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PFAS : un ancien salarié contaminé témoigne

Lola Keraron

Alors que les autorités laissent Daikin Chemicals s’agrandir et utiliser un nouveau PFAS (ou « polluant éternel ») à Pierre-Bénite, dans le Rhône, nous avons rencontré Yamine*, un ancien salarié. Contaminé par ces substances, il nous raconte son combat pour faire reconnaître sa maladie professionnelle.

Yamine est embauché à Daikin Chemicals en novembre 2007, alors qu’il est âgé de 22 ans. Implanté à Pierre-Bénite, au sud de Lyon, depuis 2003, le groupe japonais produit des polymères à partir de substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), utilisés dans le secteur automobile ou pour la fabrication de plastique. Plus connues sous le nom de "polluants éternels", la plupart de ces substances sont toxiques, s’accumulent dans l’organisme et persistent dans l’environnement. À l’époque, l’entreprise utilise encore de l’acide perfluorooctanoïque (PFOA), une molécule classée cancérogène pour l’homme d’après le Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC) en 2023.

Quand Yamine arrive dans l’usine, l’entreprise lui parle de produits qu’il va accumuler dans son organisme et dégrader "plus lentement que la normale". Il est loin de se douter à l’époque qu’il tomberait malade à cause de ces substances. Quelques jours après embauche, Yamine accepte de participer à une campagne de prélèvements sanguins réalisée par Daikin. Les résultats montrent que son sang contient du PFOA à très faible dose. Quand il fait une deuxième analyse en 2008, les résultats lui font l’effet d’un choc. En seulement quelques mois, le taux avait explosé ! Il avait plus de 200 microgrammes par litre de sang. (1) S’il n’existe pas de seuil de toxicité en France, cela correspond à… 20 fois le seuil d’alerte fixé par l’Allemagne ! (2)

Pourtant, de nature très prudente, Yamine a toujours respecté les indications : porter un masque à cartouche et une cagoule connectée à un réseau d’air respirable dans les zones les plus exposées. "Pas une seule fois je n’ai pas porté mes équipements !, assure-t-il. Malgré tous mes efforts pour suivre les consignes de sécurité, je suis complètement contaminé. Ça me fout la haine."

"Je n’avais aucune raison de contracter cette maladie"

Il quitte définitivement l’entreprise en 2016. Un an après, il commence à avoir des problèmes de santé : "J’ai commencé à prendre beaucoup de poids, à ressentir une fatigue intense, de la dépression et de l’irritabilité. Le pire c’était le froid : je n’arrivais plus à me réchauffer", témoigne l’ancien salarié. Après avoir consulté une quinzaine de médecins et endocrinologues, il découvre qu’il a un taux très élevé d’hormone thyréostimuline (TSH). Il apprend finalement qu’il est atteint d’une hypothyroïdie. (3) "Les troubles de la thyroïdes touchent principalement les femmes ou les personnes âgées, explique-t-il. Je n’avais aucun antécédent dans ma famille. Je n’avais aucune raison de contracter cette maladie." Cette pathologie s’accompagne d’une sécrétion excessive de prolactine, une hormone féminine. "Tout mon plan hormonal est complètement déstabilisé. C’est effrayant !", s’inquiète-t-il.

Il consulte les services de toxicologie de Lyon Sud pour faire reconnaître sa maladie comme professionnelle. Ceux-ci lui rétorquent que les études scientifiques montrent des résultats contradictoires sur le lien entre exposition au PFOA et troubles de la thyroïdes. Pourtant, une vaste étude épidémiologique aux États-Unis réalisée par le C8 Panel conclut en 2012 sur le lien "probable" entre l’exposition à cette molécule et six maladies, dont les maladies de la thyroïde. Par ailleurs, l’hôpital lui dit que, les symptômes de sa maladie ayant disparu avec son traitement d’hormones de synthèse, il est impossible d’estimer un quelconque préjudice. "Je suis sorti de là, j’étais dégoûté", se souvient-t-il."Peu importe que je doive prendre un comprimé de synthèse jusqu’ à la fin de mes jours, ça ne constitue pas un préjudice au yeux de leurs services."

Il poursuit les rendez-vous médicaux avec les mêmes résultats, jusqu’au jour, en juin 2023, où un médecin lui délivre un certificat attestant que ses deux maladies ont été induite[s] par son exposition au PFOA à Daikin. Il aura fallu plus de 5 ans pour que Yamine ait la confirmation de l’origine de sa maladie. Pour autant, il ne touche toujours aucun dédommagement aujourd’hui. "La médecine du travail nous répondait systématiquement : ces résultats sont rassurants", explique-t-il. En 2022, soit 15 ans après son exposition au PFOA, son taux restait encore à 9,57 microgrammes par litre de sang. Si les traitements de synthèse lui ont permis de perdre du poids, il reste inquiet pour l’avenir : "Peut-être que je vais avoir un cancer !"

"Il y en avait partout"

Si le PFOA est interdit depuis 2008, Daikin continue d’utiliser et de rejeter des PFAS encore aujourd’hui, notamment dans l’air. En 2019, il ne rejetait pas moins de 12 tonnes par an d’hexafluoropropylène (HFP), un PFAS très volatil et susceptible de provoquer le cancer (4). Depuis 2018, la réglementation limite ses taux d’émissions dans l’air à 20 milligrammes par mètre cube (mg/m³). Or, les taux mesurés sur le site de Daikin en 2019 étaient de 45 et 36 000 mg/m³, soit 2 à 1 800 fois supérieur au taux maximal autorisé !

"Il y en avait partout, se souvient Yamine. On travaillait en zone à atmosphère contrôlée, mais avec de grandes portes ouvertes sur l’extérieur ! Tout le système de ventilation [des équipements ou des bacs] était rejeté dehors, polluant l’air des riverains. On faisait bon nombre de manipulations avec une pompe à vide, qui relarguait tout à l’extérieur. Quand la DREAL passait faire des contrôles, on faisait des checks, on fermait les portes par exemple." Et ce non-respect des réglementations n’est pas nouveau. "La société stockait plusieurs conteneurs de HFP alors qu’elle n’avait le droit d’en stocker qu’un seul", illustre Yamine, qui avait alerté les services de l’État en 2017 à ce sujet.

Malgré une mise en demeure en mai 2020, qui donnait 6 mois à Daikin pour respecter la réglementation, 3 ans plus tard, l’entreprise continue de dépasser largement les seuils autorisés. Si le président de Daikin Chemicals France nous assure que "la sécurité de nos collaborateurs demeure une priorité absolue", l’Inspection des installations classées mesure, en juillet 2023, des concentrations de l’HFP encore 500 fois supérieures aux limites réglementaires "à certaines étapes du procédé". En plus des sources d’émissions déjà citées, elle constate également la présence de fuites, au niveau d’une pompe et d’une vanne non étanches notamment ! (5)

"J’ai l’impression que quand une entreprise emploie beaucoup de personnes, elle a le droit de tout faire. Ces emplois détruisent la vie des gens", dénonce l’ancien salarié. Pendant que ces émissions non autorisées rapporte plusieurs millions d’euros à Daikin (6), la santé de ses salarié·es reste belle et bien menacée. Face à ce constat, la préfecture publie finalement un arrêté le 1er février 2024, imposant à l’entreprise de "se conformer aux normes en vigueur". Mais elle lui accorde un délai supplémentaire de 5 mois pour réduire ses rejets, avant de la sanctionner financièrement. Interrogé à ce sujet, Gaël Marseille, président de Daikin Chemicals France, estime que "la société travaille activement à la réduction de ses émissions de HFP". Elle affirme qu’elle respectera la réglementation d’ici le 1er juillet, grâce à une station de filtration en cours d’installation.

"Les laisser se développer, c’est du suicide !"

Mais ce n’est pas tout. Alors que Daikin contamine ses salarié·es et l’air illégalement depuis des années, les autorités l’autorisent à s’agrandir et à développer une nouvelle unité utilisant des PFAS ! En 2021, l’entreprise a obtenu un permis de construire pour déplacer une unité, dite de "précompounding", qui se trouvait aux Pays-bas, sur son site à Pierre-Bénite. En fonctionnement depuis 2022, cette unité utilise cinq additifs classés cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction, dont deux substances PFAS ! Si l’entreprise a voulu garder le secret sur ces substances, France 3 région et Médiacité ont révélé le nom du nouvel additif utilisé : le bisphénol A fluoré (BPAF).

"Historiquement, le patronat a toujours combattu la reconnaissance des maladies professionnelles. Il a fallu pas moins d’une quarantaine d’années pour faire reconnaître l’amiante comme l’une d’entre elles", explique Agnès Naton, secrétaire régionale de la CGT Auvergne-Rhône-Alpes. "Ce combat ne pourra pas se mener sans les salariées concernées."

C’est le combo : cette molécule combine les propriétés persistantes dans l’environnement des PFAS et celles des bisphénols, dont la toxicité a été médiatisée. Présumé toxique pour la reproduction par l’Union européenne depuis 2014, il pourrait être ajouté à la liste des “substances extrêmement préoccupantes” dans le cadre du règlement européen sur les produits chimiques (REACH). L’Agence européenne des produits chimiques étudie son interdiction à double titre : il fait partie de 34 bisphénols en cours d’évaluation et des milliers de PFAS qui pourraient faire l’objet d’une restriction universelle.

Pourtant, la préfecture laisse l’industriel utiliser ce produit et s’agrandir. Le 1er février 2024, elle publie un arrêté qui lui donne trois ans pour le remplacer, tout en ouvrant déjà la porte à une dérogation en cas d’"impossibilité technico-économique". Si l’entreprise ne trouve pas de produit de substitution assez rentable, elle pourra donc continuer d’utiliser des produits toxiques ? Contacté par Silence, Fabien Despinasse, conseiller communication de la préfète Auvergne-Rhône-Alpes, justifie ce délai par un "travail technique important à réaliser". Il ajoute que l’entreprise devra produire une "étude démontrant l’absence d’impact sanitaire et environnemental". Peut-on vraiment faire confiance à Daikin pour estimer les effets de cette substance sur ses salarié·es et les milieux de vie ?

"Alors qu’ils n’arrivent même pas à limiter leurs rejets actuels, on les autorise à s’agrandir et ajouter de nouvelles substances polluantes, je trouve ça scandaleux !, s’exclame Yamine. Les laisser se développer, c’est irresponsable et suicidaire." Tout en luttant contre la maladie, Yamine poursuit son combat contre les polluants éternels. En 2022, il s’est joint à la plainte collective pour mise en danger de la vie d’autrui, portée par des maires de 41 communes aux alentours de Pierre-Bénite. L’ancien salarié conclut par un message aux autorités : faire appliquer le principe de précaution.

Pour exiger son application, le collectif PFAS Contre Terre et l’Alliance écologique et sociale Rhône appellent à une manifestation contre les polluants éternels ce dimanche 26 mai qui partira de la gare d’Oullins-Pierre-Bénite à 15h.

*Le prénom a été modifié.

Contact : Alliance écologique et sociale Rhône, https://alliance-ecologique-sociale.org, collectif.PJC.69[at]protonmail.com.

(1) Les "agents de maîtrise postés", qui sont les salariées les plus exposés, avaient en moyenne cette année là un taux de PFOA de plus de... 2 milligrammes par litre de sang, d’après une enquête de France 3 Région ! Certain·es atteignaient même 10 milligrammes par litre.
(2) En 2019, l’Agence allemande de l’environnement établit que la valeur au-dessus de laquelle il existe un risque de toxicité, appelée HBM-II, est de 10 microgrammes par litre de plasma sanguin.
(3) Ce dérèglement de la glande thyroïde lui provoque en plus une "hyperprolactinémie" [ndlr : sécrétion excessive de prolactine].
(4) Voir l’article "ENQUÊTE PFAS. Le scandale Daikin passé sous silence : des tonnes de “polluants éternels” rejetés dans l’air", publié par France 3 Région et Médiacités, le 3 avril 2024.
(5) D’après le rapport de l’Inspection des installations classées, publié le 10 juillet 2023, que nous avons consulté, accessible en ligne.
(6) "Considérant que le gain de l’avantage concurrentiel réalisé par l’exploitant du fait du non-respect de cette prescription est estimée à plusieurs millions d’euros.", d’après un arrêté publié par la préfecture du Rhône le 1 février 2024.

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