Dossier Alternatives Décroissance

Quel travail dans une économie de décroissance

Aurélien Boutaud

Dans une économie de croissance, la décroissance est synonyme de récession : elle se traduit irrémédiablement par la destruction d’emplois et la montée du chômage. Si la décroissance est donc souhaitable afin de réduire notre empreinte écologique, le seul moyen de la rendre acceptable sur le plan social consiste à sortir de l’économie de croissance et à repenser notre rapport au travail.

Comme l’écrivait Kenneth Boulding, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou soit un économiste. » Pour cesser de détruire la planète et partager plus équitablement les ressources, une solution de bon sens consiste donc à faire décroître les économies les plus opulentes – celles dont l’empreinte écologique est la plus forte. Pourtant, dans une économie productiviste telle que la nôtre, c’est paradoxalement la décroissance qui s’apparente à un projet fou. Pourquoi un tel paradoxe ? Tout simplement parce que, dans une économie de croissance, une telle décroissance porte un nom : la récession ! Et celle-ci est synonyme de chaos social, notamment en termes d’emplois. Ainsi, pour contrer la destruction d’emploi liée aux gains de productivité du travail, la réponse productiviste a toujours été la même : faire croître la demande… c’est-à-dire consommer plus, toujours plus (voir encart) !

La mécanique productiviste et l’emploi : bienvenue chez les Shadocks !

Depuis la révolution industrielle, les économies modernes se caractérisent par une augmentation continue de la productivité du travail. Autrement dit, grâce notamment à la mécanisation et à l’automatisation des tâches de travail, on produit davantage de biens et de services avec de moins en moins de travail humain. Par exemple, la mécanisation de l’agriculture a permis d’augmenter considérablement la productivité du travail, réduisant ainsi le nombre d’heures de labeur humain nécessaire à la production d’une tonne de céréale ou de légumes. L’automatisation des chaînes de production a eu la même conséquence dans le domaine industriel pour les biens manufacturés, et l’informatisation a aujourd’hui des effets similaires dans les services. En toute logique, à population active constante et à temps de travail constant – donc à quantité de travail constant – une hausse de la productivité du travail de 2 % par an conduit mécaniquement à une croissance de la production équivalente. A partir des années 1950, ces gains de productivité ont alors mené à une surproduction dans de nombreux domaines : c’est à dire que la production (l’offre) s’est avérée supérieure à la demande. La réponse apportée a consisté à stimuler la demande, notamment en développant la publicité et le marketing, afin d’écouler la surproduction. Dans ce scénario, les gains de productivité sont donc essentiellement absorbés par une augmentation artificielle de la consommation : c’est évidemment le début de ce qu’on a appelé la société de consommation. Dans ce contexte, il faut consommer toujours plus, à l’image des Shadocks qui pompent et pompent éternellement. Car sans cette croissance continue de la consommation, les gains de productivité se traduiraient par une destruction nette d’emploi, une augmentation du chômage, un risque de déséquilibre des systèmes de financement du chômage... bref, une apocalypse économique et sociale.

Evidemment, tant que nous resterons piégés dans cette dynamique productiviste, la croissance restera probablement l’obsession majeure de nos dirigeants. Et l’unique sortie possible du marasme écologique sera celle de la "croissance verte" et de ses miracles technologiques. Un projet dont on sait malheureusement à quel point il est à la fois irréaliste et dangereux (voir encart).

La croissance verte : une idéologie irréaliste et dangereuse

Pour les productivistes, la réalité économique est simple : en France par exemple, les gains de productivité étant à peu près de 2 % par an, il faut 2 % de croissance par an pour préserver l’emploi – à population active et durée du temps de travail constants. Pourtant, sur un siècle, une croissance de 2 % par an équivaut à multiplier le produit intérieur brut (PIB) par 6, 5. Ce qui signifie que nos arrières-petits-enfant devront produire et consommer 6, 5 fois plus que nous ! Dans le même temps, si nous voulons éviter le naufrage écologique et climatique tout en partageant équitablement les ressources mondiales, il s’agira de diviser par trois notre empreinte écologique et par quatre nos émissions de CO2. Autant le dire : les scénarios de "croissance verte" sont irréalistes dans les pays du Nord. A moins d’imaginer des gains de productivité "écologique" gigantesques : OGM, biologie de synthèse, refroidissement artificiel du climat, etc. La croissance verte est donc une idéologie soit irréaliste, soit dangereuse... à moins qu’elle ne soit les deux à la fois ! Manque de chance : c’est la seule hypothèse envisagée par les institutions et les partis politiques traditionnels.

Consommer moins et sortir de la société du travail…

Pour que la décroissance ne se traduise pas en catastrophe sociale, il faut donc sortir du productivisme, c’est-à-dire inventer une forme d’économie qui n’a pas besoin de croissance. Une première piste consiste à investir les gains de productivité non pas dans la croissance de la production, mais dans la réduction et le partage du temps de travail. Car, comme le rappelle par exemple Tim Jackson, si la productivité est trop élevée par rapport à un niveau de consommation jugé soutenable, alors le plus efficace est de "faire chuter le nombre total des heures effectuées par la force de travail. Durant une récession, ce scénario entraîne généralement le chômage. Mais il y a une autre possibilité. Nous pourrions aussi commencer à partager systématiquement le travail disponible de façon plus équitable au sein de la population ."

Pour imaginer concrètement ce que cela suppose, on peut par exemple se demander ce qu’il serait advenu si, depuis les années 1950, les gains de productivité avaient été investis intégralement dans le partage et la réduction du temps de travail (au lieu de l’augmentation de la production et de la consommation). Eh bien… nous travaillerions aujourd’hui environ un jour par semaine ! Nous aurions certes le niveau de vie matériel des années 1950, mais nous serions sortis de la société du travail. Ce projet d’émancipation est au cœur de la pensée d’auteurs comme André Gorz ou Murray Bookchin. En partant de la situation actuelle, ces derniers imaginent une réduction de la production et de la consommation marchande dans une optique qui n’est pas contraignante et austère, mais qui se présente au contraire comme une promesse d’émancipation. Une société dans laquelle le travail salarial ne serait plus la condition d’accès à l’intégration sociale. Certes, il s’agirait de produire et consommer moins (voire beaucoup moins) mais avec, comme contrepartie, la possibilité de disposer de son temps autrement, notamment pour des tâches qui visent une forme de "développement humain", pour reprendre les termes d’André Gorz : s’instruire, se divertir, faire son jardin, cuisiner, aider ses amis ou ses voisins, s’investir dans la gestion des affaires publiques… bref, produire et autoproduire toutes sortes de choses que, faute de temps, le système productiviste nous oblige à déléguer et à marchandiser – par exemple : "je n’ai pas le temps de faire la cuisine ni de faire mon jardin, donc j’achète des plats industriels surgelés" ou "je n’ai pas le temps de m’occuper de politique, donc je délègue mon pouvoir de citoyen à des professionnels ", ou "je n’ai pas le temps de m’occuper de mes enfants donc je les confie à une garderie", etc.

…ou produire mieux, en créant des emplois ?

D’autres auteurs pensent que ce sont plutôt les gains de productivité qui devront être réduits. Pour une partie des écologistes et des décroissants, il ne fait pas de doute que la productivité du travail va s’effondrer dans les années ou décennies à venir du fait de l’affaissement de la disponibilité des énergies fossiles – car ce sont elles qui ont en grande partie permis les gains de productivité dans les secteurs industriel et agricole. A cause du pic pétrolier, on pourrait alors assister à une réorganisation profonde de la production, notamment marquée par une relocalisation, à l’image de ce que commencent à mettre en œuvre les initiatives de transition . Dans ce scénario, on peut imaginer que ce n’est pas forcément le travail qui manquera ; par contre, un tel bouleversement suppose probablement un transfert considérable de main d’œuvre des secteurs tertiaires (services) vers le primaire (agriculture) et le secondaire (industrie, artisanat).

Un nombre grandissant de personnes pensent que cette baisse de productivité doit être rapidement organisée et planifiée : non seulement parce que les contraintes physiques vont nous l’imposer, mais aussi et surtout parce que cette perspective est socialement souhaitable. C’est par exemple ce que pense Jean Gadrey. Constatant les ravages du productivisme sur l’environnement et sur le tissu social, cet économiste en tire la conclusion qu’il est temps de "cesser la course à la productivité ". Car dans de nombreux secteurs, cette course se fonde sur la quantité mais elle se réalise au détriment de la durabilité et des liens sociaux.

Ce raisonnement est tout aussi juste dans le secteur des services que dans celui de l’agriculture ou de l’industrie : produire plus signifie souvent produire moins bien, avec moins d’emplois et avec davantage de dégâts causés à l’environnement. Il faut donc "déproductiviser" l’économie, sans forcément attendre le choc pétrolier. Par exemple, si le secteur agricole se convertissait intégralement à des modes de production biologiques organisés en circuits courts, "l’emploi dans l’agriculture, qui n’a cessé de décroître depuis la révolution industrielle (…), devrait augmenter pour satisfaire une demande ‘durable’, avec des prix ‘durables’ (plus élevés) incorporant des exigences nouvelles ". Plus de "durabilité" signifierait donc plus d’emplois et moins d’effets négatifs sur l’environnement, sans pour autant qu’il y ait forcément croissance. La Fédération nationale de l’agriculture biologique a ainsi montré que le passage de la production agricole pétrochimique à une production biologique nécessiterait des milliers d’emplois supplémentaires (cité par Serge Latouche ). En généralisant ce raisonnement qualitatif, Jean Gadrey recense les secteurs dont le nombre d’emplois devrait progresser et ceux dans lesquels on devrait assister à une baisse dans les décennies à venir, dans une perspective de transformation écologique de l’économie (par exemple : plus d’emploi dans les énergies renouvelables et les économies d’énergie ; moins d’emploi dans le secteur du nucléaire ou de l’automobile, etc.). Même s’il ne fournit pas d’estimation quantitative, l’auteur constate toutefois que "les secteurs où l’emploi serait appelé à progresser ne sont pas moins nombreux que les autres ".

Produire mieux, c’est bien… consommer moins, c’est encore mieux !

Au final, dans une économie écologique, il faudra à la fois produire mieux et moins. Or produire mieux (plus proprement et localement) nécessitera plus de travail, tandis que consommer moins nécessitera moins de travail. Et personne aujourd’hui ne saurait dire avec certitude si le passage à une telle économie post-croissance se traduira par la création ou la destruction nette d’emplois. Raison supplémentaire pour partager le travail plutôt qu’en faire un élément qui "restaure les pires formes de domination, d’asservissement, d’exploitation, en contraignant tous à se battre contre tous pour obtenir ce ‘travail’", comme l’écrivait déjà André Gorz dans les années 1990 .

La seule certitude, finalement, c’est que le travail ne va pas manquer dans au moins un domaine : celui de l’imagination politique. C’est malheureusement dans ce secteur que les productivistes de tous poils sont les moins… productifs !

Aurélien Boutaud

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