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Pourquoi j’ai détruit un champ d’essais

Isabelle Stengers

Lors de son passage en procès le 17 novembre dernier, à Namur, Isabelle Stengers, connue pour ses nombreux ouvrages critiques sur le scientisme, a rendu publique cette lettre ouverte au tribunal.

Je m’exprime ici personnellement car chacun d’entre nous a pris personnellement la décision qui l’a amené face à ce tribunal. Je voudrais d’abord rappeler qu’en ce qui me concerne, et en ce qui concerne d’autres inculpés, cette décision a inclus le témoignage que nous avons accepté de faire lorsque les gendarmes nous ont interrogés, et qui constituent la seule preuve contre nous.
Il ne s’agit pas de désigner deux catégories de prévenus, surtout pas, mais de souligner que le délit dont nous sommes accusés est inséparable, pour tous, des raisons qui ont été présentées devant ce tribunal par les témoins que vous avez bien voulu entendre. L’action qui nous est reprochée avait pour première motivation de demander à l’opinion publique et aux politiques de penser à l’avenir qui se prépare et nous semble redoutable. Il était normal que nous acceptions un procès où deviendraient publiques les informations, je dis bien les informations au sens factuel du terme, et non les arguments appartenant au débat d’idées, qui portent sur cet avenir.
Je vous suis reconnaissante, Madame la Présidente, pour la manière dont vous avez tenu compte de cette singularité en acceptant d’écouter nos témoins.
Mon métier d’enseignante et les livres que j’ai écrits sont largement consacrés à la question du rôle des sciences, et de l’argument d’autorité scientifique, dans nos sociétés modernes. J’y plaide le caractère crucial d’une démocratie vivante, où ceux qui sont intéressés à une décision sont reconnus comme interlocuteurs légitimes, ayant le pouvoir d’objecter et de mettre à l’épreuve la fiabilité des experts.
J’y montre les raisons de la fiabilité des productions scientifiques spécialisées, liées précisément à ce que toute la communauté compétente a pour rôle légitime d’objecter et de mettre à l’épreuve.
J’y souligne le déséquilibre qui se produit lorsqu’une proposition issue des sciences sort des lieux de recherche, car à ce moment-là, nul ne contrôle plus que toutes les objections qu’elle peut soulever ont été prises en compte et évaluées. Si l’URSS a été le cadre de désastres écologiques terribles, c’est parce que les objecteurs y étaient persécutés.

Le rôle des objecteurs

La relative sécurité de nos industries, de l’industrie nucléaire notamment, est directement liée au fait que dans nos pays il est possible, il est encore possible d’objecter, et de prendre les moyens de faire connaître ses objections, sans risquer sa liberté, voire sa vie.
Je dis bien faire connaître ses objections, et pour cela, enseigner et écrire des livres est tout à fait insuffisant.
En effet, ce genre de production est bien incapable de mettre en question la différence entre les experts reconnus comme faisant autorité et ceux ou celles, dont je fais partie, à qui on demande de ne pas se mêler de ce qui n’est pas censé les regarder. C’est là que nous nous heurtons aux limites de la démocratie telle qu’elle fonctionne actuellement.
Comme je l’ai écrit dans mon livre Sciences et pouvoirs, du point de vue de sa fiabilité, nos sociétés modernes ont la science qu’elles méritent, fort peu fiable en l’occurrence là où les pouvoirs ont la liberté de nommer leurs experts. Non pas au sens où ceux-ci, comme individus, seraient corrompus, mais parce que le choix de tel type d’experts plutôt que d’autres prédétermine les problèmes qui seront pris en compte et ceux qui seront jugés secondaires.
C’est ce que Jacques van Helden vous a confirmé pour le cas des OGM : l’expertise est dominée par des biologistes de laboratoire qui n’ont que peu d’expérience de ce qui se produit dans les champs, et aucune expérience des conséquences socio-économiques des innovations agricoles, mais qui jugent en revanche normal et légitime que leurs « réussites » biotechnologiques soient synonyme de progrès.
Quand l’invitation m’est parvenue de participer à la rencontre à propos des OGM, je me suis considérée comme tenue, car l’engagement de ceux qui s’opposent aux OGM correspond très précisément à ce qui, pour moi, reste le privilège des régimes démocratiques, un privilège qui, à chaque fois, doit être réaffirmé aux risques et périls de ceux qui prennent les moyens d’objecter.
On entend beaucoup parler aujourd’hui de forums citoyens, où on demande à des personnes non impliquées d’écouter les arguments et les contre-arguments d’experts à propos d’une innovation, et peut-être une démarche de ce genre promet-elle un avenir plus démocratique, où les citoyens ne seront pas définis comme des ignorants.
Aujourd’hui, le poids d’une telle démarche est inséparable des actions d’opposition plus directes. C’est par exemple à cause de cette opposition, que des objections scientifiques qui n’avaient trouvé aucun écho ont été enfin entendues, que des questions ont enfin pu être posées, qu’en Grande Bretagne des informations hautement significatives ont pu être produites à propos de l’impact négatif de la mise en culture des OGM sur la biodiversité.
Dans le même pays, une vaste mise en débat public a eu lieu à propos des OGM ce printemps 2003. Et la première leçon que tiennent ceux qui ont suivi ces débats est hautement significative.

L’information conduit à l’opposition

Lorsque l’on réunit des personnes au départ sans opinion et qu’on leur soumet le dossier des OGM et l’ensemble des arguments contradictoires, « plus ils en apprennent moins ils sont favorables aux OGM ». C’est ce que je répondrais à ceux qui affirment que les pratiques minoritaires ne sont pas démocratiques, puisqu’elles usurpent la grande voix silencieuse de la majorité : c’est grâce à de telles pratiques qu’une innovation, qui était censée être acceptée sans problème au nom du progrès, est devenue pensable et discutable, bref « publique », et que nous pouvons savoir aujourd’hui que, convenablement informés, la majorité des citoyens la refuseraient plus que probablement.
Moi-même, qui me pensais plus ou moins au courant, j’en ai encore appris au cours de ce processus de mise en savoir public. En effet, j’avais d’abord cru, naïvement, que les champs d’essai devaient répondre aux questions portant sur les risques écologiques, et mon opposition venait de ce que je ne faisais pas confiance à ceux qui ont intérêt à ce que passe une innovation pour en interroger les inconvénients. Mais les disséminations volontaires d’OGM n’ont, globalement, pas cette fonction, elles répondent seulement aux pratiques usuelles des semenciers qui doivent sélectionner les semences et en vérifier la productivité.
Nous connaissons aujourd’hui le rapport de la Royal Society, qui lui, en effet, répond à certaines des questions et objections à l’encontre des OGM, c’est-à-dire les confirme, mais il ne peut le faire que parce que les moyens de le faire ont été pris, et cela par une institution officielle, en raison de l’opposition publique manifestée contre les OGM. En d’autres termes, c’est parce qu’il y a eu opposition que nous pouvons avoir des réponses à des questions que les semenciers, eux, n’ont jamais pris la peine et les moyens de poser.
On l’a dit et répété, les multinationales qui concentrent aujourd’hui la production des semences, des herbicides et des pesticides nous demandent d’accepter d’êtres des cobayes. Mais la situation est pire. C’est pourquoi j’ai parlé d’information factuelle, et non d’arguments. Nous ne sommes même pas des cobayes, car on utilise des cobayes pour découvrir l’inconnu. Mais ici, nous avons affaire à du connu, à des faits qui appartiennent au passé, ou qui, concernant les OGM, sont désormais établis.

Le mythe d’une « révolution verte »

Monsieur Lannoye, député Vert européen, vous a parlé des conséquences prévisibles pour le tiers-monde. J’ai souvent enseigné les dégâts écologiques et sociaux liés à ce qu’on a appelé la « révolution verte ». Ils sont non contestés, et j’avais cru que mémoire en était conservée, qu’on ne recommencerait pas, ou en tout cas que, discutant de nouvelles innovations techno-industrielles, leur mémoire serait présente, et contraignante. Il est effrayant de constater que rien n’a été appris.
Sans qu’aucune leçon ne semble avoir été tirée du passé, on propose de recommencer, de se lancer dans un type d’innovation dont les conséquences sont pourtant bien connues et décrites. Mais l’impact social et écologique des OGM concerne aussi nos pays. Et dans ce cas, l’avenir est déjà là : il suffit d’aller voir ce qui se passe au Canada. Percy Schmeiser vous a décrit les conséquences pénales, au Canada, de la contamination des champs, les poursuites engagées par Monsanto contre des agriculteurs qui sont, en fait, ses victimes.
Il y a quelques années, les biologistes experts affirmaient que les OGM resteraient confinés. Aujourd’hui, ils reconnaissent que c’est impossible, et que la coexistence entre cultures est condamnée. Mais les conséquences de cette impossibilité ne regardent pas les producteurs d’OGM : tous repoussent la possibilité d’assumer une quelconque responsabilité.
Ce sera aux Etats de décider sous la pression de ceux qui nous somment de ne pas entraver un progrès porteur d’emplois. Alors que, cela été dit et répété, le seul bénéfice escomptable de ces OGM est de diminuer encore l’emploi agricole.
On sait aussi que les conséquences écologiques seront graves, sont déjà graves au Canada, avec notamment l’apparition de mauvaises herbes résistantes aux herbicides, et d’insectes résistant aux pesticides.
La réponse des multinationales est qu’il suffira de trouver de nouveaux herbicides et pesticides. Mais peut-être (et même probablement) seront-ils plus nocifs pour l’environnement mais aussi pour la santé humaine que ceux dont nous disposons aujourd’hui. Nous serons contraints néanmoins de les accepter, malgré leurs conséquences nocives, car nous n’aurons alors pas le choix, nous serons mis au pied du mur : c’est cela ou un désastre agricole.
Un tel avenir n’inquiète pas les industries qui auront été responsables de l’inefficacité de ce que nous utilisons actuellement. Et, de leur point de vue, elles ont raison puisque c’est un avenir où nous serons devenus entièrement dépendants des produits qu’elles proposent, de la course à l’innovation dont nous serons devenus les otages.
On parle beaucoup de « développement durable » aujourd’hui, mais on a affaire ici à l’exemple même de développement non durable, d’une course en avant sans fin, de plus en plus coûteuse et sans doute de plus en plus destructrice. Mais extrêmement profitable pour les industries au pouvoir desquelles nous serons tombés pieds et poings liés. Ces industries pour qui cet avenir gravement menaçant est synonyme de profit.
Madame la Présidente, en affirmant ma participation à l’action sur les champs de Monsanto, je ne revendiquais pas une action qui aurait eu un but ou une intention de « destruction méchante ». Il s’agissait d’une action ayant pour seule finalité de participer à ce qui, j’en ai l’intime conviction, est le seul moyen de défense un tant soit peu efficace à la disposition de ceux et celles qui perçoivent la menace grave qui pèse sur notre avenir commun.
Je suis ce qu’on appelle une académique, j’écris et je parle de cette menace, ce sont mes modes d’action usuels, mais j’en connais les limites. C’est pourquoi je me sens honorée et fière d’être aujourd’hui devant vous, d’avoir eu le grand privilège d’être associée à une action qui fait partie d’un mouvement vaste et profond dont peut-être, il faut être optimiste, on parlera dans l’avenir comme celui qui a permis au développement dit durable de cesser d’être un voeu pieux, un mot vide, pour devenir une question qui oblige à penser, à imaginer, à faire attention.

Isabelle Stengers
professeur de philosophie à l’université libre de Bruxelles

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