Article Alternatives Décroissance Transition

Décroissance et revenu de base

Michel Bernard

Le débat sur le revenu de base s’enrichit régulièrement. Nous revenons sur le sujet avec Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet et Anisabel Veillot, co-auteurs d’ Un Projet de Décroissance – Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (1) et membre du Parti(s) pour la décroissance.

Silence : il existe différentes approches du revenu de base inconditionnel, quelles sont les positions dans le monde de la décroissance ?
Il existe effectivement plusieurs approches du revenu de base. Derrière chaque approche, même si elle est présentée comme neutre, il y a un toujours projet de société. Si ce projet n’est pas clairement identifié, les débats deviennent faussés et confus, car chacun y projette ce qu’il veut. C’est pour cela que nous insistons pour que l’outil et son projet soient toujours présentés simultanément.
Au sein de notre mouvement, le principe de garantir à tous une vie digne et de trouver des leviers pour sortir des mécanismes de la société de croissance est partagé. Un revenu de base qui s’inscrirait dans un tel projet émancipateur pourrait tout à fait satisfaire les « décroissant-e-s ». A ce titre, le « revenu pour tous » porté par Baptiste Mylondo, ou la « dotation inconditionnelle d’autonomie » que nous présentons dans notre ouvrage, sans pour autant faire l’unanimité, sont régulièrement évoqués par des partisans de la Décroissance.

Le revenu de base ne doit pas être une béquille à un système malade

A l’inverse, les décroissants s’opposent majoritairement aux projets d’allocation universelle, qui n’aurait pour but que d’acheter une paix sociale, dans un système ultralibéral qui pourrait alors se permettre de détruire le reste de solidarités encore en place. Idem avec un revenu de base qui supplanterait le RSA et serait un palliatif aux maux de notre société. Ce serait inutile et dangereux, et décrédibiliserait l’idée même du revenu de base.
Le revenu de base ne doit pas être une béquille à un système malade mais bien un outil pour le dépasser et l’oublier. Il devient un élément de transition vers un projet anti-capitaliste, anti-productiviste, anti-consumériste. Le revenu de base ne doit pas être une quête en soi, il doit nous accompagner et nous questionner sur nos usages, nos pratiques et notre modèle de société.

Nous avions fait dans Silence un débat sur le sujet il y a quelques années (2), qui soulevait déjà quelques objections. Une d’entre elles portait sur le risque d’augmentation de la marchandisation des échanges, base de la croissance (on paie plutôt que de se rendre service)… or vous avancez que ce revenu de base ne passe pas forcément par une rétribution monétaire, qu’est-ce à dire ?
Avec la dotation inconditionnelle d’autonomie, nous allons plus loin que le revenu de base dans la mesure où la dotation est partiellement démonétarisée. Elle serait distribuée en monnaie locale fondante, ou en droits de tirage en eau, gaz, électricité, etc., en se fondant sur le principe de la gratuité du bon usage et le renchérissement du mésusage.

Démonétariser pour consommer moins

Cela passe par une réappropriation des services publics de l’énergie et de l’eau. Ce droit d’usage peut être étendu à la question du logement, au transport, à un local d’activité ou à la terre.
La démonétarisation partielle permet aussi de sortir des imaginaires de la société occidentale. C’est un levier d’actions qui participent à déjouer les mécanismes de séduction et de contrainte de la société capitaliste. Elle questionne la notion de richesse et notre rapport à la monnaie, celle-ci étant au sommet de l’échelle de valeur capitaliste. La monnaie est un pilier du système « croissanciste », base du crédit et de la consommation, mais est-ce vraiment la richesse ? La démonétarisation permet de sortir du cycle destructeur du capitalisme soutenu par le devoir d’achat et de devoir de s’endetter. Elle permet finalement de moins produire et moins consommer … mais mieux.

Une autre objection portait sur qui distribue ce revenu : faut-il attendre le changement par le haut alors que les écologistes, alternatifs, décroissants, prônent plutôt une plus grande autonomie et un changement par le bas ? Cette question de qui contrôle le revenu de base a donné lieu à un autre article « c’est la main qui donne qui commande » qui s’inquiétait du contrôle social d’une telle mesure (3). Peut-on penser un revenu de base décentralisé ?
En effet, celui qui (or-)donne détient le pouvoir. Or, une critique récurrente faite au revenu de base, et par extension à la dotation inconditionnelle d’autonomie, est qu’il émanerait de l’Etat pour finalement le renforcer et asseoir encore davantage le système croissanciste.
Pour ce qui est de la dotation inconditionnelle d’autonomie, nous avons déjà évoqué qu’elle s’inscrit dans un processus de relocalisation ouverte, par exemple à travers les monnaies locales et des services publics décentralisés. La relocalisation ouverte, c’est relocaliser les activités, privilégier les productions locales, limiter les transports et favoriser les circuits courts. C’est aussi, localement et démocratiquement, questionner le sens de nos productions et consommations puis en mesurer l’impact écologique et humain. C’est changer son rapport à l’autre, à l’outil, aux institutions, à la démocratie et à l’environnement. C’est permettre un destin collectif à nos sociétés, notamment en nous faisant prendre conscience des conséquences de nos actes.

Des besoins définis par le débat démocratique

La dotation inconditionnelle d’autonomie vise surtout à rendre aux individus leur « autonomie collective » ; leurs discernements pour agir sans être accaparés par les imaginaires de la société de croissance. Les besoins n’étant plus définis par le « consommateur », mais par des débats démocratiques.
A ce titre, notons que même un revenu de base imposé par un Etat centralisateur peut être intéressant. S’il permet aux individus de gagner en autonomie en se désaliénant de la centralité de l’emploi, il pourrait constituer une première marche vers d’autres modèles de société. Les marches suivantes pourraient voir certaines collectivités (institutionnelles ou pas) compléter le revenu de base par des morceaux de dotation inconditionnelle d’autonomie.

A l’époque, nous notions déjà que découpler le revenu de la notion de travail salarié semble une bonne chose. Un flou persiste quand même sur le fait que cela pourrait effectivement entraîner une baisse de la consommation et donc une décroissance choisie. Comment relier revenu de base et décroissance ?
Le revenu de base n’est pas forcement synonyme de sociétés portées vers la décroissance. C’est justement pour cela qu’il faut interroger toutes les propositions autour du revenu de base que ce soit sur le projet et le trajet : pourquoi ? Comment ? Dans quel but ? Pour quelles sociétés ?
Le revenu de base doit avoir comme visée de faire évoluer nos modes de vie où le « plus » ne serait plus synonyme de « mieux ». En effet, nous assumons totalement que le revenu de base (ou la dotation inconditionnelle d’autonomie) soit un outil pour produire moins, travailler moins et consommer moins. Car dans le cadre d’un changement de paradigme, ce sont des conditions pour vivre mieux. Ce n’est donc pas un risque mais un souhait.

Sortir de la centralité du travail

La dotation inconditionnelle d’autonomie nous paraît appropriée pour débattre du projet car elle porte en elle les germes d’un dépassement de la société de croissance. Elle est un outil pour sortir de la centralité du travail, et par la même des dérives liées à la marchandisation de l’activité, c’est-à-dire le productivisme, la concurrence, les « bullshit job », ou encore le chômage. Elle est un outil pour réduire les inégalités, avec le Revenu Maximal Acceptable (RMA) et le renforcement de nécessaires outils de solidarité qui s’inscrivent dans la dotation inconditionnelle d’autonomie.

Enfin, après ce débat, une nouvelle question a surgi qui est celle de la notion de richesse d’un pays comme le nôtre (4). Nous avons un niveau de richesse qui repose sur des siècles de colonialisme et de pillage des pays du Sud. Comment se partager ici un revenu sans chercher à rétablir un minimum de justice avec les pays pillés ?
La raison d’être de la dotation inconditionnelle d’autonomie n’est pas de panser les méfaits du système croissanciste mais bien de changer le modèle de société. Principalement, de changer notre pression environnementale, sociale et culturelle sur les pays du Sud.
Avec la relocalisation ouverte, la décroissance entend rendre l’autonomie aux territoires et à leurs habitants, mais également revoir le rapport aux autres. La relocalisation ouverte n’est pas un protectionnisme de défense qui aurait pour vocation de défendre nos acquis, nos avantages et notre confort au détriment des autres. La relocalisation est une invitation à vivre autrement, avec l’idée que le « toujours plus » n’est pas synonyme de « mieux être ».
Ainsi la dotation inconditionnelle d’autonomie, en nous permettant de questionner sereinement notre société et ses besoins, nous permet d’assainir notre rapport avec les pays du Sud. Elle est un outil pour changer de paradigme, pour laisser une chance à tous, aux oubliés, aux méprisés, aux exploités du système, partout dans le Monde. C’est une exigence, un chemin vers la seule vraie abondance, celle qui est frugale.

Propos recueillis par Michel Bernard.

(1) Editions Utopia, 2013.
(2) N°366, mars 2009, p38-41 disponible en téléchargement sur notre site.
(3) décroissance.info, 2007, repris dans Silence n°366.
(4) Voir notre numéro 421 téléchargeable également, article de Jocelyne Renard, « Regard critique sur le revenu garanti ».

Suisse
Le revenu universel n’attire qu’un électeur sur quatre

Le 5 juin 2016, le vote sur la mise en place d’un revenu de base de 2260 € par mois (un peu au-dessus du seuil de pauvreté) a connu un taux de participation de 46 %. La proposition n’a reçu que 23,1 % d’avis positifs soit 568 905 voix (meilleur score : 35,8 % dans le canton du Jura où deux communes dépassent la majorité : Courroux, 824 électeurs : 64,68 % et Le Brémont, 96 électeurs, 66,67 %). Lancé par des associations, l’initiative n’avait reçu le soutien que des Verts. Même si la mesure n’est pas adoptée, les partisans d’un revenu de base se déclarent satisfaits : cela a permis un intense débat sur le lien entre le travail et les revenus. Et ils espèrent que le débat va se poursuivre pour adopter un tel revenu dans les années à venir.

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