’on pouvait lui trouver jadis. La vie d’errant est tout sauf « exotique » ou « folklorique », c’est avant tout une vie gâchée, triste, sans arrêt sursitaire, sinon suicidaire…

Tous touristes ?

Nous sommes toutes et tous touristes, volontairement ou non : « nous sommes tous des gens du voyage » écrit Z. Bauman. Le tourisme est partout en vogue et le voyage est même « tendance ». Comme la « crise », le chômage, la pauvreté. Même s’il est sans doute préférable d’être touriste que chômeur. Mais aujourd’hui l’un rejoint l’autre ou plutôt les deux termes (des emplois « nouvelle formule » ?) tendent à se confondre. L’industrie touristique génère des emplois et des recettes là où d’autres secteurs, l’enseignement par exemple, n’en suscitent plus guère. A ses heures, le chercheur se fait touriste, mais plus souvent encore le touriste se fait chercheur. Touriste est un « emploi », une situation, un état, bref une fonction bien plus facile à dénicher que celle de chercheur.
Dans l’Europe de l’an 2000, le chercheur cherche avant tout du travail. Après on verra, car rien n’indique qu’il cherchera beaucoup dans le travail qu’il aura trouvé... ou qu’il espère trouver ! Comme le dit si justement l’adage populaire : « Des chercheurs qui cherchent (un emploi) on en trouve, des chercheurs qui trouvent (un emploi) on en cherche ». L’essentiel du travail de recherche d’un jeune chercheur ne consiste-t-il pas à rechercher du travail ? Et puis de le trouver... à force de voyager d’entretien d’embauche en entretien d’embauche, d’ANPE en ANPE, de région en région, etc. Mais si le travail c’est la santé, et si le spectre du chômage hante certains esprits (dont ceux traumatisés à la seule idée d’aller travailler 35 heures au lieu de 39), mieux vaut travailler voire même s’installer à son compte comme touriste, en général de longue durée voire permanent (finies enfin les vacances trop courtes !), la santé quant à elle ne s’en portera que mieux. Surtout si l’hébergement est à la hauteur et le soleil au rendez-vous...

La route est ouverte à tous, du moins en apparence.

Chercher du travail peut se révéler être un travail harassant. A certains, la civilisation des loisirs, tant annoncée, paraît bien lointaine. Inabordable, impensable même. Dès 1919, Bertrand Russell — qui prônait la journée de quatre heures — notait déjà, sans jamais avoir été entendu depuis : « Le fait de croire que le travail est une vertu est la cause de grands maux dans le monde moderne, et que la voie du bonheur et de la prospérité passe par une diminution méthodique du travail ». Après le labeur, le loisir aussi attise le conflit social : « L’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches » rappelle l’auteur : « Je veux dire qu’en travaillant quatre heures par jour, un homme devrait avoir droit aux choses qui sont essentielles pour vivre dans un minimum de confort, et qu’il devrait pouvoir disposer du reste de son temps comme bon lui semble. Dans un tel système social, il est indispensable que l’éducation soit poussée beaucoup plus loin qu’elle ne l’est actuellement pour la plupart des gens, et qu’elle vise, en partie, à développer des goûts qui puissent permettre à l’individu d’occuper ses loisirs intelligemment  » (8). Des propositions que nous pouvons prendre telles quelles pour aujourd’hui. Pour demain. Loin d’être un loisir reposant, partir à la recherche d’un emploi est pour beaucoup de nos contemporains un voyage douloureux et sans issue. A l’instar de l’île déserte inaccessible du bout du monde, l’emploi recherché exige de la part du voyageur intrépide patience et organisation, courage et traitements particuliers ! L’entreprise peut s’apparenter à une aventure autrement plus exotique que les tribulations périodiques et vacancières dont l’objectif se résume à la conquête des plages méditerranéennes... Déjà, nombre de ces aventuriers du travail perdu s’orientent vers des continents pour leur part retrouvés et souvent très éloignés... Si tout le monde ne peut espérer s’envoler dans les airs à bord du Concorde (mais est-ce vraiment recommandable ?), ou même d’un quelconque vol charter, la route, elle, est ouverte à tous. Du moins en apparence.
La difficulté majeure consistant à ne pas rester sur le bas-côté. Car si tous les chemins mènent à Rome ou ailleurs, beaucoup de migrants volontaires ou non restent sur le bord de la route, et pas seulement les auto-stoppeurs malchanceux. Du mendiant au routard, en passant par le réfugié et l’exilé, du SDF affamé au fils de PDG en quête d’émotions fortes, la route appelle une foule composite. Faire la route est une alternative offerte, en principe, à tous. Mais en général la manière et la finalité du voyage des uns et des autres diffèrent. Considérablement. Notre société a l’époque qu’elle mérite. Et, sous des formes renouvelées et repensées, le secteur touristique ne cessera de se développer. Alors demain, tous touristes (9) ?

Tourismes tous risques !

Et dans la boîte à touristes, on trouve de tout. Comme par exemple les reality tours qui consacrent le succès d’un tourisme politiquement correct. A ne pas confondre avec un tourisme intelligent ! Ce tourisme en vogue surtout aux Etats-Unis fait commerce touristique de la misère. Global Exchange, une association de San Francisco, s’est spécialisée dans l’organisation de voyages vers les lieux de misère, d’exploitation et de conflits de la planète. Voici quelques voyages de leur catalogue : une exploration californienne conduit les touristes dans des centres de détention de mineurs ou dans les plaines du centre où ils peuvent rencontrer des travailleurs « qui assurent la cueillette des fraises et sont, au premier chef, concernés par la toxicité des pesticides. Les séquoias du nord de la Californie et la déforestation qui menace l’écosystème sont l’objet d’une autre investigation ». Cela dit, Global Exchange aux Etats-Unis, comme plus récemment Cosmopolitis en France, proposent des voyages qui, s’ils restent discutables (mais tout voyage organisé l’est alors également !), suscitent réellement la réflexion et affichent clairement leur volonté d’agir dans le champ du « social ». D’autres agences spécialisées ne s’encombrent pas de tels efforts et/ou alibis !
Le reality tour le plus populaire, et le plus délirant, est ailleurs : « Beyond Borders, trois jours à la frontière mexicaine qui, pour 500 dollars, permettent des contacts directs avec la population locale, les immigrés clandestins, la patrouille de la frontière, les organisations pour les droits de l’homme. Sans oublier la visite des maquiladoras, ces ateliers de confection situés sur la frontière, et sans négliger l’évocation des problèmes de pollution » (Le Monde, 10-11 janvier 1999). Drôle de tourisme que ce tourisme malsain où les plus misérables ne sont peut-être pas ceux qu’on croit… Cela me rappelle les paroles d’un Américain rencontré au Mexique en 1987. Alors que je me trouvais à Chihuahua, on apprenait la mort de plusieurs Mexicains clandestins asphyxiés dans le train transfrontalier : un touriste étasunien attablé dans un bistrot laisse échapper : « On ne voyage pas gratis, moi je paie bien mon billet d’avion pour venir jusqu’ici ! ». Les Mexicains juste à côté de lui ont apprécié à leur manière et sont sortis du bar… Le voyage-dérapage se mue en voyage-ravage.
Mais il y a touriste et touriste ! Le touriste a le tort de rendre amères les saveurs exotiques du simple fait de sa présence embarrassante. Circulant, se transportant, chosifié même, il se voit accusé de banaliser le monde et d’en atténuer le désir d’en faire le tour. Il irait selon ses détracteurs jusqu’à assassiner le sens profond du voyage à force de le questionner et de le désacraliser. Ce n’est pas tant la timide démocratisation du voyage qui rend caduque la distinction imaginaire entre touriste et voyageur que la volonté des touristes de marcher dans les pas des voyageurs !
De nos jours, les touristes comme les voyageurs se mettent à rêver un monde sans touristes, d’où l’excitation facilement perceptible parmi les pratiquants de l’aventure lorsqu’une « nouvelle » destination s’ouvre à eux : hier Cuba et le Viêt-Nam, aujourd’hui, le Laos, la Birmanie, le Bhoutan… Demain, le Congo démocratique, la Corée du Nord, l’Afghanistan, voire le Timor-Oriental ou le Kosovo ? Où sont passés le temps et la place pour réapprendre à flâner au gré de l’envie, à cheminer librement avec l’autre, à musarder au fil de l’ailleurs du moment, dans ce florilège de lieux à collectionner, de séjours parfois aussi rapides qu’ils ne laissent guère le temps de tamponner tranquillement les visas aux frontières ? Visiter le monde par le biais du voyage, c’est aussi tenter de comprendre l’univers qu’on parcourt, saisir sinon vivre les réalités sociales locales, ne jamais nier le rôle de l’histoire ni surtout occulter la place du politique dans le présent et le devenir des sociétés. Le regard politique porté sur le voyage forge les convictions et ouvre les portes du réel à celui qui sait écouter avec son cœur et contempler de ses yeux l’univers qui l’entoure.
Pour reprendre la classification du nomadisme contemporain établie par Jacques Lacarrière, on peut espérer que demain les voyagés, ces adeptes du tourisme trop organisé et trop facile, rejoignent en actes sinon en esprit les voyageurs, ceux qui font du voyage un enrichissement personnel et une rencontre avec autrui (les voyageants sont « immuables » car l’homme qui travaille ou qui chôme — du PDG au SDF en passant par le VRP — ne peut survivre sans se déplacer). Les touristes-voyageurs sont tributaires de l’époque et de la société dans laquelle ils vivent. La tendance actuelle est à l’essor d’un tourisme de plus en plus élitiste, spécialisé et exigeant. Les voyages lointains sont en hausse mais vont de pair avec la redécouverte du patrimoine national. La face sombre réside dans l’observation d’une évolution parallèle à celle des sociétés à deux vitesses : la ségrégation touristique entre voyageurs pauvres et riches rejoint celle qui traverse les pays de la majeure partie de l’humanité. Malheureusement.

Réapprendre à voyager !

A notre époque hantée par les incertitudes du quotidien, l’évasion passe de plus en plus par l’effacement. Ce voyageur moderne n’entre pas seulement dans la clandestinité, il brouille surtout le sens mythique du voyageur : où est-il parti ? Au bout du monde pour un an ou voir un ami dans la rue d’à côté ? Combien de fois ne m’a-t-on pas demandé, alors que je partais un ou deux jours « quelque part » en France, si je revenais avant six mois, voire si je restais définitivement « là-bas » ? Le voyage ne s’est jamais autant inventé, fabriqué, pensé qu’à l’heure actuelle. Jadis, tout le quartier savait l’itinéraire du périple dans ses moindres détails, de nos jours les voisins n’ont plus que les volets fermés pendant de longues périodes pour s’apercevoir de l’absence, de la disparition du voyageur. On s’en va maintenant sur la plante des pieds, on hésite à annoncer le départ, on cultive le flou sur les dates ou les destinations, etc.
Le voyage nous invite secrètement à entrer par une porte dérobée… Trop de stress, trop de pressions de toutes parts, trop de technologie et trop de consommation, trop de travail, trop de chômage, trop de communication, trop de solitude, trop de paramètres remettent en cause le sens du voyage. Notre société survit d’excès comme elle en meurt : accumulation, matérialisme, consommation, gaspillage, etc. Trop c’est trop. Partir aujourd’hui, c’est d’abord quitter tout cela. Partir, c’est « se mettre au vert », se retirer pour mieux se cacher et se protéger d’un monde devenu fou et sans cesse en ébullition ! Ce n’est pas par hasard que les voyagistes jouent à fond la carte du « retour à la nature » et de « la nostalgie des origines ». Des valeurs sûres lorsque le temps se fait mauvais et incertain.

Prendre son temps pour vivre au rythme de l’homme et de la nature.

Le touriste-voyageur est celui qui s’accommode de cette vision du monde, le flâneur-badaud est celui qui se met en rupture de l’ordre qu’on lui impose ; il est celui qui voyagera aussi bien chez lui qu’au loin, celui qui fera l’effort de prendre son temps pour vivre au rythme de l’homme et de la nature. Il est en révolte contre son temps ; un temps qui n’est pas le sien et auquel il a du mal à s’identifier. Mais il est l’espoir d’un tourisme tant responsable qu’altruiste. Jean Chesneaux en fait son art du voyage : « Accepter d’être un voyageur du monde tel qu’il est, c’est sans doute le prix à payer, pour pouvoir légitimement s’interroger sur le devenir à la fois pluriel et unifié des sociétés contemporaines. (…) Voyager dans le monde, c’est philosopher sur le monde, c’est s’interroger sur l’équilibre toujours instable qui s’établira peut-être entre les pesanteurs de l’uniformité et les forces restées bien vivantes de la diversité » (10).
Revisiter le sens du voyage c’est aussi donner du temps au temps plutôt que d’essayer en vain de négocier avec le temps. Vivre c’est avant tout prendre son temps, et on ne négocie pas avec la vie : « A nous d’apprendre à nous débrancher du temps productif sans arrêt qui nous poursuit de plus en plus ; ne fut-ce que par Internet, nos téléphones portables et l’entrée dans le temps planétaire de l’époque globale. C’est pourquoi, pour de plus en plus de gens, l’idée de durée du travail ne peut plus avoir un sens précis : sans dépaysement par le voyage, sans écoute des programmes télévisuels, sans lecture, sans sport, que deviennent la compétence et la productivité ? Quand cesse-t-on de réfléchir à son métier, d’enrichir ses compétences ? » (11). Ce qui revient en quelque sorte à ne jamais cesser de travailler…
Par ailleurs, comment ne pas s’interroger sur ce mode de vie urbain, cette urbanité envahissante, qui tous les jours davantage s’installe dans nos corps et nos esprits. Le retour à la nature est d’abord une concession octroyée à la civilisation urbaine : ce n’est pas tant le revival d’une ruralité perdue que la ville à la campagne auquel on assiste ! « L’urbanité a quitté la ville, elle est maintenant partout » juge Jean Viard, avant de considérer qu’il est désormais important de mener une politique d’aide aux départs en vacances dans les quartiers dits difficiles, car « en société nomade, le voyage est devenu nécessaire à l’intégration ». Un champ de réflexion fécond qui ne peut se développer sans analyse de fond de nos nouveaux modes de consommation des voyages : « Nos stratégies individuelles et collectives sont de plus en plus dominées par l’aléatoire et de moins en moins par la prévision et la planification. C’est un grand atout pour les populations aisées et sécurisées pour qui le jeu de la vie en est extraordinairement stimulé, mais c’est évidemment un grand handicap pour les plus faibles et les plus démunis » (12).
Bref, on semble inexorablement se diriger vers une société à vivre et non plus vers une société à produire, où nous serons appelés à inventer et commercialiser de nouveaux temps libres. Nulle raison donc de verser dans la nostalgie passéiste des hypothétiques « grands » voyages, l’avenir nous invite à des combats autrement plus passionnants en ce qui concerne la philosophie nomade, le voyage autrement, les vacances pour tous, etc.
Il n’y a en ce moment pas plus d’invasion de touristes dans des milieux culturels fragiles qu’il n’y avait jadis d’invasions de barbares armés jusqu’aux dents pour mettre à sac l’Europe du bas Moyen Age ou, qu’il n’y aurait aujourd’hui d’invasion de la France par des immigrés, voleurs d’emplois et de femmes en prime, venus de l’autre côté de la Méditerranée… Mais partout et toujours, une rencontre est d’abord une confrontation. L’invasion touristique tant contestée de nos jours — souvent sur un ton qui frôle l’hypocrisie — a cela de novateur et même de remarquable : c’est qu’elle se veut — et l’est en général — pacifique. Conquistadors, missionnaires et colonisateurs d’autrefois n’ont jamais pu prétendre un instant à cette authentique vertu. Qu’on le reconnaisse ou non, l’échange a — en général — remplacé le vol. Les touristes, en dépit de leurs errements et parfois de leurs suffisances, cherchent avant tout à découvrir, à rencontrer, à partager. Et non plus à imposer, à exploiter, à piller. Il reste évidemment de dramatiques et fâcheuses exceptions.
Ces voyageurs abuseurs de l’autre et de l’ailleurs doivent impérativement devenir l’exception qui confirme la règle. Mais la plupart des touristes-voyageurs ont soif d’horizons nomades et affichent de louables intentions quant à leur impatient besoin de partance. Même si parfois ils ne savent pas ce qu’ils font, négligent les conséquences dramatiques de leurs actes, et sous-estiment l’impact des traces de leur bref passage dans quelque hameau retiré de la planète. Il demeure que si nombre de voyageurs restent fascinés par l’esprit de conquête — qui n’est pas sans rapport avec l’idéologie capitaliste occidentale faisant de la compétition une « vertu » moderne — il s’agit davantage de la conquête de soi que de celle des autres. A bien choisir, ne vaut-il pas mieux voyager pour témoigner de la richesse mais aussi de l’étrangeté d’autres peuples et cultures, plutôt que combattre ce qui défie notre savoir et s’acharner contre ceux qui nous exacerbent par le seul fait d’être différents ou de penser autrement ? Le choix paraît simple et même évident mais malheureusement son application laisse encore à désirer…
Au-delà du tourisme, il s’agit de repenser le voyage à l’aune du nomadisme pris en tant que philosophie de vie, et peut-être de survie… En préambule à son ouvrage L’esprit nomade, au titre programmatique sinon annonciateur, Kenneth White relevait que « notre temps manque singulièrement d’espace et de respiration », avant de proposer « d’agrandir le champ de l’exploration, d’ouvrir une aire culturelle où les énergies circuleraient plus librement ». Et le poète et intellectuel nomade de souligner avec force que le mot « nomade », déjà tant galvaudé ici ou là, désigne avant tout un « mouvement qui s’amorce vers un nouvel espace intellectuel et culturel. (…) Ce dont il est question ici n’est pas une affaire de mode, mais de monde » (13).

Franck Michel

Anthropologue et historien, associé au bureau de chercheurs et d’auteurs Homnisphères (Paris), directeur de la revue Histoire et Anthropologie et co-responsable du Centre de recherche sur le voyage (Strasbourg).
Derniers ouvrages : Désirs d’Ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages (Armand Colin, 2000), L’Indonésie éclatée mais libre. De la dictature à la démocratie (L’Harmattan, 2000), En route pour l’Asie. Le rêve oriental chez les colonisateurs, les aventuriers et les touristes occidentaux (rééd. L’Harmattan, 2001).

(1) Jean Viard, Court traité sur les vacances, les voyages et l’hospitalité des lieux, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2000.
(2) Cet article est une version plus longue et revue de mon article « Tourisme moderne entre misère et business » paru dans le Monde diplomatique du mois d’août 2000.
(3) Voir le reportage photo de Javier Bauluz qui illustre l’article du journaliste marocain Ali Lmrabet, intitulé « Dans la peau d’un ’brûleur de frontières’ », in Courrier International, n°522, 2-8 novembre 2000, pp. 46-50.
(4) Jean Viard, Court traité sur les vacances, les voyages et l’hospitalité des lieux, op. cit.
(5) Malek Chebel, Du désir, Payot, 2000.
(6) Daniel Cohen, Nos temps modernes, Flammarion, 2000.
(7) Zygmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Hachette, 1999.
(8) Bertrand Russell, Eloge de l’oisiveté, Allia, rééd. 2002.
(9) Cf. mon ouvrage Désirs d’Ailleurs. Essai d’anthropologie des voyages, Armand Colin, Coll. « Chemins de traverse », 2000, ainsi que sous ma direction, Tourismes, touristes, sociétés, L’Harmattan, 1998.
(10) Jean Chesneaux, L’art du voyage, Bayard, 1999. Lire aussi P. Sansot, Chemins aux vents, Payot, 2000.
(11) Jean Viard, Court traité sur les vacances, les voyages et l’hospitalité des lieux, op. cit.
(12) Ibid.
(13) Kenneth White, L’esprit nomade, Grasset, 1987, préface.

Silence existe grâce à vous !

Cet article a été initialement publié dans la revue papier. C'est grâce à vos abonnements et à la vente de la revue que nous pouvons continuer à proposer des alternatives à la société consumériste et destructrice actuelle. Sans publicité, sous forme associative, notre indépendance et notre pérennité dépendent de votre engagement humain et financier !

S'abonner Faire un don Participer